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samedi 13 mai 2023
   
GILLES DELEUZE / CRITIQUE ET CLINIQUE « Bégaya-t-il » extrait
mercredi 3 novembre 2010
par Administrateur- tiphaine

« Bégaya-t-il »

(...) Autant dire qu’un grand écrivain est toujours comme un étranger dans la langue où il s’exprime, même si c’est sa langue natale. A la limite, il prend ses forces dans une minorité muette inconnue, qui n’appartient qu’à lui. C’est un étranger dans sa propre langue : il ne mélange pas une autre langue à sa langue, il taille dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas. Faire crier, faire bégayer, balbutier, murmurer la langue en elle-même. Quel plus beau compliment que celui d’un critique disant des Sept piliers de la sagesse : ce n’est pas de l’anglais. Lawrence faisait trébucher l’anglais pour en extraire musiques et visions d’Arabie. Et Kleist, quelle langue éveillait-il au fond de l’allemand, à force de rictus, lapsus, crissements, sons inarticulés, liaisons étirées, précipitations et ralentissements brutaux, au risque de susciter l’horreur de Goethe, le plus grand représentant de la langue majeure, et pour atteindre à des fins étranges en vérité, visions pétrifiées, musiques vertigineuses La langue est soumise à un double procès, celui des choix à faire et celui des suites à établir : la disjonction ou sélection des semblables, la connexion ou consécution des combinables. Tant que la langue est considérée comme un système en équilibre, les disjonctions sont nécessairement exclusives (on ne dit pas à la fois « passion », « ration », « nation », il faut choisir) et les connexions, progressives (on ne combine pas un mot avec ses éléments, dans une sorte de surplace ou d’avant¬arrière). Mais voilà que, loin de l’équilibre, les disjonctions deviennent incluses, inclusives, et les connexions réflexives, suivant une démarche chaloupée qui concerne le procès de la langue et non plus le cours de la parole. Chaque mot se divise, mais en soi-même (pas-rats, passions-rations) et se combine, mais avec soi-même (pas-passe-passion). C’est comme si la langue tout entière se mettait à rouler, à droite à gauche, et à tanguer, en arrière en avant : les deux bégaiements. Si la parole de Gherasim Luca est ainsi éminemment poétique, c’est parce qu’il fait du bégaiement un affect de la langue, .non pas une affection de la parole. C’est toute la langue qui file et varie pour dégager un bloc sonore ultime, un seul souffle à la limite du cri JE T’AIME PASSIONNÉMENT. « Passionné nez passionnem je je t’ai je t’aime je je je jet je t’ai jetez je t’aime passionnern t’aime »’. Luca le Roumain, Beckett l’Irlandais. Beckett a poussé au plus haut l’art des disjonctions incluses, qui ne sélectionne plus, mais affirme les termes disjoints à travers leur distance, sans limiter l’un par l’autre ni exclure l’autre de l’un, quadrillant et parcourant l’ensemble de toute possibilité. Ainsi, dans Watt, la façon dont M. Knott se chausse, se déplace dans sa chambre, ou change son mobilier’. C’ est vrai que ces disjonctions affirmatives concernent le plus souvent chez Beckett l’allure ou la démarche des personnages : l’ineffable manière de marcher, tout en roulis et tangage. Mais c’est que le transfert s’est fait, de la forme d’expression à une forme de contenu. Nous pouvons d’autant mieux restituer le passage inverse, en supposant qu’ils parlent comme ils marchent ou trébuchent : l’un n’est pas moins mouvement que l’autre, et l’un dépasse la parole vers la langue autant que l’autre, l’organisme vers un corps sans organes. On en trouve confirmation dans un poème de Beckett qui concerne cette fois les connexions de la langue, et fait du bégaiement la puissance poétique ou linguistique par excellence. Différent de ceux de Luca, le procédé de Beckett est le suivant : il s’installe au milieu de la phrase, il fait croître la phrase par le milieu, en ajoutant particule à particule (que de ce, ce ceci-ci, loin là / là-bas à peine quoi...) pour piloter un bloc d’un seul souffle expirant (voulais croire entrevoir quoi.. ). Le bégaiement créa¬teur est ce qui fait pousser la langue par le milieu, comme de l’herbe, ce qui fait de la langue un rhizome au lieu d’un arbre, ce qui met la langue en perpétuel déséquilibre : Mal vu mal dit (contenu et expression). Tant bien dire n’a jamais été le propre ni l’affaire des grands écrivains (...) Extrait PARADOXE « Les éditions de Minuit »

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