Philippe Pujas : L’ART SUBMINIMAL, ET APRÈS
mardi 2 mai 2006

L’ART SUBMINIMAL, ET APRÈS

Éloge de l’art contemporain

Bonsoir maître,

Nous avons le plaisir de vous accueillir sur ce plateau à l’occasion de la publication de votre quatrième ouvrage. Je crois ne pas m’avancer en disant qu’il fera du bruit. Il a d’ailleurs commencé à en faire. J’en rappelle le titre : “Chut”. Titre explicite, mais quand même, pour ceux de nos auditeurs - c’est-à-dire vos futurs lecteurs - qui auraient encore un petiit doute, je vous pose la question, cher Émile Gobijard : pourquoi ce titre ? est-ce vous qui l’avez choisi, ou bien votre éditeur ?
— C’est moi. A aucun moment je n’en ai soufflé mot à mon éditeur. Il m’est venu spontanément. Le sujet du livre est le silence ; “Chut” était donc un titre évident, il s’est imposé.
— Le silence, encore une fois
— Eh oui, encore une fois. Vous savez, un véritable artiste ne possède bien qu’un thème, qui le poursuit, qui le hante j’ose dire, toute sa vie. Mon thème, c’est le silence.
— Sans doute, mais il y a une différence énorme, une véritable rupture de style entre ce livre et ceux qui l’ont précédé
— En effet
— Vous voulez bien nous rappeler laquelle ?
— Oh, si vous y tenez vraiment... Il est le premier, en effet, à comporter des pages imprimées
— Eh oui, chers auditeurs, pour la première fois dans son œuvre, Émile Gabijard introduit des signes imprimés. Vous pouvez nous préciser lesquels ?
— Des assemblages de mots. Des phrases, même. Ayant un sens. Non seulement une par une, mais ensemble, l’une à la suite de l’autre. Et un groupe de pages imprimées forme un chapitre. Il y a comme ça une dizaine de chapitres
— C’est vraiment fantastique. Nous sommes à un tournant de votre œuvre, et vous comprendrez donc que je m’attarde sur cette question. Pourquoi ce changement ?
— Écoutez, je crois qu’on ne comprend rien si on ne revient pas un peu en arrière
— A votre premier livre peut-être ?
— Oui. Je ne sais pas si vous vous souvenez. Sans doute. Je crois que vous en aviez fait un commentaire assez élogieux, qui m’avait beaucoup touché
— En effet. J’avais écrit alors dans “La revue des lettres et des arts” que “ni fleurs ni couronnes” marquait l’entrée fracassante en littérature d’un auteur d’une clarté lumineuse et d’un style à la pureté, au dépouillement inégalés. Le livre s’appelait “ni fleurs ni couronnes”, je le rappelle, parce qu’on n’y parlait ni de fleurs ni de couronnes. On y parlait, ... mais je vous laisse terminer...
— De rien. On n’y parlait de rien du tout. 160 pages vierges.
— Et pourquoi 160 pages ?
— Je ne pouvais pas faire plus. Vous avez déjà vu un éditeur prendre des risques avec un débutant ?
— Parce que vous aviez à dire, sur rien, plus que ce que vous avez dit ?
— Bien sûr, infiniment plus. Vous savez, une fois qu’on a commencé, les idées se bousculent, et on pourrait ne plus s’arrêter. On est attiré par le rien comme par un précipice. C’est ce qu’on appelle le vertige de la page blanche
— Et que vouliez-vous dire, qu’avez-vous dit dans ces 160 pages ?
— Je suis parti, comme tout novice sans originalité, de la notion d’incommunicabilité. Je m’étais aperçu que j’avais du mal à communiquer avec mes voisins, et j’éprouvais le besoin de m’en expliquer avec eux. Je peux vous l’avouer aujourd’hui, j’avais écrit sur ce thème une première œuvre dont la forme est assez proche de ce que je viens vous présenter ce soir. J’avais appelé ça “Passe-moi le sel”. J’étais alors influencé par le structuralisme, et j’avais décortiqué une conversation de dîner. C’était très déprimant. Le sel circulait très mal, et presque toujours à contre-temps. Mais j’ai brûlé, plus tard, ces feuillets inutiles.
— Brûlé ? Vous nous donnez d’épouvantables regrets. Pourquoi avez-vous fait ça ?
— La bonne question serait “quand ?” C’est donc à elle que je vais répondre. C’est quand j’ai compris que je me fourvoyais. Un jour que je discutais avec ma femme - je ne sais plus de quoi - j’ai compris que si elle ne me comprenait pas, c’est qu’il n’y avait rien à comprendre. Et s’il n’y avait rien à comprendre, il n’y avait rien à dire. Je n’avais rien à dire, et elle non plus. J’avais compris l’essentiel, je n’avais plus qu’à me taire, et à le faire savoir. A partir de là, mon œuvre ne pouvait être consacrée qu’au silence. Ce que j’avais fait jusqu’alors ne valait rien.
— Ainsi, donc, est né “Ni fleurs ni couronnes”. Il fut très bien accueilli par la critique, et par le ministère de la culture qui vous a promené dans le monde votre livre sous le bras. Deux ans plus tard, vous publiez “Verba volant”. Toujours le même style, la même manière, le même dépouillement, mais un peu plus important, déjà : 250 pages, je crois ?
— En effet, le premier s’étant bien vendu, je pouvais me libérer un peu, laisser un peu plus éclater ce qu’il y avait en moi
— Et alors là, ce n’est pas vous faire injure que rappeler que la critique a été moins chaleureuse
— Vous pouvez même dire qu’elle a été franchement hostile, si j’excepte quelques esprits plus avertis que la moyenne. En gros, elle a prétendu que je me répétais
— Et qu’avez-vous répondu ?
— Rien. Je considérais que s’ils n’avaient rien compris, il valait mieux que je me taise. Parler n’aurait servi à rien. J’avais déjà tout dit dans le livre. Tous les artistes connaissent ça : si l’œuvre ne parle pas d’elle-même, la paraphrase est inutile, le commentaire n’est que bruit, parasite. C’était pourtant évident. “Verba volant” : les paroles s’envolent. Par opposition à “scripta manent”, les écrits demeurent. Quoi de plus dangereux que des choses qui demeurent ? Et quoi de plus contraire à la vie, qui est changement permanent ? Figer des mots entre les quatre coins d’une feuille, les écraser entre de lourdes pages, quelle horreur ! Pensez au commentaire laborieux auquel chacun d’entre eux s’expose à longueur d’année, dans la moindre bibliothèque, dans le plus reculé des amphithéâtres universitaires ! Et songez au contraire à ces paroles que le livre n’a pas enfermées, aplaties brutalement. Voyez-les s’envoler, poussées par la fantaisie du vent de ville en ville, de campagne en campagne, survoler les fleuves et les mers, escalader les montagnes, affleurer la neige... Quelle merveille ! Je ne me donnais pas le droit de priver les mots de cette vie-là pour les livrer à la bestialité des exégètes.
— Et vous avez donc récidivé avec “silence, on tourne la page”. Jamais la présence de votre thème principal n’avait été aussi explicite. C’était votre réponse à la critique ?
— Pas du tout. C’était mon chemin qui continuait à se dérouler sous mes pas, preuve que je n’étais pas allé jusqu’au bout.
— Et alors pourquoi, maintenant, ce revirement surprenant ? pourquoi cet usage des mots, par lequel vous semblez vous renier, vous trahir ?
— Ce sont - comment vous dire - les mystères de l’art. J’avais beaucoup, pendant des années, fréquenté des peintres proches de moi par l’esprit, auteurs de monochromes. J’ai fini par jalouser leur art, plus riche de potentialités que le mien. Ils pouvaient jouer sur toute une palette de couleurs. Si j’avais essayé de faire la même chose sur les pages de mes livres, je n’aurais été qu’un vulgaire imitateur. Et puis, j’ai eu une sorte de révélation. J’ai compris qu’avec des mots aussi, avec une profusion de mots, on pouvait ne rien dire. J’étais mûr, et j’ai pris le risque de devenir un écrivain comme les autres.

Philippe PUJAS - 2005