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DIDEROT - Les Bijoux indiscrets
CHAPITRE XX LES DEUX DÉVOTES. (suite)
vendredi 23 avril 2010
par Administrateur- tiphaine

CHAPITRE XX LES DEUX DÉVOTES.

Le sultan laissait depuis quelques jours les bijoux en repos. Des affaires importantes, dont il était occupé, suspendaient les effets de sa bague. Ce fut dans cet intervalle que deux femmes de Banza apprêtèrent à rire à toute la ville. Elles étaient dévotes de profession. Elles avaient conduit leurs intrigues avec toute la discrétion possible, et jouissaient d’une réputation que la malignité même de leurs semblables avait respectée. Il n’était bruit dans les mosquées que de leur vertu. Les mères les proposaient en exemple à leurs filles ; les maris à leurs femmes. Elles tenaient l’une et l’autre, pour maxime principale, que le scandale est le plus grand de tous les péchés. Cette conformité de sentiments, mais surtout la difficulté d’édifier à peu de frais un prochain clairvoyant et malin, l’avait emporté sur la différence de leurs caractères ; et elles étaient très bonnes amies. Zélide recevait le brahmine de Sophie ; c’était chez Sophie que Zélide conférait avec son directeur ; et en s’examinant un peu, l’une ne pouvait guère ignorer ce qui concernait le bijou de l’autre ; mais l’indiscrétion bizarre de ces bijoux les tenait toutes deux dans de cruelles alarmes. Elles se voyaient à la veille d’être démasquées, et de perdre cette réputation de vertu qui leur avait coûté quinze ans de dissimulation et de manège, et dont elles étaient alors fort embarrassées. Il y avait des moments où elles auraient donné leur vie, du moins Zélide, pour être aussi décriées que la plus grande partie de leurs connaissances. « Que dira le monde ? que fera mon mari ?... Quoi ! cette femme si réservée, si modeste, si vertueuse ; cette Zélide n’est... comme les autres... Ah ! cette idée me désespère !... Oui, je voudrais n’en avoir point, n’en avoir jamais eu, » s’écriait brusquement Zélide. Elle était alors avec son amie, que les mêmes réflexions occupaient, mais qui n’en était pas autant agitée. Les dernières paroles de Zélide la firent sourire. « Riez, madame, ne vous contraignez point. Éclatez, lui dit Zélide dépitée. Il y a vraiment de quoi. ¬ Je connais comme vous, lui répondit froidement Sophie, tout le danger qui nous menace mais le moyen de s’y soustraire ? car vous conviendrez, avec moi, qu’il n’y a pas d’apparence que votre souhait s’accomplisse. ¬ Imaginez donc un expédient, repartit Zélide. ¬ Oh ! reprit Sophie, je suis lasse de me creuser : je n’imagine rien... S’aller confiner dans le fond d’une province, est un parti ; mais laisser à Banza les plaisirs, et renoncer à la vie, c’est ce que je ne ferai point. Je sens que mon bijou ne s’accommodera jamais de cela. ¬ Que faire donc ?... ¬ Que faire ! Abandonner tout à la Providence, et rire, à mon exemple, du qu’en dira-t-on. J’ai tout tenté pour concilier la réputation et les plaisirs. Mais puisqu’il est dit qu’il faut renoncer à la réputation, conservons au moins les plaisirs. Nous étions uniques. Eh bien ! ma chère, nous ressemblerons à cent mille autres ; cela vous paraît-il donc si dur ? ¬ Oui, sans doute, répliqua Zélide ; il me paraît dur de ressembler à celles pour qui l’on avait affecté un mépris souverain. Pour éviter cette mortification, je m’enfuirais, je crois, au bout du monde. ¬ Partez, ma chère, continua Sophie ; pour moi, je reste... Mais à propos, je vous conseille de vous pourvoir de quelque secret, pour empêcher votre bijou de babiller en route.

En vérité, reprit Zélide, la plaisanterie est ici de bien mauvaise grâce ; et votre intrépidité... ¬ Vous vous trompez, Zélide, il n’y a point d’intrépidité dans mon fait. Laisser prendre aux choses un train dont on ne peut les détourner, c’est résignation. Je vois qu’il faut être déshonorée ; eh bien ! déshonorée pour déshonorée, je m’épargnerai du moins de l’inquiétude le plus que je pourrai. ¬ Déshonorée ! reprit Zélide, fondant en larmes ; déshonorée ! Quel coup ! Je n’y puis résister... Ah, maudit bonze ! c’est toi qui m’as perdue. J’aimais mon époux ; j’étais née vertueuse ; je l’aimerais encore, si tu n’avais abusé de ton ministère et de ma confiance, Déshonorée ! chère Sophie.., » Elle ne put achever. Les sanglots lui coupèrent la parole ; et elle tomba sur un canapé, presque désespérée. Zélide ne reprit l’usage de la voix que pour s’écrier douloureusement : « Ah ! ma chère Sophie, j’en mourrai... Il faut que j’en meure. Non, je ne survivrai jamais à ma réputation... ¬ Mais, Zélide, ma chère Zélide, ne vous pressez pourtant pas de mourir ; peut-être que.., lui dit Sophie. ¬ Il n’y a peut-être qui tienne ; il faut que j’en meure... ¬ Mais peut-être qu’on pourrait... ¬ On ne pourra rien, vous dis-je... Mais parlez, ma chère, que pourrait-on ? ¬ Peut-être qu’on pourrait empêcher un bijou de parler. ¬ Ah ! Sophie, vous cherchez à me soulager par de fausses espérances ; vous me trompez. ¬ Non, non, je ne vous trompe point ; écoutez-moi seulement, au lieu de vous désespérer comme une folle. J’ai entendu parler de Frénicol, d’Éolipile, de bâillons et de muselières. ¬ Eh, qu’ont de commun Frénicol, Éolipile et les muselières, avec le danger qui nous menace ? Qu’a à faire ici mon bijoutier ? et qu’est-ce qu’une muselière ? ¬ Le voici, ma chère. Une muselière est une machine imaginée par Frénicol, approuvée par l’académie et perfectionnée par Éolipile, qui se fait toutefois les honneurs de l’invention. ¬ Eh bien ! cette machine imaginée par Frénicol, approuvée par l’académie et perfectionnée par ce benêt d’Éolipile ?... ¬ Oh ! vous êtes d’une vivacité qui passe l’imagination. Eh bien ! cette machine s’applique et rend un bijou discret, malgré qu’il en ait... ¬ Serait-il bien vrai, ma chère ? ¬ On le dit. ¬ Il faut savoir cela, reprit Zélide, et sur-le-champ. » Elle sonna ; une de ses femmes parut ; et elle envoya chercher Frénicol. « Pourquoi pas Éolipile ? dit Sophie. ¬ Frénicol marque moins, » répondit Zélide. Le bijoutier ne se fit pas attendre. « Ah ! Frénicol, vous voilà, lui dit Zélide ; soyez le bienvenu. Dépêchez-vous, mon cher, de tirer deux femmes d’un embarras cruel... ¬ De quoi s’agit-il, mesdames ?... Vous faudrait-il quelques rares bijoux ?... ¬ Non ; mais nous en avons deux, et nous voudrions bien... ¬ Vous en défaire, n’est-ce pas ? Eh bien ! mesdames, il faut les voir. Je les prendrai, ou nous ferons un échange... ¬ Vous n’y êtes pas, monsieur Frénicol ; nous n’avons rien à troquer... ¬ Ah ! je vous entends ; c’est quelques boucles d’oreilles que vous auriez envie de perdre, de manière que vos époux les retrouvassent chez moi... ¬ Point du tout. Mais, Sophie, dites-lui donc de quoi il est question ! ¬ Frénicol, continua Sophie, nous avons besoin de deux... Quoi ! vous n’entendez pas ?... ¬ Non, madame ; comment voulez-vous que j’entende ? Vous ne me dites rien... ¬ C’est, répondit Sophie, que, quand une femme a de la pudeur, elle souffre à s’exprimer sur certaines choses... ¬ Mais, reprit Frénicol, encore faut-il qu’elle s’explique. Je suis bijoutier et non pas devin. ¬ Il faut pourtant que vous me deviniez... ¬ Ma foi, mesdames, plus je vous envisage et moins je vous comprends. Quand on est jeunes, riches et jolies comme vous, on n’en est pas réduites à l’artifice : d’ailleurs, je vous dirai sincèrement que je n’en vends plus. J’ai laissé le commerce de ces babioles à ceux de mes confrères qui commencent. » Nos dévotes trouvèrent l’erreur du bijoutier si ridicule, qu’elles lui firent toutes deux en même temps un éclat de rire qui le déconcerta. « Souffrez, mesdames, leur dit-il, que je vous fasse la révérence et que je me retire. Vous pouviez vous dispenser de m’appeler d’une lieue pour plaisanter à mes dépens. ¬ Arrêtez, mon cher, arrêtez, lui dit Zélide en continuant de rire. Ce n’était point notre dessein. Mais, faute de nous entendre, il vous est venu des idées si burlesques... ¬ Il ne tient qu’à vous, mesdames, que j’en aie enfin de plus justes. De quoi s’agit-il ? ¬ Ôh ! mon Frénicol, souffrez que je rie tout à mon aise avant que de vous répondre. » Zélide rit à s’étouffer. Le bijoutier songeait en lui-même qu’elle avait des vapeurs ou qu’elle était folle, et prenait patience. Enfin, Zélide cessa. « Eh bien ! lui dit-elle, il est question de nos bijoux ; des nôtres, entendez-vous, monsieur Frénicol ? Vous savez apparemment que, depuis quelque temps, il y en a plusieurs qui se sont mis à jaser comme des pies ; or, nous voudrions bien que les nôtres ne suivissent point ce mauvais exemple. ¬ Ah ! j’y suis maintenant ; c’est-à-dire, reprit Frénicol, qu’il,vous faut une muselière... ¬ Fort bien, vous y êtes en effet. On m’avait bien dit que monsieur Frénicol n’était pas un sot... ¬ Madame, vous avez bien de la bonté. Quant à ce que vous me demandez, j’en ai de toutes sortes, et de ce pas je vais vous en chercher. » Frénicol partit ; cependant Zélide embrassait son amie et la remerciait de son expédient : et moi, dit l’auteur africain, j’allai me reposer en attendant qu’il revînt.


CHAPITRE XXI RETOUR DU BIJOUTIER. Le bijoutier revint et présenta à nos dévotes deux muselières des mieux conditionnées. « Ah ! Miséricorde ! s’écria Zélide. Quelles muselières ! quelles énormes muselières sont-ce là ! et qui sont les malheureuses à qui cela servira ? Cela a une toise de long. Il faut, en vérité, mon ami, que vous ayez pris mesure sur la jument du sultan. ¬ oui, dit nonchalamment Sophie, après les avoir considérées et compassées avec les doigts : vous avez raison, et il n’y a que la jument du sultan ou la vieille Rimosa à qui elles puissent convenir... ¬ Je vous jure, mesdames, reprit Frénicol, que c’est la grandeur ordinaire ; et que Zelmaïde, Zyrphile, Amiane, Zulique et cent autres en ont pris de pareilles... ¬ Cela est impossible, répliqua Zélide. ¬ Cela est pourtant, repartit Frénicol : mais toutes ont dit comme vous ; et, comme elles, si vous voulez vous détromper, vous le pouvez à l’essai... ¬ Monsieur Frénicol en dira tout ce qu’il voudra ; mais il ne me persuadera jamais que cela me convienne, dit Zélide. ¬ Ni à moi, dit Sophie. Qu’il nous en montre d’autres, s’il en a. » Frénicol, qui avait éprouvé plusieurs fois qu’on ne convertissait pas les femmes sur cet article, leur présenta des muselières de treize ans. « Ah ! voilà ce qu’il nous faut ! s’écrièrent-elles toutes deux en même temps. ¬ Je le souhaite, répondit tout bas Frénicol. ¬ Combien les vendez-vous ? dit Zélide... ¬ Madame, ce n’est que dix ducats... ¬ Dix ducats ! vous n’y pensez pas, Frénicol... ¬ Madame, c’est en conscience... ¬ Vous nous faites payer la nouveauté... ¬ Je vous jure, mesdames, que cet argent troqué...
-  Il est vrai qu’elles sont joliment travaillées ; mais dix ducats, c’est une somme... ¬ Je n’en rabattrai rien. ¬ Nous irons chez Éolipile. ¬ Vous le pouvez, mesdames : mais il y a ouvrier et ouvrier, muselières et muselières. » Frénicol tint ferme, et Zélide en passa par là. Elle paya les deux muselières ; et le bijoutier s’en retourna, bien persuadé qu’elles leur seraient trop courtes et qu’elles ne tarderaient pas à lui revenir pour le quart de ce qu’il les avait vendues. Il se trompa. Mangogul ne s’étant point trouvé à portée de tourner sa bague sur ces deux femmes, il ne prit aucune envie à leurs bijoux de parler plus haut qu’à l’ordinaire, heureusement pour elles ; car Zélide, ayant essayé sa muselière, la trouva de moitié trop petite. Cependant elle ne s’en défit pas, imaginant presque autant d’inconvénient à la changer qu’à ne s’en point servir. On a su ces circonstances d’une de ses femmes, qui les dit en confidence à son amant, qui les redit en confidence à d’autres, qui les confièrent sous le secret à tout Banza. Frénicol parla de son côté ; l’aventure de nos dévotes devint publique et occupa quelque temps les médisants du Congo. Zélide en fut inconsolable. Cette femme, plus à plaindre qu’à blâmer, prit son brahmine en aversion, quitta son époux et s’enferma dans un couvent. Pour Sophie, elle leva le masque, brava les discours, mit du rouge et des mouches, se répandit dans le grand monde et eut des aventures.


CHAPITRE XXII SEPTIÈME ESSAI DE L’ANNEAU. LE BIJOU SUFFOQUÉ. Quoique les bourgeoises de Banza se doutassent que les bijoux de leur espèce n’auraient pas l’honneur de parler, toutes cependant se munirent de muselières. On eut à Banza sa muselière, comme on prend ici le deuil de cour. En cet endroit, l’auteur africain remarque avec étonnement que la modicité du prix et la roture des muselières n’en firent point cesser la mode au sérail. « Pour cette fois, dit-il, l’utilité l’emporta sur le préjugé. » Une réflexion aussi commune ne valait pas la peine qu’il se répétât : mais il m’a semblé que c’était le défaut de tous les anciens auteurs du Congo, de tomber dans des redites, soit qu’ils se fussent proposé de donner ainsi un air de vraisemblance et de facilité à leurs productions ; soit qu’ils n’eussent pas, à beaucoup près, autant de fécondité que leurs admirateurs le supposent. Quoi qu’il en soit, un jour, Mangogul, se promenant dans ses jardins, accompagné de toute sa cour, s’avisa de tourner sa bague sur Zélaïs. Elle était jolie et soupçonnée de plusieurs aventures ; cependant son bijou ne fit que bégayer et ne proféra que quelques mots entrecoupés qui ne signifiaient rien et que les persifleurs interprétèrent comme ils voulurent... « Ouais, dit le sultan, voici un bijou qui a la parole bien malaisée. Il faut qu’il y ait ici quelque chose qui lui gêne la prononciation. Il appliqua donc plus fortement son anneau. Le bijou fit un second effort pour s’exprimer ; et, surmontant en partie l’obstacle qui lui fermait la bouche, on entendit, très distinctement : « Ahi...ahi...J’ét...j’ét...j’étouffe. Je n’en puis plus... Ahi... ahi... J’étouffe. » Zélaïs se sentit aussitôt suffoquer : son visage pâlit, sa gorge s’enfla, et elle tomba, les yeux fermés et la bouche entrouverte, entre les bras de ceux qui l’environnaient. Partout ailleurs Zélaïs eût été promptement soulagée. Il ne s’agissait que de la débarrasser de sa muselière et de rendre à son bijou la respiration ; mais le moyen de lui porter une main secourable en présence de Mangogul ! « Vite, vite, des médecins, s’écriait le sultan ; Zélaïs se meurt. » Des pages coururent au palais et revinrent, les docteurs s’avançant gravement sur leurs traces ; Orcotome était à leur tête. Les uns opinèrent pour la saignée, les autres pour le kermès ; mais le pénétrant Orcotome fit transporter Zélaïs dans un cabinet voisin, la visita et coupa les courroies de son caveçon. Ce bijou emmuselé fut un de ceux qu’il se vanta d’avoir vu dans le paroxysme. Cependant le gonflement était excessif, et Zélaïs eût continué de souffrir si le sultan n’eût eu pitié de son état. Il retourna sa bague ; les humeurs se remirent en équilibre ; Zélaïs revint, et Orcotome s’attribua le miracle de cette cure. L’accident de Zélaïs et l’indiscrétion de son médecin discréditèrent beaucoup les muselière. Orcotome, sans égard pour les intérêts d’Éolipile se proposa d’élever sa fortune sur les débris de la sienne ; se fit annoncer pour médecin attitré des bijoux enrhumés ; et l’on voit encore son affiche dans les rues détournées. Il commença par gagner de l’argent et finit par être méprisé. Le sultan s’était fait un plaisir de rabattre la présomption de l’empirique. Orcotome se vantait-il d’avoir réduit au silence quelque bijou qui n’avait jamais soufflé le mot ? Mangogul avait la cruauté de le faire parler. On en vint jusqu’à remarquer que tout bijou qui s’ennuyait de se taire n’avait qu’à recevoir deux ou trois visites d’Orcotome. Bientôt on le mit, avec Éolipile, dans la classe des charlatans ; et tous deux y demeureront jusqu’à ce qu’il plaise à Brahma de les en tirer. On préféra la honte à l’apoplexie. « On meurt de celle-ci, » disait-on. On renonça donc aux muselières ; on laissa parler les bijoux, et personne n’en mourut.


CHAPITRE XXIII HUITIÈME ESSAI DE L’ANNEAU. LES VAPEURS. Il y eut un temps, comme on voit, que les femmes, craignant que leurs bijoux ne parlassent, étaient suffoquées, se mouraient : mais il en vint un autre, qu’elles se mirent au-dessus de cette frayeur, se défirent des muselières et n’eurent plus que des vapeurs. La favorite avait, entre ses complaisantes, une fille singulière. Son humeur était charmante, quoique inégale. Elle changeait de visage dix fois par jour ; mais quel que fût celui qu’elle prît, il plaisait. Unique dans sa mélancolie, ainsi que dans sa gaieté, il lui échappait, dans ses moments les plus extravagants, des propos d’un sens exquis ; et il lui venait, dans les accès de sa tristesse, des extravagances très réjouissantes. Mirzoza s’était si bien faite à Callirhoé, c’était le nom de cette jeune folle, qu’elle ne pouvait presque s’en passer. Une fois que le sultan se plaignait à la favorite de je ne sais quoi d’inquiet et de froid qu’il lui remarquait : « Prince, lui dit-elle, embarrassée de ses reproches, sans mes trois bêtes, mon serin, ma chartreuse et Callirhoé, je ne vaux rien ; et vous voyez bien que la dernière me manque... ¬ Et pourquoi n’est-elle pas ici ? lui demanda Mangogul. ¬ Je ne sais, répondit Mirzoza ; mais il y a quelques mois qu’elle m’annonça que, si Mazul faisait la campagne, elle ne pourrait se dispenser d’avoir des vapeurs ; et Mazul partit hier... ¬ Passe encore pour celle-là, répliqua le sultan. Voilà ce qui s’appelle des vapeurs bien fondées. Mais vis-à-vis de quoi s’avisent d’en avoir cent autres, dont les maris sont tout jeunes, et qui ne se laissent pas manquer d’amants ? ¬ Prince, répondit un courtisan, c’est une maladie à la mode. C’est un air à une femme que d’avoir des vapeurs. Sans amants et sans vapeurs, on n’a aucun usage du monde ; et il n’y a pas une bourgeoise à Banza qui ne s’en donne. » Mangogul sourit et se détermina sur-le-champ à visiter quelques-unes de ces vaporeuses. Il alla droit chez Salica. Il la trouva couchée, la gorge découverte, les yeux allumés, la tête échevelée, et à son chevet le petit médecin bègue et bossu Farfadi, qui lui faisait des contes. Cependant elle allongeait un bras, puis un autre, bâillait, soupirait, se portait la main sur le front et s’écriait douloureusement : « Ahi... Je n’en puis plus... Ouvrez les fenêtres... Donnez-moi de l’air... Je n’en puis plus ; je me meurs... » Mangogul prit le moment que ses femmes troublées aidaient Farfadi à alléger ses couvertures, pour tourner sa bague sur elle ; et l’on entendit à l’instant : « Ôh ! Que je m’ennuie de ce train ! Voilà-t-il pas que madame s’est mis en tête d’avoir des vapeurs ! Cela durera la huitaine ; et je veux mourir si je sais à propos de quoi : car après les efforts de Farfadi pour déraciner ce mal, il me semble qu’il a tort de persister. » « Bon, dit le sultan en retournant sa bague, j’entends. Celle-ci a des vapeurs en faveur de son médecin. Voyons ailleurs. » Il passa de l’hôtel de Salica dans celui d’Arsinoé, qui n’en est pas éloigné. Il entendit, dès l’entrée de son appartement, de grands éclats de rire et s’avança, comptant la trouver en compagnie : cependant elle était seule ; et Mangogul n’en fut pas trop surpris. « Une femme se donnant des vapeurs, elle se les donne apparemment, dit-il, tristes ou gaies, selon qu’il est à propos. » Il tourna sa bague sur elle, et sur-le-champ son bijou se mit à rire à gorge déployée. Il passa brusquement de ses ris immodérés à des lamentations ridicules sur l’absence de Narcès, à qui il conseillait en bon ami de hâter son retour, et continua sur nouveaux frais à sangloter, pleurer, gémir, soupirer, se désespérer, comme s’il eût enterré tous les siens. Le sultan se contenant à peine d’éclater d’une affliction si bizarre, retourna sa bague et partit, laissant Arsinoé et son bijou se lamenter tout à leur aise et concluant en lui-même la fausseté du proverbe.


1 LITTERATURAM IMPENDERE VERO. La subversion de la maxime de Juvénal dont Jean-Jacques Rousseau avait fait sa devise peut paraître insolemment audacieuse ; elle nous semble cependant caractériser pleinement l’œuvre d’un auteur qui, plus que tout autre sans doute, a conçu son projet d’écriture en terme de démarche heuristique. « On doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve », déclarait-il dans ses Pensées philosophiques1 de 1745. Avec ce premier ouvrage fondateur, nourri de la réflexion de ses grands devanciers, Diderot affirmait d’emblée son refus de la parole définitive. À aucun moment il ne reniera cette profession de foi intellectuelle. Les objectifs de l’écrivain et du philosophe se rejoignent : progresser par un inlassable questionnement dans la recherche du Vrai, entité relative et mouvante. 2 Dans un récent ouvrage, Pierre Hartmann a souligné le lien d’interdépendance qui unit la littérature à la philosophie. « Loin de mettre la fiction au service de la théorie, explique-t-il, Diderot en fait le mode de fonctionnement idoine de son déploiement. » Le discours littéraire diderotien ne saurait être ramené à l’expression artistique d’une thèse qu’il convient d’illustrer, il se révèle rapidement « le vecteur adéquat de l’investigation philosophique et le moyen le plus approprié à l’exploration du réel2 ». On comprend dès lors pourquoi spéculation et fiction se trouvent intimement mêlées dans ses œuvres, sans que l’on puisse jamais totalement isoler la réflexion abstraite du récit et de la disputatio. Le caractère hybride n’est qu’apparent, la fusion entre conceptualisation théorique et actualisation discursive est nécessaire au progrès de la réflexion. Pierre Hartmann, le montre bien, « la fameuse sentence de Lao-Tseu selon laquelle « l’homme s’efforce de figurer ce qu’il ne peut comprendre » ne s’applique à Diderot qu’à la condition d’en modifier sensiblement la valeur : c’est parce qu’il s’efforce de comprendre que Diderot entreprend de figurer, c’est pour donner l’essor à la spéculation philosophique qu’il donne libre cours à l’expression littéraire3 ».

« S’il n’a jamais cherché à donner à sa pensée la forme d’une théorie élaborée, [Diderot] reste néanmoins l’écrivain le plus politique des Lumières ». L’affirmation est peut-être un peu péremptoire, mais force est de constater avec Anthony Strugnell9 que la politique occupe une place prépondérance dans l’œuvre de frère Platon. Dans le discours préliminaire de la Promenade du sceptique (1749), Ariste, porte-parole de Diderot lui-même, ne répliquait-il pas au prudent Cléobule, « Imposez-moi silence sur la religion et le gouvernement, et je n’aurai plus rien à dire10 » ? L’aveu est éloquent et totalement dénué d’artifices. On chercherait en vain, cependant, dans les écrits de Diderot une summa politica stricto sensu. Strugnell l’a assez souligné, le philosophe ne donne pas dans le manuel du savoir vivre et du savoir penser. Son refus du dogmatisme et de l’esprit de système l’entraîne loin des traités figés et des doctrines. « pour [lui], qui [s]’occupe plutôt à former des nuages qu’à les dissiper, et à suspendre les jugements qu’à juger11 », l’argumentation politique traditionnelle est de peu de valeur puisqu’elle cède à la dérive manichéiste : « Si nous n’avons pas plusieurs perceptions à la fois il est impossible de raisonner et de discourir12 ».

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