Denys Condé : Excès d’art ou Excès de dissipation
mardi 2 mai 2006

EXCÈS D’ART ou Excès de dissipation

Oui, excès d’art. Comment ne pas être étonné ou rêveur devant l’importance et la croissance de l’offre d’art ?

L’art est devenu un produit, et ce produit doit être mis à la disposition et à la portée de tous. On multiplie les musées, les expositions, les galeries et même les artistes. Les œuvres voyagent, les musées créent des succursales et le tout s’engouffre sur Internet. On est en droit de se poser la question du sens de cette expansion sinon de cette agitation. Éliminons les agioteurs même déguisés en grands mécènes qui montent des collections à prix d’or - et à l’aune de ce prix - en oubliant que le mécène est d’abord celui qui aide la création et non celui qui, arrivant après la bataille, se pare de la gloire des consacrés. En poussant les enchères ils pervertissent l’art en en faisant réellement une pure valeur marchande, un produit qu’il faut booster au plus haut niveau du succès. Ce succès balaye toute hésitation ; un produit si coté et même surcoté ne peut-être qu’un chef d’œuvre qui mérite et appelle sa sacralisation via tous les supports techniques disponibles aujourd’hui. Ce processus s’applique aussi bien aux anciens (là on risque moins de se tromper) qu’aux modernes ou contemporains. Et le bon peuple dans tout cela ? D’ailleurs a-t-il besoin d’art ? Qui a besoin d’art ? D’art et de culture. Malraux a mis la culture en tête ; jusqu’à lui on ne parlait pas tellement de culture sinon pour dire qu’une personne était cultivée, non seulement par l’importance de ses connaissances mais surtout par la manière dont cette personne les connectait entre elles pour mieux juger des choses. C’est, en effet, un bon objectif pour tous en ayant bien conscience que dans la culture ce n’est pas le volume des connaissances qui est important : mais l’intelligence du jugement et la bonne assimilation de l’acquis. Ainsi la personne développe-t-elle ses virtualités intérieures. Il faut remarquer que cette intelligence du jugement bien des personnes l’ont acquise par l’expérience de la vie et quelques connaissances glanées à droite et à gauche. Ma conviction est que la culture est plus proche de la sagesse, de la vraie connaissance que du stock de savoirs.

Revenons à l’art composant de cette culture.

L’art est devenu aussi complexe que notre monde, notre société, nos sociétés, confrontés à beaucoup de questions : identité ou métissage, mondialisation ou protectionnisme, libéralisme ou socialisme avec, sous-jacents mais bien présents , les progrès de plus en plus rapides de la technologie élément contraignant de toutes les politiques, on le voit tous les jours.

C’est bien le cas de la diversité culturelle et de la mondialisation. L’identité culturelle nécessaire à la diversité n’est elle pas en accord en même temps qu’en opposition avec le communautarisme ? Quand au métissage qui va son chemin depuis longtemps mais qui a perdu les frontières qui lui permettaient de se muer en identité, il ne peut être que stimulé par la mondialisation technologique ; il affecte à terme la diversité et l’on voit de toute part se lever les pour et les contre. Je suis de ceux qui pensent que le métissage est dans le sens de l’évolution et que nous sommes engagés dans un Babel à l’envers. L’art ne peut pas ne pas en être marqué dans son contenu comme dans ses formes et techniques. Beaucoup abandonnent le pinceau et le burin pour la photographie, la vidéo, l’installation, les montages lumineux, l’image de synthèse et autres procédés.

Dans le même temps s’accentue la recherche du passé et le souci du patrimoine ce qui accroît encore l’offre et ne manque pas d’écarteler le public entre les beautés du passé et l’art en ébullition d’aujourd’hui. En effet celui-ci préfère majoritairement l’expression d’idées, de critiques, de dénonciations et n’attache que peu d’importance à la beauté qui est même quelque fois simplement condamnée. Les minoritaires n’ont pas toujours tort, mais ils sont hors champs pour le moment.

On aura compris que je m’inquiète pour l’art et pour notre société contrainte, avec un certain plaisir, à consommer toujours plus, l’art y compris. Je m’inquiète aussi de ce recours au conceptuel ou au virtuel alors qu’en même temps on prône le retour au corps. C’est bien le corps, en effet, et les sens qui sont les intermédiaires obligés entre l’œuvre et notre moi profond qui la reçoit ; c’est notre main sur la matière, sur la forme, c’est notre oeil pour la perception la plus fine des lignes et des couleurs. On me dira que les nouveaux instruments à notre disposition permettent précisément de fouiller un tableau plus qu’on ne peut le faire devant le tableau lui-même et de faire toutes sortes de comparaisons. Je réponds que pour le commun des mortels, c’est trop et conduit à un zapping perturbant. Quoiqu’il en soit l’art s’adresse, par sens interposés, à notre conscience, à notre moi. Et que dit-il ? Que fait-il ? Je pense qu’il nourrit notre être, u’il le fortifie, l’aide à être d’avantage conscient de lui même, heureux d’être. L’art ne remplace pas la vie, mais l’aide, la conforte, la magnifie.

L’art procure une délectation, une dilatation intérieure, une stimulation, comme certains spectacles de la nature. Les lettrés chinois ne disaient-ils pas devant un paysage : c’est beau comme une peinture. C’est l’expression du vrai regard, de la contemplation, de la découverte personnelle. La démarche annoncée récemment par le philosophe Bernard Stiegler pour le Centre Pompidou me parait aller à l’inverse : faire comprendre l’œuvre en fournissant au regardeur les moyens de l’analyser et de se former un jugement (l’artiste analysé et jugé).Les bases de données fournies, par DVD et téléphone portable, seront, réalisées par des spécialistes, de véritables lectures des œuvres.

Il s’agit donc d’apprendre sous la conduite d’un maître, et non de recevoir l’œuvre en plein cœur, directement de l’artiste, sans commentaires, préalables. Les commentaires peuvent venir, mais ensuite. On n’apprend pas la littérature, on n’apprend pas la poésie, on n’apprend pas la peinture. Si l’on apprend quelque chose c’est l’histoire de la littérature, de la poésie, de la peinture. On ne peut pas apprendre à aimer s’il n’y a pas au départ un besoin, un déclic, besoin et déclic qui sont aussi à l’origine mystérieuse de la vocation de l’artiste.

En 1970 devant des étudiants Robert Motherwell notait que l’on devait nécessairement s’assumer davantage en tant qu’individu et faire davantage de choix personnels mais que cela devenait une tâche d’une difficulté sans précédent devant la quantité fantastique d’œuvres d’art disponible dans le monde. M. Loyrette n’a-t-il pas récemment indiqué que l’inscription sur le site "Louvre" des 35.000 œuvres qui y sont exposées permettra à tout un chacun de préparer sa visite ; sans compter tout ce qui par ailleurs figure sur internet. Cela étant Motherwell confessait qu’il préférait rester à Venise, assis dans le Palais Gritti à contempler les bateaux qui passent, plutôt que d’aller sur la lune. Motherwell a bien dit contempler. Est-ce le cas lorsque on envoie le public "prendre l’art" au tout nouveau MAC/VAL ? Ou lorsque Jean Marc Bustamante déclare : "J’ai toujours préféré les images sans qualité". "Moins de morale, plus d’interrogations" ajoute-t-il. Quant à moi, je pense que les images de Callot, ou de Goya, ou de Picasso, entre autres, étaient en prise sur les réalités de leur temps, ce qui ne les empêchait pas d’être d’une grande qualité, d’une grande beauté et d’une forte puissance de dénonciation.

Je viens de reparler de beauté. C’est devenu un terme étrange et c’est sans doute un des symptômes du trouble contemporain de l’art. La notion même de beauté est contestée, rejetée, contrée ou simplement ignorée. Le "bel et le bon" n’aurait plus cours. Si la beauté n’est plus sur le devant de la scène elle reste heureusement à l’œuvre chez nombre d’artistes méconnus, dans l’architecture et le design ce qui n’est déjà pas si mal. Il faudra que la société se rappelle que la beauté, fut-elle tragique, soigne bien des maux, rétablit des liens rompus, est pacificatrice, réunit les humains, est parente de la sagesse. Il faut du temps pour la découvrir, la promouvoir. Il y faut un peu plus de contemplation et un peu moins de dissipation. "L’avenir est au silence et à la lenteur". Cette étrange prédiction de Denis de Rougemont pourrait-elle dans son ambiguïté, comporter une vraie leçon ?

Denis Condé - Décembre 2005