Culture (s)
Le Progrès ?
Philippe Pujas
jeudi 9 février 2006
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Peinture Tiphaine Stepffer

 

On ne croit plus beaucoup au progrès. Est-ce un progrès ? Pas sûr, mais force est de reconnaître qu’on a de bonnes raisons d’être devenus sceptiques. Le progrès était une bonne idée. On a même cru, longtemps, que c’était une réalité de notre joli monde. Et tant de choses portaient à le croire ! On était au siècle des lumières, la raison épousait la technique, et la culture civilisait les rustres. Il y avait bien quelques incrédules, qui voyaient le monde tel qu’il était il n’était pas le meilleur des mondes et tout n’y allait pas pour le mieux mais on se disait volontiers que c’était un état transitoire, et que l’homme éclairé allait conduire, effectivement, à un monde meilleur, et finalement au meilleur des mondes. On sait ce qu’il en a été, et à quoi fait référence aujourd’hui le meilleur des mondes : un monde déshumanisé. Déshumanisé ? Voire si c’était, au contraire, le monde le plus humain, celui qui s’accorde le plus à la vraie nature de l’homme, dès lors qu’il s’est donné par la puissance de la machine les pouvoirs d’assouvis ses pulsions les plus profondes, les plus vraies ? Si c’est cela, autant les regarder en face, ne pas les laisser dans l’ombre, au moins le temps de comprendre. Petit portrait d’une planète conquise par l’espèce humaine, pour commencer. Portrait rapide, on l’a tous en tête et sous les yeux. Toute puissance de la logique marchande qui pousse à 11uniformisation des comportements, cynisme et brutalité guerrière de la puissance dominante, épuisement des ressources de la planète, indifférence au sort des plus pauvres : inutile d’allonger le tableau que chacun connaît bien.Dans tout cela, évidemment, ce n’est pas la machine qui est en question, mais L’homme qui la conçoit et L’utilise. L’homme qui n’est pas ce qu’on Il faut bien en venir au libéralisme, ce monstre de superficialité, d’absence de profondeur -la profondeur où la trop grande lumière n’a pas accès. L’homme dessiné par les doctrines libérales est un homme parfait. Ses décisions sont éclairées, rationnelles. Il est lisse, sous la lumière. Pas une ombre pour faire le moindre contraste, pour accuser des traits. Mais l’homme sans ombre existe-t-il ? C’est lui qu’on voit faire toujours les bons choix, et la somme des bons choix des hommes éclairés et rationnels fait une société lumineuse et parfaite. Mettons-lui une machine entre les mains, il en fera toujours le meilleur usage. Mettez entre ces mains les instruments de la connaissance, il deviendra chaque jour un peu plus savant et un peu plus sage. Et puis voilà, de cette machine, il fait un bombardier et on trouve l’homme sur Hiroshima, Dresde, Bagdad. De ses connaissances, il fait une partition , mais écoute Mozart, dans son salon de Weimar, en regardant distraitement par la fenêtre les fumées qui s’élèvent des cheminées de Buchenwald. Exit, donc, l’homme-lumière, l’homme parfait de la raison.

Il nous faut, alors, réintroduire l’ombre. La ramener à l’homme, dont elle est indissociable. Regardons-nous au long du jour, si le soleil, notre fournisseur de lumière et d’ombre, y met du sien, c’est-à-dire s’il ne va pas somnoler derrière les nuages. Voyons comme notre ombre nous accompagne, qu’elle nous suive ou qu’elle nous précède. Notre ombre n’a pas l’air bien épaisse, mais il ne faut pas se fier à son apparence. C’est fou ce qu’elle transporte avec elle, ce qu’elle cache dans le noir de sa forme mouvante.

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Peinture Tiphaine Stepffer

 

Elle cache des idées noires, bien sûr, de ces idées qui font de l’homme un être peu recommandable, parfois cruel, qui ne met pas au grand jour ses pulsions mauvaises, ses sentiments égoïstes, ses S Et avec, pêle-mêle, voilà qu’elle a au fond de son sac -on le verrait si on l’éclairait d’une lampe de poche -tout ce qui le rend complexe, divers, unique. C’est avec cet homme-là qu’il faut composer : savoir qui il est, ce qui est irréductible à sa nature, se mettre en tête qu’il est dangereux de vouloir le mutiler en l’enfermant dans une lumière blanche artificielle.

Voilà le vrai progrès à venir, mais voilà aussi le vrai combat : contre la lumière artificielle universelle, les contrastes, les reliefs que donnent les ombres. Il y a toutes sortes d’ombres : les bonnes, les mauvaises, les entre-les-deux. Considérons avec sympathie celles qui font le monde dans la subtilité de sa diversité. C’est à cette lumière-là qu’il faut comprendre la permanence, ou la résurgence régulière, de l’idée d’identité, qui taraude nos sociétés. En chacun de nous se noue la balancement entre la main tendue aux autres -frères humains, nous nous ressemblons, formons la même famille, avons les mêmes feux à partager -et le coeur accroché à notre clocher, petit bout de terre, collection de timbres-postes, littérature nationale, langue. A nous de continuer à faire vivre ce clocher ; à nous de l’apprivoiser, pour qu’il épouse les lumières du global. Lumière et ombre, indissociables, vont ainsi poursuivre leur route commune, évitant, pour ce cas d’espèce, les deux écueils de l’enfermement dans l’ombre du particularisme et de la lumière aveuglante et sans nuance de l’universel marchand.

Philippe PUJAS - 2003