Textes contemporains
C’était une maison bleue, si je me souviens bien...
Par Martial Jalabert
jeudi 19 octobre 2006

C’était une maison bleue, si je me souviens bien...

(JPG)

C’était une maison bleue, gracieuse et pimpante, toute ronde, on la voyait de loin. C’était un vaisseau tournoyant dans l’océan du vide, un Sam Suffit improbable, un joyau de glace adossé à la Voie Lactée avec des jardins suspendus aux rayons du soleil. On a vraiment eu de la chance, c’était la perle des cieux. Qu’il soit loué l’architecte qui l’a bâtie et dont le nom se perd dans la nuit des temps !

Les cavaliers de l’apocalypse ont fait irruption à l’improviste avec leurs lois scélérates et leurs fichiers assassins. Ils ont lâché leurs Centaures sur nos cités. Ils ont piétiné, opprimé, spolié, soudoyé. Ils ont craché sur la beauté simple et accessible. Ils ont transformé les coquillages en bénitiers.

C’était un Palais minoen de roche et de sable, un labyrinthe avec des continents grands comme des salles de séjour et des perspectives inconnues meublées de merveilles. A l’horizon, les montagnes disparaissaient avec les murs dans les nuages. Les joints n’avaient pas de fuites et les fuites n’avaient pas de gouttières. Les volets n’avaient pas de fenêtres et les clés n’avaient pas de portes. On y vivait nu.

Dans un fracas de guerre atomique, entraînant avec eux des hordes d’esclaves décervelés et des chariots de projets funestes, leurs promoteurs féroces se sont emparé des lieux. Ils ont imposé la pensée sulfureuse et le discours pétrochimique. Ils ont promis de tout démolir, ils ne s’en cachaient pas. Ils avaient les moyens de payer.

C’était une estancia ouverte sur la plaine et la rivière, une ferme modèle où les animaux gambadaient en liberté. Les lions amoureux semaient des fleurs et les coccinelles s’occupaient du potager. Les oiseaux-lyres jouaient de la musique et les vers de terre composaient des poèmes. Les singes étaient courtois et les grenouilles prophètes. Elles annonçaient le printemps radieux. Les poulains croquaient du chocolat et les souris préparaient les gâteaux d’anniversaire. Vous ne serez pas surpris si je vous dis que les vaches qui rient donnaient directement du gruyère et que les cigales, ayant chanté tout l’été, continuaient jusqu’à l’hiver pendant que les fourmis dansaient. Sur les toits, les chiens assis jouaient à chat perché. Mais ça ne gênait personne. L’eau des sources était douce, la terre cultivée et jamais battue. Les oiseaux du monde entier venaient y pique-niquer.

Ils ont pissé des Gorgones phosphatées et leurs pluies acides ont défraîchi les tapis de chèvrefeuille et les bosquets de jasmin de la grande allée. Leurs fumées blafardes ont envahi les prés. Ils ont chassé les biches et les marmottes au fusil mitrailleur et poursuivi les papillons avec leurs avions à réaction. Ils ont déposé leurs immondices sur nos sols raffinés et bitumé nos rêves inachevés.

Elle s’appelait Gaïa. C’était une auberge ouverte à tous les vents. Une myriade d’hommes et de femmes y vivaient. Par politesse, le mistral et le sirocco restaient dans la cour à jouer avec les enfants et les chapeaux. La pièce centrale était un paysage de blé, d’orge et de vigne qui desservait tous les corridors. Les bibliothèques rayonnaient sous le poids du passé, du présent et de l’avenir.

Les cuisines immenses regorgeaient de fruits et de légumes comme des cornes d’abondance. Les baignoires étaient des océans et les enfants du Tibet faisaient des pâtés de sable avec l’Himalaya. L’amitié était notre porte d’entrée. L’Amazonie notre salle hypostyle. Le Sahara notre sauna.

On patauge maintenant dans le trop-plein de merde industrielle et ça commence à sentir. A coups de crosses, ils ont violé le bonheur insolent qui leur barrait la route. Avec leurs bombes au phosphore, ils ont clairsemé nos forêts et ceux qui y vivaient. Ils ont pillé les nids de brindilles parfumées. Le sort des autres ne les regardait pas. Ils ont méprisé les doux et les rêveurs. Ils ont mis des barreaux aux orbites des yeux décillés. Nos frondaisons sont aujourd’hui des ghettos où glapissent les vaincus. Mais ils ne nous musèleront pas. Peuvent-ils seulement imaginer la résistance passive et la guerre d’usure que nous allons leur livrer ?

C’était une maison solaire et lunaire à la fois, un théâtre permanent, un roman pour des millions d’années. C’était une cabane en bois, une plage, un feu de camp, un terrain vague et sans frontières. C’était un abri pour la beauté convulsive et les amoureux, notre chambre était à la belle étoile. Moi, j’étais un albatros, une antilope, un village perché, un chardonneret, un bateau, un élastique, un pommier du Japon. Toi, tu étais une île, un rameau, une guitare, une colline, un événement heureux, un écureuil, une fleur des champs.

Déjà, en silence, nous nous réunissons quand ils s’endorment repus et satisfaits. Nous déboulonnons inlassablement leurs idoles de papier mâché. Nous défrichons leurs champs de mines avariées pour y planter des mangues et des grenades. C’est pour bientôt. Affûtez vos talents et soyez prêts. Tels Orphée, nous vaincrons leurs enfers, il ne faudra pas se retourner.

© Martial Jalabert 2006