Chronique d’un confiné, par Éric Reinhardt : Le septentrion en surplomb du Pré-Saint-Gervais
lundi 20 avril 2020
par Administrateur- tiphaine

Dans ce journal à plusieurs mains, des écrivains nous offrent chaque jour la chronique de leur confinement... Aujourd’hui, pour sa première intervention, Éric Reinhardt interroge le ciel et le concept de la “rentrée littéraire "

• TELERAMA Pubié le 08/04/2020

Abstraction faite de l’angoisse spécifique, asphyxiante, où me jette récurremment cette pandémie du coronavirus, ma vie dans le fond n’a pas tellement changé depuis l’instauration du confinement. Je passe le plus clair de mes journées enfermé dans mon bureau (où j’ai la chance de me sentir bien), à cette notable différence près qu’à chaque fois que je me hasarde hors de cette petite pièce ma trajectoire de prédilection n’est plus celle qui me propulse (me propulsait) vers le trottoir, mais, à droite en sortant, vers le salon, ma chambre et la cuisine - sans oublier bien sûr la salle de bains (j’allais oublier la salle de bains), où le confinement ne doit pas nous dispenser d’aller quotidiennement nous nettoyer (sauf à finir pestilentiels, en slip et robe de chambre tachée, une bouteille de vodka dans la poche - mais pourquoi pas après tout ? Macron l’aura bien cherché à vouloir nous rendre aussi nets, bien peignés et victorieux que lui). Je confesse cependant que je ne me lave plus les cheveux que tous les trois jours (au lieu de deux), lesdits cheveux ayant moins besoin d’être embellis par le shampooing (je trouve) depuis qu’ils ne sont plus souillés par l’air extérieur qu’au maximum une heure par jour, un air extérieur bien moins pollué de surcroît (vous l’aurez sans doute vous-même remarqué), à tel point que l’autre nuit il y avait des étoiles dans le ciel.

Oui, des étoiles dans le ciel, la voûte céleste, le septentrion (« Le ciel était plein de coups de dés extraordinaires », comme l’écrivait Paul Valéry à Mallarmé dans une lettre de juin 1897), en surplomb du Pré-Saint-Gervais (93), comme à la campagne, je n’avais jamais vu ça (mais peut-être que je ne l’ai pas vu, je ne suis plus tout à fait sûr maintenant, à cause de la bouteille de vodka dans la poche de ma robe de chambre élimée justement). Qu’est-ce que je fais, dans mon bureau, toute la journée ?

Un travail de correction à la pince à épiler

Ayant terminé en décembre un roman, Comédies françaises, qui doit paraître à la prochaine « rentrée littéraire » (je mets des guillemets à rentrée littéraire car le concept aujourd’hui me paraît soudain dérisoire, on ignore encore si en septembre l’attention de nos contemporains ne sera pas tout entière et très légitimement requise par des considérations autrement plus essentielles à leurs yeux que de s’intéresser à l’actualité littéraire), je viens d’en passer le manuscrit au peigne fin (décidément, c’est quoi au juste cette étrange obsession capillaire ?), par mail et téléphone, avec le correcteur de Gallimard (nous n’aurons jamais autant adoré pinailler lui et moi, mais alors ce qui s’appelle pinailler, épouiller, à la loupe, à la pince à épiler, tellement nous avions de temps, de démence et d’énergie à revendre) et maintenant j’en attends les épreuves, qui devraient me parvenir la semaine prochaine.

Le numéro du journaliste de Télérama qui m’a passé commande de cette chronique, et qui s’affiche à l’instant sur mon téléphone (il me relance sans doute, je suis lent), se termine par 7007, ce qui me paraît soudain du meilleur augure compte tenu de ce qui va suivre. Puisqu’on parle de rentrée littéraire, ne serait-il pas judicieux de profiter du confinement pour tenter d’aérer (de délivrer) certains concepts anciens solidement confinés en eux-mêmes, comme celui de « rentrée littéraire », qui consiste, pratique curieuse, spécialité française, à programmer six cents romans le même jour ? Mais on me fait signe à travers la vitre d’accélérer ma chronique, alors je m’exécute, glissons vers le sujet central et abordons dès à présent le Coup de dés et le septentrion, auxquels le 7007 téléphonique fait écho d’une façon si troublante, pour ne pas dire surnaturelle.

(Travailler ses transitions et les rimes internes de ses textes, en ces temps de confinement, c’est un peu comme perfectionner son revers croisé avec son entraîneur quand on est un tennisman privé de match.)

J’ai lu il y a deux ans, sur la recommandation de mon ami dramaturge et metteur en scène Pascal Rambert, un livre qui m’a fasciné, qui est pour moi d’une importance considérable, Le Nombre et la Sirène, du philosophe Quentin Meillassoux. Je vous en conseille sans réserve la lecture, commandez-le immédiatement sur une plateforme (qui ne sera pas Amazon) : la générosité de ce livre, son intelligence, sa limpidité, les ressources de son inspiration miraculeuse (je pèse mes mots) sont exactement ce qu’il nous faut en ces temps de réclusion. Il s’agit d’une géniale entreprise de décodage d’un poème de Mallarmé réputé escarpé (voire incompréhensible, de l’avis de beaucoup), 

Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, mais qui n’en est pas moins à l’histoire de la littérature ce que, disons, la décoration de la chapelle Brancacci signée Masaccio et consorts, à Florence, est à l’histoire de la peinture : une césure majeure, un chef-d’œuvre absolu et un monument du patrimoine universel (avec, pour moi, dans les deux cas, le même puissant plaisir physique et sensoriel toutes les fois que je me confronte à leur substance).

Et cet ouvrage magique de Quentin Meillassoux, j’ai décidé il y a deux ans de l’adapter pour la scène et d’en faire un spectacle. Je suis en discussion avec une institution et des théâtres publics pour le créer en 2021. L’équipe artistique est en partie déjà réunie, à commencer par l’impressionnante Mélodie Richard (qu’on aura vue rayonner dans des spectacles mis en scène par Krystian Lupa, Thomas Ostermeier, Christophe Honoré, Célie Pauthe), qui sera seule sur le plateau pour incarner ce texte, dont je vous parlerai demain.

Dans ce journal à plusieurs mains, des écrivains nous offrent chaque jour la chronique de leur confinement... Pour sa deuxième intervention, l’écrivain Éric Reinhardt convoque les paris sur l’avenir de Mallarmé, les fulgurances d’un philosophe et mesure combien le théâtre lui manque

Le Nombre et la Sirène, du philosophe Quentin Meillassoux : écoutez cette histoire, elle pourrait vous donner des idées pour tirer profit des innombrables heures que met généreusement à votre disposition le confinement. Un jour (j’aime à croire que cette décision s’est prise un dimanche pluvieux d’automne, la saison préférée de Mallarmé), Quentin Meillassoux se met à compter les mots du poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, qui est l’un de ses textes préférés. Le poème de Mallarmé, en vers libres, comprend vingt-deux pages ; les mots qui le composent sont imprimés dans des caractères de tailles variées et disposés librement sur chaque double page de manière à figurer une sorte de narration visuelle ; c’est, en conséquence, un poème graphique et même pictural, le premier dans l’histoire de la littérature.

Quand Meillassoux achève son minutieux décompte, il obtient 707 mots. Est-ce un hasard ? Cela peut-il même être un hasard ? Dans la mesure où le poème de Mallarmé est centré sur un lancer de dés, et que de ce lancer de dés est supposé résulter « l’unique Nombre qui ne peut pas être un autre », Meillassoux fait logiquement l’hypothèse que ce nombre 707 était délibéré. D’autant plus que le poème s’achève sur l’évocation du septentrion. Le Coup de dés serait donc codé ? Une signification nouvelle du poème serait à exhumer, liée à ce nombre 707 ?Vie(s) en intérieurChronique d’un confiné, par Éric Reinhardt : Le septentrion en surplomb du Pré-Saint-Gervais 

Meillassoux se met alors à enquêter, il descend dans les profondeurs du texte à la lumière de cette intuition et ce qu’il va découvrir va le faire aller de surprises en surprises : non seulement un certain nombre d’indices irréfutables vont bientôt lui permettre d’établir que le poème est en effet sous-tendu par le nombre 707, mais il va découler de la mise en système de ces indices une lecture et des interprétations du poème radicalement nouvelles, on peut même aller jusqu’à dire (je vais jusqu’à dire) que Meillassoux est le premier à comprendre ce que Mallarmé avait mis en réalité dans son texte. Ce faisant, il comprend aussi que Mallarmé a pris le risque - qui est le risque suprême pour un artiste - que personne ne saisisse jamais le sens véritable de son chef-d’œuvre, ni n’ait par conséquent jamais accès à son cœur.

“Celui pour qui ce poème majeur a été écrit n’est autre que celui-là même - celui-là seul - qui un jour serait capable d’en casser le code, tel un ‘hacker’.”

Car la sublime et vertigineuse vérité du Coup de dés, c’est que sa signification profonde ne pouvait être découverte que par hasard : Mallarmé a écrit son poème en faisant le pari utopique qu’un jour, un jour peut-être, un jour lointain, un homme comme Meillassoux, un brin curieux, un peu ludique, hyper intelligent, relié à lui par une profonde sensibilité commune, se mettrait, en décomptant le nombre de mots, non seulement à découvrir le secret du poème, mais à comprendre le sens de ce secret (on ne peut accéder à ce secret et donc au sens du texte qu’en comptant le nombre de mots, pas autrement). Double sacrifice : sacrifice du sens, par le fait que le poème est crypté, mais surtout sacrifice de ce sacrifice en s’abstenant d’indiquer, dans le texte, que celui-ci pourrait receler un sens caché - abnégation quasi christique rendant possible la Passion mallarméenne et la diffusion du divin par la langue poétique, fantasme ultime du poète.

Ce qu’a de fascinante l’exploration de Meillassoux, ce n’est pas seulement qu’elle est d’une intelligence stupéfiante et d’une grande beauté plastique (d’où l’idée aussi d’en faire un spectacle, pour la donner à voir et à entendre), c’est que le philosophe nous offre la sensation qu’il communique avec Mallarmé. Pourquoi ? Parce qu’en faisant ce qu’il fait, il exauce purement et simplement l’attente sur laquelle était fondé le poème : qu’un jour un lecteur en comprenne le sens caché en comptant le nombre de mots. Ce qui revient à dire que Mallarmé, en écrivant son poème, pensait à Meillassoux, l’avait en ligne de mire, l’espérait, le fantasmait, le postulait dans sa tremblante incertitude par-delà le temps incertain qui le séparait de lui : celui pour qui ce poème majeur a été écrit n’est autre que celui-là même - celui-là seul - qui un jour serait capable d’en casser le code, tel un hacker.

On a le sentiment, en lisant Le Nombre et la Sirène, que Meillassoux est entré en relation médiumnique avec Mallarmé - et je crois qu’il suffit à quiconque de s’introduire dans la beauté troublante de cette enquête pour voir apparaître peu à peu devant soi non plus le Mallarmé abstrait et statufié des livres d’histoire, mais le Mallarmé mémoriel, le Mallarmé perpétuellement vivant, celui qui à travers l’écriture de ce poème ne pouvait que se projeter dans l’avenir et rêver à l’apparition, un jour, sur le chemin de sa postérité, d’un exégète capable d’enfin l’élucider - pour le rendre infini.

Et c’est précisément cette sensation que je souhaiterais que « l’officiante » Mélodie Richard (dont le patronyme complet reproduit rigoureusement le 707 mallarméen : 7 lettres, un vide, 7 lettres, quel signe extraordinaire) puisse transmettre au public : à travers une liturgie reposant sur ce « récit apostolique » de Meillassoux, c’est Mallarmé lui-même, à un moment, à la faveur d’une sorte d’eucharistie, qui apparaît aux yeux des spectateurs.

J’espère ne pas être obscène, en ces temps difficiles, en déclarant que le théâtre me manque. Le théâtre me manque. Trois jours après le début du confinement, Mélodie Richard m’a écrit ceci, qui est si beau que je veux le partager ici avec vous : « J’ai tout de suite abandonné l’idée que l’on jouerait en mai [à l’Odéon]. Ça a été un grand choc. Le premier. Qu’est-ce qui était si puissant que nous ne puissions pas monter sur scène ? Devant trois personnes on joue, malade on joue, sous l’orage on joue, en grève on joue, en deuil on joue... pendant la guerre on joue. Tu sais ce que je veux dire.

J’ai éprouvé dans mon corps que c’était de jouer qui me tenait verticale. »

La vérité des corps des comédiens sur les plateaux - cette drogue, ce réconfort - est l’une des choses qui me manque le plus depuis qu’on ne peut plus sortir de chez soi

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