Martial Jalabert : Eloge du pinceau entre les dents
mardi 2 mai 2006
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PHotographie Thierry Geffray

Eloge du pinceau entre les dents

Commençons gentiment, pour nous échauffer les méninges, par une petite charade sur la pointe des pieds. Mon premier est une pensée transitionnelle magique qui apparaît à l’aube de l’humanité ; mon second est un mythe qui prétend parfois interférer auprès de Dieu et de son staff céleste ; mon troisième, quoique objet d’exaltation, est hélas souvent un produit aseptisé de marketing ; et mon tout, comme l’écrivait le provocateur Arthur Cravan, c’est marcher, courir, boire, manger, dormir et faire ses besoins... Vous avez trouvé ? C’est l’art, parfois l’art, souvent l’art, toujours l’art. Eh oui ! Puisqu’il réalise l’union conflictuelle de l’esprit et de la matière, puisqu’il « rend visible » selon la belle formule de Paul Klee, l’art est essentiellement l’expression sensible et politique de la conscience historique de l’homme dans l’histoire. Et vlan ! Roulement de tambour. Fermez le ban ! Certes, livré en pâture à des phénomènes mystérieux qui lui échappaient totalement et dont il ne pouvait que redouter la puissance qui les animaient, l’artiste des âges farouches fut tout d’abord, on le lui pardonnera, éminemment religieux, et son œuvre une quête métaphysique éperdue pour sceller un pacte avec la Nature (on dirait aujourd’hui amadouer l’angoisse existentielle). Cette époque a vécu. Pourtant, passé le temps cartésien, à peine annonçait-on sa mort (Hegel) que l’art ressurgissait, tel un phénix transcendant l’imaginaire social. A ce titre, il serait donc une corne d’abondance qui laboure le champ sémantique en friche (putain, la métaphore !) d’une humanité en perpétuel désenchantement et c’est pourquoi, au gré des vents et des époques, il s’est décliné (et continuera à se décliner, faites confiance aux critiques éponymes), à toutes les sauces : brut, sacré, primitif, pop, op’, land, mail, mec’, body, sauvage, classique, figuratif, abstrait, romantique, pariétal, cloche, baroque, éphémère, pauvre, conceptuel, mineur, majeur, décoratif, modeste, (vous en voulez encore ?), informel, appliqué, minimal, vidéo, funéraire, nouveau, moderne, contemporain, nouille, septième, huitième, neuvième, cinétique, pictural, graphique, (et pendant que j’y pense) réaliste, surréaliste, hyperréaliste et, et, et... totalitaire, allez... j’arrête ici ma logorrhée adjectivale, mes frères (et mes chères sœurs), car tout ceci est bien sûr du pipeau pour amuser le badaud et à vouloir embrasser ce baratin, vous pourriez finir par le trouver un peu dégénéré, l’art en question. J’en connais d’autres, à une certaine époque...

Au sens philosophique, Hegel avait raison. Pour les mêmes raisons que Foucault, le nietzschéen, annonçait (dans Les Mots et les Choses) la « mort de l’homme », « comme à la limite de la mer un visage de sable », si l’art est une réalité historique, voire une machine à fabriquer des histoires, son essence n’est donc pas de rester éternellement vivant et l’on pourrait s’interroger (si l’on avait le temps, mais rassurez-vous, on a pas que ça à faire) sur son éventuelle disparition ou transformation. D’ailleurs, à partir de la Renaissance (quand la vérité de l’art cessa d’être la religion), et plus encore avec le XIXème siècle et le tournant du XXème, au moment où l’artiste substituait définitivement le concept et le motif au « mimèsis », en même temps qu’Einstein courbait la droite euclidienne et que Picasso cassait la guitare, il est vrai qu’un certain art mourut, celui de « la fenêtre sur le monde ». Plus récemment encore, vous ne l’avez sans doute pas oublié, c’est en accumulant des bétonnières à la queue leu leu dans tous les musées du monde (sous prétexte de dénoncer la société d’abondance et d’uniformité qui en rigole encore) que des agitateurs propres sur eux (rien à voir avec l’agit-prop’), aux cris désobligeants et mal embouchés de « la peinture est morte ! », tentèrent d’ériger de pseudo avant-gardes annonciatrices du post-modernisme. Résultat ? Voyez dans quelle merde le soleil continue à tremper ses rayons d’or aujourd’hui. A ces crétins collaborationnistes, je ne pardonne pas, car la bête ci-devant a ses humeurs. Bon, vas-tu me dire, mon cher frère (ma très chère sœur), mais où veux-tu en venir à la fin ? Eh bien, à cela : puisque la crise a pris aujourd’hui la place de la pause-café et que la peinture (puisqu’elle ne nécessite que du pigment et un support, dont les murs embrigadés de nos cités sont les plus simples à saisir, suivez mon regard) est de loin la façon la plus pacifique et la plus économique de faire la guerre au décervelage industriel et de mettre la ville « art feu et art sang », faisons-en une arme, un chewing-gum dans les ordinateurs du ronronnant correct, un virus à saper l’ordre aliénant, un rempart radical contre la schizophrénie sociale. Sans cracher dans la soupe conceptuelle (puisque tout art ne peut être autre chose que cosa mentale), il faut revenir (dard d’art) à la création picturale qui salit les doigts et qui mouille la chemise, à l’implication impertinente, laborieuse mais jouissive, bref, il faut faire rendre gorge au consensus équarrisseur qui tolère l’artiste autant qu’il le méprise sous prétexte qu’il ne serait qu’un vulgaire rêveur inoffensif et inutile. C’est pourquoi, par ce modeste opus, et sans grief contre la sculpture et autres voies possibles, j’en appelle à la résistance peinturière, appréciez le néologisme. Les rebelles et utopistes à la petite semaine me diront sans doute que la peinture est une drogue douce et qu’elle n’a pas d’issue, qu’elle ne peut que questionner sans cesse (si elle pouvait d’un coup de pinceau magique débarbouiller le monde, ça se saurait) et qu’à moins de s’ériger en religion, elle n’a pas de Bonne Nouvelle à annoncer. Ils ont en partie raison.

Mais soyons réaliste, demandons l’impossible, comme le clamaient les murs de 68. Enrayons la machine à broyer le bonheur par la mise en scène du questionnement judicieux, situationniste, de l’art vivant sur les murs de nos villes. Car la force créatrice, celle qui « crée du soupçon » selon Umberto Eco, si elle échappe à toute dénomination, reste en dernière analyse un mystère indicible mais non point inaccessible. Peignons donc à gorge déployée des vérités irrécupérables, faisons l’amour à la peinture, le pinceau calé entre les cuisses et les dents, comme si nous devions mourir ce soir, comme si nous prenions un aller simple pour demain. Produisons du soupçon, de la grâce et du malaise pour célébrer la merveilleuse peinture, la peinture qui tache, recouvre (c’est-à-dire dévoile), et dont la chimie se conjugue à tous les temps multicolores de notre grisâtre condition actuelle. Et que ses détracteurs aillent piteusement se cacher au plus profond des palais de leurs maîtres et en soient maculés de la tête aux pieds pendant treize générations ! Qu’ils en pissent de la terre de Sienne et en chient du vermillon ! Car sous la chape morose du politiquement correct, elle rugit encore,

l’indomptable, et pour longtemps. Foi de charbonnier. Elle serait morte ? disent-ils. La bonne blague. Qu’ils viennent nous voir peindre sur son cadavre ! Tu trouves peut-être que je m’emporte un peu, mon très cher frère (mon inestimable sœur) mais je vais te confier un secret, l’emportement est ma nature, et il ne faut pas trop contrarier cette chose-là, faute de le regretter toute sa vie. Pourtant, fais-moi confiance, quitte à me fourvoyer, je me contrôle encore épisodiquement et je n’oublie pas le véritable sujet (inavoué jusque là) de cette monographie, qui n’est autre que la politique du sujet. Le plus beau reste à venir, tu vas voir, courage. Depuis le milieu du XIXème siècle, l’art est un scandale quasi-permanent, que le fait soit hors de la volonté des créateurs (les Réalistes et les Impressionnistes, pour ne citer qu’eux, avaient des aspirations purement plastiques) ou qu’ils le revendiquent (Dada et les surréalistes). La cause apparente en est que l’art moderne, au sens large, tord le cou aux canons en vigueur qui imposent le « bon » goût. Mais la vérité est tout autre, évidemment. Même s’il se trouve quelques esthètes pour déplorer les aplats sans transition, le trait négligé, les couleurs criardes « posées au hasard » ou le nu sans justification mythologique (Le Déjeuner sur l’herbe fut le plus gros scandale de l’hypocrite siècle industriel), ce qu’on reproche aux modernes, comme le vitupèrent avec un crescendo symptomatique les critiques de l’époque, c’est d’être des malfaiteurs et des déments (du Salon des Refusés en 1863 à l’expo privée chez Nadar en 1874) et puis surtout, là est le nœud gordien de notre affaire, « des socialistes, des anarchistes, de dangereux révolutionnaires » qui font « le déshonneur de la France » (à partir de la première expo publique chez Durand-Ruel en 1876 jusqu’à l’Exposition Universelle de 1900). Tout change ensuite par la grande mystification de la récupération muséale.

Nous y voilà donc. Je le disais dès l’ouverture. L’art est politique et la politique de l’art est révolutionnaire ou n’est pas. Car si l’art évolue, le bourgeois, lui, ne change pas. Après l’heure indécise des atermoiements et du repli égoïste qui a suivi la fin des illusions soixante-huitardes, l’heure est à nouveau venue de crever les gros bidons du consensus mou qui tolère l’injustice sociale, et de repartir pacifiquement au combat. Sans attendre les soulèvements populaires inévitables qui succèderont à cet âge de barbarie boursière, il est du devoir de l’artiste conscient de les précéder, de les couver, en mettant en œuvre, chacun avec les moyens pratiques, techniques et intellectuels dont il dispose, l’alternative à la société dégradante et au spectacle de l’incohérence généralisée que les rois du pétrole et de la finance, couverts par les grands médias complices, nous infligent. Artistes, sortez des ateliers, le bonheur, fut-il provisoire, est au coin de la rue. Pour un monde de jouissance à gagner, nous n’avons à perdre que l’ennui écrivait Vaneigem, toujours aussi pertinent après 40 ans de subversion. Pour ne pas désespérer les générations futures et pour que vive la peinture, peignons donc ici et maintenant. C’est pourquoi j’en appelle sans perdre plus de temps à la praxis. L’argument est béton : les pinceaux sont des armes. Le mot d’ordre est tout simple : aux pinceaux insurrectionnels, citoyens !

©Martial Jalabert, 2005