FRANCESCA NOUET
" L’ Illusion de tous les jours "
(fragment)
Il était plongeur et la mer était sa patrie. Il "capturait"
des poissons de toutes les couleurs avec une petite flûte en échine
de môle fabriquée par lui dans la peau d’un poisson lune qui avait
mué. Lorsqu’il en jouait, le son obtenu imitait à la perfection
l’inquiétude des petits vertébrés entre deux marées
au moment précis où le courant les poussait malgré eux
vers la plage. Mais elle traduisait aussi leur frétillement de plaisir
lors des grands déplacements en bancs vers les eaux tropicales, et la
sensation de milliards de bulles lâchées au même moment comme
de laiteuses interjections, du gaz de sable. Il avait l’art de retranscrire
par la musique avec le même bonheur, l’hésitation du crabe et les
émois de la daurade amoureuse, les élans d’une meroute en déroute
et les frémissements vertigineux des méduses pâlissantes.
Il redonnait vie au miracle de chair des baleines bleues à bosse, ils
restituait leur déchirement de soie lorsqu’elles fendaient la mer en
crachant de l’écume et l’appel de verre et de larmes qu’elles émettaient
alors.
Mais là où il excellait, où son art était sans pareil,
c’était lorsqu’il recréait les ondoiements de métal et
de sang du grand requin blanc. Se dessinaient alors dans la solitude et le silence,
l’ombre mortelle et majestueuse, l’élégance racée de danseur
russe des mers, la majesté glacée du grand squale au sceptre de
terreur. Son sourire tragique découvrait son âme solitaire, ange
déchu à jamais, diamant étincelant dont la mort et les
peines étaient les seules facettes.
Yves était mort parce qu’il y avait une autre femme, mais il aimait Yama,
son double. Il n’avait put supporter le poids de ces deux vies qui dépendaient
de lui. Blotti au fond de la mer comme un enfant malade, il entendait les plaintes
déchirantes de Yama qui l’appelait. Yama qui se consumait d’amour parce
que dans son nom il y a des flammes et des cris.
Incapable de choisir, il avait renoncé à vivre. Il avait retourné
la petite flûte contre lui et s’était charmé à son
tour. Et les visions lui vinrent : il se vit marcher entre le ciel et la mer
lorsqu’il hésitait encore entre les deux éléments, et il
revécut le bonheur intense qu’il éprouvait devant un tel doute.
Il croisa des fous de Bassan et des cormorans huppés qui l’invitaient
à les suivre dans leur vol libre.
Une petite étrille distraite et vagabonde, qui était remontée
trop vite sans décompresser, un peu étourdie, l’émut. Bientôt
se joua pour lui un ballet céleste et aquatique ou des mouettes tridactyles
en parade rivalisaient de grâce avec de jeunes goélands intrépides,
alors que des étoiles de mer assises à la crête des vagues,
arbitraient la joute à laquelle se livraient une dizaine de dauphins.
Ils sculptaient l’écume la faisant rebondir comme des petits ballons
qu’ils se renvoyaient en éclatant de rire.
Francesca Nouet : " L’illusion de tous les jours "
La mer devint île alors qu’un immense geyser d’eau et de lumière
traversait le ciel et que tous se turent. Précédée par
quatre narvals suivis de huit tortues luth qui s’accompagnaient de leur carapace
tout en nageant, guidée par un grand requin qui ouvrait le cortège
"Elle" apparut. Profonde, antique, silencieuse et hurlante, infinie
et trop humaine, abstraite et si tendre, une baleine à bosse, toute auréolée
d’un halo de bulles d’air comme une mariée solitaire, fendit l’écume.
Puis elle plongea, décrivit deux ou trois cercles et s’immobilisa. Baignée
d’or par le soleil qui se couchait, la baleine bleue chanta. Elle chanta un
chant si beau que les oiseaux stupéfaits se figèrent dans leur
vol tandis que la mer à l’étal accueillait pour un temps leurs
corps alanguis. C’était quelque chose d’avant la naissance du monde portant
autant de couleurs qu’un arc-en-ciel et pourtant liquide. Et lorsque son oeil
plein d’humanité regarda Yves, il pleura comme si ce regard le délivrait
de lui-même.
La nuit était tombée et les longues intermittences du phare de
l’île Ankou ne furent plus que l’écho répété
d’un moment de grâce et d’extase qui déjà se perdait dans
le silence du crépuscule.
Yves se laissa couler au fond de l’eau, emporté pour la première
fois de sa vie par un désir plus fort que tout. A l’aube, un filet dérivant
l’avait pris dans ses mailles entre des centaines de crabes, des thons et quelques
goélands. II ne s’était pas débattu.
La mer avait rendu un corps magnifique dont l’esprit lui appartenait. Mais il
n’avait plus d’yeux emportés par des visions trop belles.
Lorsque Yama avait vu ce visage sans lumière aux orbites béantes,
elle avait fermé ses paupières à jamais (
).
Fragment de la nouvelle "L’illusion de tous les jours "
(inédit en attente d’édition)