Nique la liberté
Le bonjour d’Albert
Albert Jacquard rappelait
récemment que les lois générales de la physique font qu’une
étoile ne peut pas faire autre chose que ce qu’elle fait. Humaniste convaincu
et militant, illustration (fantasmatique ?) de ce que pourrait être un
homme libre dans la société moderne, il ne disait bien sûr
pas ça pour embêter les poètes. La merveilleuse étoile
reste merveilleuse ; elle n’est pas fantasque, un point c’est tout. Elle exécute.
Même pas. Elle se fait " exécuter ". Elle participe sans
moufter au perpetuum mobile. Pas d’initiatives. Pas une once de liberté.
De la même façon, le chêne ne peut que s’élever droit
vers le ciel si rien ne vient le contrarier. Il subit l’impérialisme
des lois de la nature et des aléas multiples. Il n’est pas libre de sa
destinée. Il n’est pas même équipé d’une machine
cérébrale pour la conscientiser. Si les conditions sont réunies
pour qu’il pousse, il pousse. Sinon, rien. Même pas le droit de grève
ni les congés payés. Aucu... ! Aucu... ! Aucune liberté
! Le déterminisme est total chez le minéral et le végétal.
En ce qui concerne le règne
animal, même en ne retenant que les espèces dites " évoluées
", la situation n’est guère plus brillante. " Mêêêêê
" protestera peut-être l’agneau de la fable. Mais il n’y a pas de
mêêêêê qui tienne et le premier loup venu ne tergiversera
pas pendant des heures en se disant : " Tiens ! on va se marrer. Au lieu
de bouffer ce sac à viande, je vais le laisser se désaltérer
à sa guise, pour la beauté du geste, et merde à La Fontaine.
Prenez mon frigo, mes bottes et fumez ma boulette, vous n’aurez pas ma liberté
de penser ! " Non ! Jamais un loup, même s’il écoute le hit-parade
à la radio, ne se dira ça. Car, en toutes circonstances, le loup
reste un prédateur d’agneaux. Il n’a pas le choix. Il ne se dit rien.
Il sent, il entend, il voit, il réagit. L’instinct dont il est le véhicule
charnel et actif domine toute autre contingence. Tout vient à lui. Au-delà
de trois, il ne sait plus. Aucune beauté du geste, aucune improvisation,
aucun acte gratuit. L’animal est libre d’agir comme la pierre jetée est
libre de tomber. Et plus il est dressé, plus il est dénaturé.
Restent les grands singes, je veux parler en particulier de l’homme et la femme.
Les plus éduqués, les plus dressés (les plus dénaturés
?). Et pourtant, les plus fantasques aussi. Ce paradoxe tient au fait que, se
dégageant du seul instinct par l’activité de la conscience de
soi et s’érigeant en être de culture, l’être humain a généré
le libre-arbitre. En théorie, seul l’homme peut (et doit comme l’exigeait
Bakounine) être libre. Mais libre de quoi ?
" Vous êtes le n°6 "
Vous connaissez sans doute
la série culte des années 60, Le Prisonnier. Elle débute
au moment où le héros (interprété par Patrick Mc
Goohan) annonce sa démission aux Services Secrets britanniques. Il est
alors enlevé de son domicile et se réveille dans un lieu kafkaïen,
au surréalisme tout british, le Village. Il réalise peu à
peu que " l’Organisation " cherche par tous les moyens à connaître
les motifs réels de sa démission. Confronté à un
personnage qui se fait appeler n°2, il demande en toute logique qui est
le n°1 et se voit répondre : " Vous êtes le n°6. "
" Je ne suis pas un numéro, hurle-t-il, je suis un homme libre !
"
Un rire sardonique lui fait
écho. Cette série illustre la complexité de la notion de
liberté humaine, qui tient à la fois de l’espace (liberté
de mouvement), de la conscience et de l’intellect (liberté de penser,
de philosopher, de s’exprimer...), de l’économie politique (liberté
d’action, de représentation...) et du Droit (la liberté est
codifiée).
Le Village est sous la garde du rôdeur, un énorme ballon blanc
qui pourchasse impitoyablement ceux qui franchissent les limites permises. Les
caméras sont partout. C’est le monde d’Orwell. Mais la liberté
du corps n’est qu’un aspect du concept. Fénelon parlait déjà
de " celui qui peut être libre dans l’esclavage même ".
Et l’on se souvient de l’Indien qui riait sous la torture.
Les voisins du n°6 sont polis et policés, les maîtres des lieux
possédant sur le bout des ongles l’art de la manipulation et du faux-semblant.
Car c’est aussi et surtout à l’esprit qu’ils s’en prennent. L’esprit,
voilà l’ennemi. Il s’agit de soumettre l’insoumis, de l’inquiéter
tout en lui suggérant un possible sentiment de quiétude. On se
croirait presque chez nous où, surfant sur la vague égotique triomphante
et la crise institutionnalisée, flattant la médiocrité
socialement correcte, les média populistes et consuméristes n’ont
jamais autant célébré et trahi l’appétence pour
la liberté. Mais en dernier ressort, c’est bien l’application stricte
du Règlement qui s’applique avec une tolérance zéro. Plus
de doute, on y est. Le feuilleton n’était qu’une légère
anticipation de la réalité. Le village planétaire annoncé
par Mc Luhan était en fait le Village du n°6. Si vous ne me croyez
pas, vérifiez dans votre portefeuille. Quel numéro êtes-vous
?
La liberté guidant le peuple de gnous
On dit que Diogène,
arpentant les rues d’Athènes une lanterne à la main, cherchait
un homme, un homme riche de sa liberté, dégagé des illusions
sociales, des croyances non fondées, des tabous. Il ne le trouvait pas.
Aurait-il plus de chance aujourd’hui ? Examinons le stock du tout-venant contemporain.
Je vous présente à ma gauche le métropolitain de 25-35
ans, discipliné, aseptisé, la tête dans le guidon, debout
dès six heures car son patron n’attend pas,
j’ai nommé Baudet
Jovial, dit GI Joe, ex-champion de tir à la roquette sur zone habitée,
reconverti en smicard. A ma droite, un plumeau sur la tête, la célèbre
ménagère de moins de 50 ans possédant son guide astral
pour l’année en cours, une carte bleue valide et 1,82 enfant, j’ai nommé
la Pouf du PAF (Paysage Aliéné Français), mesure étalon
de nos belles campagnes publicitaires, femme au foyer Sonacotra. Je ne les ai
pas choisis au hasard. Ces deux-là sont certifiés ISO par une
société tellement avancée qu’elle se décompose en
lambeaux sous leurs yeux sans qu’ils y voient couic. Alors ? Nos deux champions
vont-ils satisfaire aux critères diogéniens ? Peuvent-ils faire
exploser les carcans qui les lient à la " société
disciplinaire " décrite par Foucault ? Oui ! Grâce à
un prêt sur 36 mois dont le TEG est révisable, les voilà
libres de partir huit jours (et sept nuits) aux Baléares. A moins qu’ils
ne préfèrent refaire la salle de bain. Ils hésitent devant
l’ampleur du dilemme. C’est compliqué la liberté, faut faire des
choix.
Bon ! Sur ce coup-là, on est tous d’accord. Quoique représentatifs,
ces deux zombies-là sont particulièrement gratinés. Mais
quid de la liberté des philosophes et des utopistes ? A mon humble avis,
la liberté chérie, celle pour laquelle Gavroche mourut en évoquant
Voltaire et Rousseau, celle dont le poète écrivait le nom sur
les murs des prisons, reste un concept ambigu, une poche " retournée
", un sujet philosophique négatif. Je ne sais pas ce qu’elle est,
je sais ce qu’elle n’est pas. Arbeit macht frei (le travail rend libre) proclamaient
avec une ironie méprisante les frontispices des camps nazis, tant il
est vrai que tout discours sur la liberté est un discours sur l’aliénation
du monde. Dans ces conditions, puis-je être, ou devenir, réellement
libre ? Hélas, il semble que le hasard et la nécessité,
chers à Monod, fassent tache dans mon projet de liberté totale.
Pour me libérer relativement, je devrai donc perdre mes illusions, refuser
de collaborer au crétinisme infantilisant de la Société
du Pestac et me fonder en tant que sujet conscient, chercheur de vérité
au-delà de l’apparence, vaste et beau projet qui peut occuper toute une
vie. Je risque bien de sucrer les fraises avant le dessert. Avec mon fardeau
personnel, ma couronne d’épines sur la tête, en vérité
je vous le dis, un homme totalement libre est un homme mort. Debout, les morts
!
L’amoralité de l’histoire
Les jolis mots sont galvaudés, qu’on songe à la jolie devise de la République Française pour s’en persuader. La liberté n’est qu’un chiffon rouge conceptuel que le libre-arbitre conçoit et que la société agite comme un miroir aux alouettes devant nos yeux plus ou moins crédules. Faut-il alors se désespérer ? Le désespoir rend-il libre ? Pas à ma connaissance. Et comme les Albert qui harmonisent pensée et actions sont rares ou vivent cachés, j’ai personnellement peu de choses dans mon sac pour vous consoler. Ecoutez plutôt. Dans le dernier épisode, étant parvenu à s’évader après avoir détruit le Village, le n°6 est enfin libre de corps et d’esprit. Il va pouvoir chasser les démons de sa tête et rentre à Londres. Mais quand il referme la porte de son appartement, elle a le bruit caractéristique de celle de son cottage au Village. Tout est dit. On ne se sépare pas si facilement de l’aliénation inculquée par l’éducation, la famille, la religion, l’armée, le travail... vous complèterez la liste. Malgré tout, même si c’est un peu court, le n°6 reste un homme libre dans le sens sartrien du terme. Ce sera mon lot de consolation. Séquestré et manipulé, il ne fait pas ce qu’il veut, mais il veut ce qu’il peut. Ce qu’il peut, c’est renoncer à renoncer, c’est résister en élaborant des stratégies d’évitement et de fuite. Par sa résistance, sa volonté d’être et non pas seulement de paraître, il nous sert une belle leçon de liberté mais, ne vous leurrez pas, de liberté partielle et surveillée. Prenons-en tout de même de la graine et ne crachons pas dans la soupe libertaire, au contraire. Même si la liberté est belle et inaccessible comme l’arc-en-ciel, s’émanciper de la dictature de Big Brother et accéder au-delà du mot galvaudé non pas à la liberté mais à des preuves de la liberté, aide à vivre et à se regarder droit dans les yeux le matin dans la glace. Je persiste donc et signe : liberté, je te nique parce que je t’aime.
Martial Jalabert 2006