MARGUERITE YOURCENAR : JOURNEE de la FEMME
jeudi 8 mars 2012
par Administrateur- tiphaine

MISHIMA ou la VISION du VIDE

Ce qui nous importe, c’est de voir par quels cheminements le Mishima brillant, adulé, ou, ce qui revient au même, détesté pour ses provocations et ses succès, est devenu peu à peu l’homme déterminé à mourir. De fait, cette recherche est en partie vaine : le goût de la mort est fréquent chez les êtres doués d’avidité pour la vie ; on en trouve trace chez lui dès ses premiers ouvrages. L’important est surtout de cerner le moment où il a envisagé certain genre de mort, et en a fait, à peu de chose près, comme nous le disions au début de cet essai, son chef-d’œuvre. (...) Mon esprit avait connu la panique et l’appréhension. Mais il n’avait jamais connu le manque d’un élément essentiel que son corps lui suppléait normalement sans qu’il ait à le demander... [À une hauteur simulée de] quarante et un mille pieds, quarante-deux mille pieds, quarante-trois mille pieds, je sentais la mort collée à mes lèvres. Une mort molle, tiède, pareille à une pieuvre... Mon esprit n’avait pas oublié que cette expérimentation ne me tuerait pas, mais ce sport inorganique me donnait une idée du genre de mort qui de toutes parts entoure la terre. » Soleil et Acier s’achève, toutes contradictions résolues, par l’image peut-être la plus antique du monde, celle d’un reptile lové autour de la planète, qui est à la fois, dirait-on, le dragon-nuage de la peinture chinoise et le serpent se mordant la queue des anciens traités occultistes.

Dans Chevaux échappés, Isao se réclame au cours de son procès du philosophe Wang Yang-ming, dont Mishima avait sur ce point fait sienne la doctrine : « Toute pensée n’est valable que si elle passe aux actes. » Et, en effet, cette quête presque tantrique cachée derrière les clichés alarmants ou gênants sur lesquels Mishima, le torse nu, la tête ceinte du bandeau traditionnel, brandit une latte de kendo ou pointe vers son ventre la dague qui l’éviscérera un jour, aboutit inévitablement et irrévocablement aux actes, ce qui est à la fois sa preuve d’efficacité et son danger. Mais à quel acte ? Le plus pur, celui du sage adonné à la contemplation du Vide, ce vide qui est aussi le Plein non manifesté, perçu par Honda comme un ciel violemment bleu, demande peut-être un patient entraînement qui dure des siècles. À son défaut, reste le dévouement désintéressé à une cause, à supposer qu’on puisse croire en une cause, ou faire comme si on y croyait. Nous aurons l’occasion d’examiner de près ce point. Quant aux formes plus banales en quoi peut se dégrader l’énergie pure, Mishima en avait connu, et, qui plus est, décrit la plupart.

L’argent et l’apparente respectabilité n’avaient fait de Honda qu’un « misérable foin » entre les dents des dieux destructeurs. Le succès pourrit comme l’Ange. La débauche, si l’on admet que cet homme contrôlé s’y soit jamais complètement livré, était un stade dépassé. La quête de l’amour frôle celle de l’absolu : l’héroïne de La Soif d’aimer tue et Kiyoaki meurt, mais il semble, pour autant qu’on ose juger de ces choses-là, que l’amour a rarement joué pour Mishima un rôle essentiel. L’art, dans ce cas l’art d’écrire, semble devoir dériver à son profit cette énergie inconditionnée, mais les « mots » ont perdu leur saveur, et il sait sans doute que celui qui se consacre tout entier à écrire des livres n’écrit pas de beaux livres.

La politique, avec ses ambitions, ses compromis, ses mensonges, ses bassesses ou ses forfaits plus ou moins camouflés en raison d’État, semble assurément la plus décevante de ces activités possibles ; néanmoins, les derniers actes et la mort de Mishima seront « politisés ». Et maintenant, gardée en réserve pour la fin, la dernière image et la plus traumatisante ; si bouleversante qu’elle a rarement été reproduite. Deux têtes sur le tapis sans doute acrylique du bureau du général, placées l’une à côté de l’autre comme des quilles, se touchant presque. Deux têtes, boules inertes, deux cerveaux que n’irrigue plus le sang, deux ordinateurs arrêtés dans leur tâche, qui ne trient plus et ne décodent plus le perpétuel flux d’images, d’impressions, d’incitations et de réponses qui par millions passent chaque jour à travers un être, formant toutes ensemble ce qu’on appelle la vie de l’esprit, et même celle des sens, et motivant et dirigeant les mouvements du reste du corps. Deux têtes coupées, « allées en d’autres mondes où règne une autre loi », qui produisent quand on les contemple plus de stupeur que d’horreur. Les jugements de valeur, qu’ils soient moraux, politiques, ou esthétiques, sont en leur présence, momentanément du moins, réduits au silence. La notion qui s’impose est plus déroutante et plus simple : parmi les myriades de choses qui sont, et qui ont été, ces deux têtes’ ont été ; elles sont. Ce qui remplit ces yeux sans regard n’est plus la bannière déroulée des protestations politiques, ni aucune autre image intellectuelle ou charnelle, ni même le Vide qu’avait contemplé Honda, et qui semble tout à coup rien qu’un concept ou qu’un symbole resté somme toute trop humain.

Deux objets, débris déjà quasi inorganiques de structures détruites, et qui, eux aussi, ne seront plus, une fois passés par le feu, que résidus minéraux et cendres ; pas même sujets de méditation, parce que les données nous manquent pour méditer sur eux. Deux épaves, roulées par la Rivière de l’Action, que l’immense vague a laissées pour un moment à sec sur le sable, puis qu’elle remporte.