Culture(s)
Ma langue maternelle par Philippe Pujas
vendredi 3 février 2006
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Peinture Christian Desailly

Ma langue maternelle

Au commencement fut la musique. Celle de la langue maternelle. Aujourd’hui, au pays où je suis né, peu la parlent encore. Sans importance : elle compte si peu dans le monde, où on pourrait bien, après tout, se contenter d’un langage basique, qui nous permettrait de venger Babel. Ce pays, c’est le Roussillon, tout en bas de la France, la langue, le catalan. Quand je suis né, les grands-mères, les vieilles tantes, on ne les jetait pas. On les gardait à la maison, où elles travaillaient - mais oui - papotaient et gardaient les enfants qui n’allaient pas encore à l’école maternelle. Elles papotaient beaucoup, en catalan. C’est elles qui ont formé mon oreille, avec les bruits de la rue, dans la même langue : le rempailleur de chaises, le ramasseur de peaux de lapins, l’ouvrier agricole rentrant chez lui, l’épicière, etc. Et aussi - mille et mille merci à lui - cet instituteur, poète catalan, Louis Bassède, qui à l’école primaire nous apprenait et nous faisait chanter les chansons traditionnelles catalanes. Comme la plupart des gens de ma génération - né pendant la guerre - j’ai, adulte, vivant ailleurs, perdu l’usage parlé courant de cette langue. Mais je reste frappé de l’impression qu’il s’agit, plus que le français, de ma langue maternelle. Elle est celle que j’ai le plus de plaisir à entendre, je la sens accordée à mon propre rythme. Quand j’ai commencé l’activité coupable qui consiste à écrire - en français - des choses qui tendent àl’écriture poétique - donc musicale - c’est le catalan, plus que le français, qui a dicté mon rythme. C’est lui qui continue de le faire ; du moins c’est ce que je crois. Cela, bien sûr, n’emporte pas un jugement sur la qualité de la langue. Si on me poussait dans mes retranchements - et même avant ces extrémités, à vrai dire - je dirais sans doute que je prise davantage la musique de l’espagnol, celle du portugais ou celle de l’italien. Mais ces belles langues ne m’irriguent pas aussi profondément, aussi consubstantiellement. Il y a plus à dire. Il y a, par exemple, à parler des poètes de mon pays, je veux dire des poètes de langue catalane, les anciens, ceux qui m’ont aidé à vivre, et d’abord Salvador Espriu, mais aussi, plus près de nous, le poète-musicien-chanteur Lluis Llach ou le roc Jordi Pere Cerda. Ils ont dit, dans leur langue, avec leur rythme, des paroles qui me semblent parfaitement accordées à autre chose , et qui pourrait à la première oreille paraître étrange : c’est cette langue qui me parle le mieux du pays catalan, de ses torrents, de ses vents, de sa mer, de son soleil, de sa trompeuse douceur, du plaisir à y passer les jours. Mieux que le français, avec ses airs d’ailleurs, sa façon de faire d’un mot une abstraction en gommant des voyelles, en faisant tomber au fond d’un chapeau de prestidigitateur la fin des mots que nous avons, en bas, tant de plaisir à prononcer jusqu’au bout.

Pourquoi dis-je cela ? Certainement pas pour faire enraciné, pour me draper dans une identité. Mais pour dire à ceux qui l’ignorent que le rapport que l’on entretient avec une langue est d’abord un rapport physique, sensuel. Si on n’a pas ça en tête, on ne comprend rien à l’acharnement que mettent à les défendre ceux qui se battent pour des langues en péril, et qu’on accuse un peu vite de repliement identitaire. Pourrait-on aussi défendre le français comme ça ? A vrai dire, ce sera ça ou rien. On ne défendra pas le français comme abstraction, pour la seule gloire d’avoir encore de l’influence dans le monde par l’intermédiaire d’une langue. On ne voit guère pour défendre le français, je veux dire pour le défendre sérieusement, que ceux qui en ont un usage charnel, c’est-à-dire une pratique assise sur une fréquentation physique de ses plaines et de ses déliés, de ses ciels nuancés, ceux aussi qui sauront amener la langue un peu au-delà de ces faibles reliefs. Comme la littérature nous le montre souvent, pas celle qui court les rues de Saint -Germain des Prés et du bas-Luxembourg, mais celle qui oblige le français à dire des choses plus fortes que sa seconde nature qu’est sa culture policée. Comme nous le font espérer, aussi, les littératures françaises de ses espaces du large que sont le Québec ou l’Afrique. C’est évidemment ce que je souhaite à cette langue qui est celle dans laquelle je m’exprime le moins mal et avec laquelle j’ai pourtant tant de mal, vivant chaque jour avec la sensation que j’habite un costume fait pour un autre que moi. Moi qui sais qu’ il me reste heureusement la ressource d’aller chercher au fond de mon enfance, mais mieux encore dans les rues bien vivantes de Figueres et de Barcelone, les sonorités qui me nourrissent. Ainsi me plais-je à louer l’échec de Babel.

Philippe Pujas