Culture (s)
Le corps contre l’organe
Bertrand Naivin
vendredi 10 février 2006

D’après FRANCIS BACON, LOGIQUE DE LA SENSATION de Gilles Deleuze

Corps sans Organes. Pure sensation. Pur frisson. Dans Logique de la sensation, Gilles Deleuze se réapproprie cette notion, empruntée à Antonin Artaud, d’une corporéité libérée de ce qu’il avait déjà, un an auparavant dans Mille Plateaux, défini comme les trois grands jougs de l’homme : « l’organisme, la signifiance et la subjectivation. » Mettant ainsi à jour deux corps : un corps prédéfini, figé dans une utilisation normée, un corps-outil organisé en fonctions, composé d’organes de plaisir, d’amour, de préhension, d’ingestion-digestion, etc. ; et un second Corps mais multiple celui-ci, ouvert à l’expérimentation, un corps toujours neuf, « indéterminé », fait de seuils, de niveaux, mais consubstantiels, traversés de flux de sensations. Une sorte de corps fractal au sein duquel les organes ne seraient plus ces composants uni-fonctionnels mais toujours ouverts à la transformation. « Pourquoi pas marcher sur la tête, chanter avec les sinus, voir avec la peau, respirer avec le ventre, Chose simple, Entité, Corps plein, Voyage immobile, Anorexie, Vision cutanée, Yoga, Krishna, Love, Expérimentation. »

A l’aune de ce Corps sans Organes, les corps de Bacon seraient ainsi des carnations pures, Chair libérée de l’os... ou plutôt tentant de s’en défaire. Car ce que nous donnent à voir les toiles du peintre anglais, est bien un combat contre l’ancien corps, cet objet d’étude tant politique que scientifique, cette entité toujours perfectible dans sa gestion et son contrôle. Ce que stigmatisent les œuvres de Bacon et, au travers de leur étude, Deleuze, c’est bien ce corps hominisé qui est sur le point, en cette nouvelle ère biotechnologique qui s’ouvre aujourd’hui à nous, de connaître un des plus grands bouleversements de son histoire. « Comme savoir, le corps est réduit à une anatomie morcelante, elle-même issue de la dissection des cadavres. Cette attitude dédramatise la vie comme la mort et les objective en connaissances biologiques ou médicales ; elle scotomise ainsi l’expérience du corps propre, lieu depuis l’enfance d’investissements et de fantasmes, sans être pour autant accessible à une conscience claire qui n’en est qu’une élaboration secondaire, une "représentation". »

La lutte qui s’engage ainsi devant nous serait donc celle de notre animalité se débattant pour échapper à la vitrification opérée par la science.

Car loin de n’être que chair et sang, les corps de Bacon trahissent une texture en partie plastifiée. Glissements de peinture qui lissent les couleurs dans une impression de mouvement, flous, teintes chromatiques parfois proches du métal ou de la céramique ainsi qu’empâtements de peinture donnant l’illusion de reflets froids, beaucoup d’éléments plastiques au sein même des corps figurent ainsi comme une altération de la chair par l’artefact contre lequel l’homme doit se battre. Ces zones nettoyées ou brossées dans lesquelles Deleuze voit des « parties d’organismes neutralisées, rendues à leur état de zones ou de niveaux » pourraient de sorte également trahir cette chair aplatie justement par l’abstractisation hominienne, mais toujours là et tentant dans un dernier sursaut de briser sa gangue, comme ces plongeurs sous-marins en zones polaires bloqués sous la glace. De plus, exposés sous verre ou plexiglas, et toujours présentés dans des environnements proches de l’abstraction (sol circulaire, présence de flèches et de marques diverses dirigeant le regard), ces corps sont en outre réalisés presque exclusivement d’après photos. On peut certes trouver paradoxal ce choix de passer par la médiation de photographies, et donc d’images de corps plutôt que de corps, concernant un artiste de la carnation. Mais ne pourrait-on pas justement y voir comme une volonté de rendre compte des souffrances des cette méta-corporéité qu’est le corps-image. La photographie en tant qu’elle « tend à écraser la sensation sur un seul niveau »

Deleuze nous fait donc entrevoir le corps Baconien comme l’incarnation d’une lutte, celle de notre corporéité contre son édification en nature machinée, objectalisée.

Le Corps contre l’Organe hominien, la Chair contre le masque. C’est ce que semblent ainsi figurer les têtes et les corps de Bacon. Surfaces translucides qui n’arrivent plus à taire les fureurs sanguines de notre atavisme animal.

Bertrand Naivin, 02-2003