Culture (s)
Qu’est ce que l’art par Philippe Pujas
lundi 30 janvier 2006
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Dessin Maria Olivos

On ne sait pas grand-chose de l’art. Tout juste que nulle société humaine ne peut vivre sans, ni un certain nombre d’Individus. On sait aussi qu’on s’est beaucoup demandé ce qu’il était, et que la question restera, on peut le souhaiter, définitivement sans réponse, grâce à la multitude des réponses qu’elle a reçues. On sait enfin que la seule façon d’en parler sérieusement, c’est d’en parler concrètement, c’est-à-dire devant des oeuvres "d’art". L’approche la plus facile est, toujours, celle que nous offrent les dictionnaires. Un vieux Quillet nous dit de l’art qu’il est -entre autres - "l’ensemble des moyens mis en oeuvre par un artiste pour réaliser un idéal et donner le sentiment de la beauté", Le même nous rappelle l’étymologie du mot : le latin ars, arts, "manière de disposer, de combiner habilement". Plus près de nous, le Petite Robert préfère, parmi le grand nombre des sens qu’il décline, le définir comme "expression par les oeuvres de l’homme, d’un idéal esthétique" et "ensemble des activités humaines créatrices visant à cette expression". On volt bien, en lisant ces définitions, qu’elles "ne collent pas". Elles sonnent faux, ou, pour mieux dire, incomplet. Non seulement elles sont plates, ce qu’on ne peut leur reprocher c’est la dure loi du dictionnaire) , mais l’essentiel -ou plutôt l’essence -n’y est pas. Qui plus est, elles paraissent singulièrement décalées par rapport à la majeure partie de l’art d’aujourd’hui.

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Dessin Maria Olivos

Pour comprendre allons donc au concret, et par exemple à l’exposition que l’Espace Tiphaine a placée sous le signe de l’Interrogation qui nous occupe, Cela est visible au premier regard, et confirmé par une attention plus profonde : nous avons sous les yeux des réponses différentes, expressions de personnalités elles-mêmes diverses, mais qui aspirent toutes à faire oeuvre d’art. Quoi de commun en effet entre celle que fascinent les graphies orientales, celle qu’obsède le spectacle toujours changeant de l’immeuble qu’encadre sa fenêtre, celui qui s’accroche à une parole biblique croisée sur sa route pour aller de l’os à la chair avec un désir d’au delà du corps, celle qui se concentre sur la subtilité des reliefs de sa toile ? Le fil qui les relie les uns aux autres, on comprend qu’il est double -et entrelacé : des choses à dire parce que fortement ressenties des choses à exprimer, comme on extrait le suc d’un fruit) ; et la manière de le dire, Quoiqu’il veuille transmettre, chacun doit nécessairement régler la question de la forme. Ainsi rejoint-on nos définitions : il faut bien "disposer, combiner habilement". Pour faire quoi ? du beau, comme nous le suggèrent nos dictionnaires ? Pas chez tous, aujourd’hui. Le beau est un bel endormi, qui commence à peine à se réveiller : à bien le regarder, on voit remuer une paupière, frémir une main. Pas plus. On en reparlera. "Combiner habilement", c’est chercher un accord entre le fond et la forme, et c’est ce qui a mis le beau en léthargie. Évitons ici toute polémique sur le beau affirmons que le beau est ce que cherche un artiste quand il dit qu’il le cherche. Voilà qui évite tout procès en subjectivité, parce que la subjectivité est affirmée ; l’herbe est coupée sous les pieds des accusateurs. Chercher le beau, c’est porter un regard sur le monde, soit pour le célébrer parce qu’on le trouve aimable, soit pour le rendre meilleur ou en rêver un meilleur. C’est en quoi l’art a si souvent été complice, vecteur de la religion. L’artiste en quête du beau ne se pose évidemment pas la question de manière aussi consciente : il est entraîné par une pulsion obsessionnelle qui fait osciller sa vie entre enfer et paradis. On n’avait pas vraiment l’humeur au beau, dans les lustres qui nous ont précédé. Comment dire ? Le monde n’y mettait pas du sien. Il était trop lourd à porter pour entretenir l’euphorie ou l’espoir. L’immense peintre qu’est John Christoforou, marqué par la guerre qu’il a faite dans l’aviation britannique, a parfaitement exprimé cela : "Pour la première fois de son existence, l’homme possède les moyens d’un anéantissement total. Si l’art reste un élément d’expression vivant, il va inévitablement exprimer cette nouvelle situation". Sans doute, la grande guerre nucléaire n’a-t-elle pas eu lieu, mais que de petites guerres à travers la planète, que de massacres, que de crimes collectifs sous nos yeux encore, qui portent plus à dénoncer qu’à louer, à jeter des cris qu’à chanter avec le rossignol. On n’avait pas le cœur, en somme, à faire beau. Ce qui complique les choses, c’est que, pour exprimer l’horreur qu’inspirait ce monde, il fallait trouver les moyens les plus efficaces. Et ces moyens, c ‘était, à peu de choses près, l’obéissance à des règles de forme qui étaient, en substance, celles vers lesquelles on tendait aussi pour chercher le beau. Il reste, toujours, qu’on cherche une forme, et qu’on ne peut se dérober à cette recherche. Mais voilà, il ne suffit pas de chercher. Il faut trouver aussi. Et on en vient à la vérité qui sous-tend toutes ces lignes : il n’y a pas d’art, il n’y a que des artistes, c’est-à-dire des individus plus ou moins forts, plus ou moins pénétrés de ce qu’ils ont à dire, plus ou moins maîtres de leurs moyens d’expression. Il n’y a que des artistes, uniques, chacun se saisissant des langages et des codes qui lui sont proposés pour fabriquer, dans son grand chaudron, ce qu’on ne parviendra jamais à définir, mais seulement à éprouver et à sentir. Des grands et des moins grands, les génies et les autres, qui rendent vain tout discours. Place donc au regard, et foin d’écrit sur l’art.

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Dessin Maria Olivos

Un dernier mot, pourtant, pour retourner au beau. Il frémit, disions-nous. Ce n’est pas que le moral revienne fort, mais enfin, s’il revenait un peu ? Si arrivait le moment où des artistes se disent, plus ou moins confusément, qu’après la grande dépression doit venir le temps de la reconstruction, ou que du moins il suffit d’avoir si longtemps dénoncé et accompagné le malheur ? Ceux-là, alors, sont pénétrés d’un courage nouveau, et se prennent de l’envie de redonner des couleurs au monde. Parce dans la force de la vie revient nécessairement le jour où, une nouvelle fois, le besoin de beauté se fait plus fort que tout. Alors des artistes se disent qu’après que le doigt a être mis sur la plaie, l’heure est revenue de chercher à soulager le mal. Un peu de bonheur ? il ne serait pas si mauvais à prendre, comme une fleur fragile qui naît au milieu du désert d’une terre brûlée.

Philippe PUJAS