Textes comptemporains
La liberté c’est grave
Denys Condé
samedi 18 novembre 2006
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Dans nos sociétés occidentales comme dans beaucoup d’autres l’artiste est libre, plus libre qu’à aucun moment de l’histoire. Libéré par le progrès des techniques et des matériaux, par les nouveaux moyens de connaissance et d’expression qu’il est inutile de citer, libéré de surcroît par Duchamp, l’artiste a atteint le plus haut niveau de liberté.

Comment au XXI siècle l’artiste assumera-il cette liberté ? Le mot de liberté est si vital, si riche, si divers, si nombreux qu’il est difficile d’augurer.

L’avenir est comme un enfant que ses parents regardent grandir avec beaucoup d’espoir et de projets. Et l’enfant grandit avec des dons imprévus, avec sa personnalité et sa propre volonté ; il va surprendre, contrariant la génération précédente, se heurtant à des vues anciennes elles-mêmes surprises par l’accélération du temps et de l’évolution de l’espace. Alors, laissons l’avenir s’avancer à son rythme et restons dans le présent de l’artiste.

L’artiste est libre mais ne ressent-il pas une certaine difficulté à travailler et à s’exprimer dans cet environnement en forte mutation, pour ne pas dire agitation. On est loin du calme de l’0mbrie,du val de Loire ou de la Sainte Victoire ! Libre, oui, mais l’artiste ne voit-il pas sa liberté oppressée sinon opprimée par les incertitudes et les contradictions du temps, par les courants dominants, par les modes, le goût des conservateurs et celui des critiques ? L’artiste n’est-il pas aussi perturbé par le marché, puisque l’art semble désormais se jouer et se mesurer sur un marché aussi directif que spéculatif ? Ne parle-t-on pas de "scène artistique" comme si l’artiste devait y monter et s’y produire ? On va jusqu’à souhaiter des artistes "musclés" qui soient en mesure de répondre ponctuellement à la demande ! Libre l’artiste, oui et l’on souhaite qu’il garde vraiment sa liberté, ce qui n’a jamais été facile. Notons toutefois que si l’absence de liberté étouffe la création, ce n’est pas la liberté qui en décide et l’on en revient à la "nécessité intérieure", à la personnalité du créateur, enrichie de rencontres plus ou moins attendues ; ce don n’est pas donné à tout le monde et la facilité des techniques ne doit pas faire illusion.

L’artiste devra donc suivre son idée en ne se laissant influencer que par ce qui est susceptible de nourrir sa propre création, sans écouter ce qui pourrait le détourner de sa propre voie.

Le drame, c’est que l1artiste est toujours un peu en avance et qu’il soit trop bien compris de ses contemporains n’est pas nécessairement un bon signe ;il faut qu’il apporte plus que le reflet de son époque, ce "je ne sais quoi" qui, de toute éternité, est la marque de l’art, sa poétique au sens grec du terme. L’artiste peut alors espérer, en récompense, non pas la cote immédiate mais l’attention et l’émotion de suffisamment de regards.

Il y a sans doute des recettes pour tenter le succès, mais ce qui est facile n’est pas toujours d’un grand intérêt. Aussi l’artiste devra-t-il se méfier de l’effet médiatique, de l’effet de tréteau sinon de ponton ; On retrouve là le chien de Venise à la baudruche increvable ou, à Paris sur un piédestal, le pot sans fleur mais doré comme un veau. Si l’artiste doit se méfier du ludisme, un rien populiste, il le doit aussi de son discours. On parle trop du message de l’artiste, de ce qu’il dit. Les messages de l’artiste, si messages il y a, sont subtils et souvent cachés. L’artiste peut dire la beauté, la laideur, la tristesse et la joie, le sombre et le clair, la lumière, les couleurs, le drame, dénoncer l’horreur ; il peut exprimer un sentiment, un désir, une crainte mais tout cela à sa manière sans nécessairement de figures, avec ou sans mots. C’est et ce doit être sa liberté. On a coutume de dire que la liberté de l’un est limitée par la liberté de l’autre mais, dans le cas de l’artiste, il n’y a d’autre que lui. La liberté devient difficile à affronter. Il n’y a plus d’effet de scène, ni de marché. L’artiste est seul et sait que ce qu’il veut donner à l’autre cours le plus grand risque de ne pas être reçu. C’est ainsi. Le problème final ce n’est pas tant la liberté de l’artiste que celui de la réception de son oeuvre. Le public est-il libre lui-même ou sous influence ? Comme quoi la liberté, c’est grave.