Bon, tu
vois, comme d’un fait exprès tu me donnes encore des soucis, j’avais
en tête de mettre ta lettre en regard de ma lettre, mais bien sûr
impossible de mettre la main dessus, trois jours de recherches, rien. Elle
est là quelque part, coincée entre deux livres ou autre part
mais je fais une croix, elle restera à moi, je ne la publierai pas
et c’est tant mieux, elle ne restera qu’à moi. Alors à mon tour
de t’offrir quelque chose, juste cette photo d’un mur pas si anodin que ça
puisqu’il est juste en face ma fenêtre et que je sais que tu l’as vu
maintes fois. Tu sais j’ai plein de choses chez moi, des choses remplaçables,
presque toutes, mes livres, mes disques, mes vidéos, mes écrits
qui ne valent en fait pas grand-chose, mes photos que je suis juste content
d’avoir faites, les traces de mes voyages, j’aurais vraiment voulu partir
avec toi en Inde ou au Népal, mais ta lettre elle, si un huissier venait
chez moi il ne me la prendrait pas, ce n’est qu’un bout de papier mais c’est
la seule chose vraie qui me reste de toi. Je n’ai pas peur de la vie mais
lorsqu’elle ne sera plus je veux garder à jamais une image vivante
de toi, je veux faire à ce pacte avec la mort, te garder comme une
présence qui ne s’éteindra jamais.
Bisous
Tidji
Lundi 13 juin 2005
Je me souviens
comme si c’était hier du jour où j’ai reçu ta lettre,
j’étais heureux d’avoir de tes nouvelles, c’était la première
fois que tu m’écrivais, je pensais souvent à toi, je te savais
en Espagne à la Villa Velazquez pour ton service militaire, je me demandais
comment tu réussissais à le supporter , je me demandais ce que
tu faisais, si tu travaillais sur notre projet de link machine, je t’en savais
capable. Je ne t’avais pas revu depuis plus d’un an, tu étais parti
faire un tour du monde puis hop service militaire. En lisant ta lettre je
ne t’avais pas reconnu, toi qui était si pétillant, si lucide,
si intelligent je ne te reconnaissais pas. J’ai eu comme un malaise, je n’avais
personne avec qui en parler, je savais que quelque chose n’allait pas, mais
quoi je ne le savais pas. J’y ai tant pensé, je n’arrivais pas à
comprendre ce que je ressentais. J’ai voulu te répondre sur le champ,
mais je ne savais pas quoi te dire, mes pensées n’étaient pas
claires, alors j’ai remis au lendemain et puis une semaine plus tard j’ai
appris ton suicide. Il y a eu un blanc dans ma tête, quelque chose s’est
cassé à jamais. Tu vois ta lettre elle traîne toujours
sur une de mes étagères, je tombe sur elle une fois par an environ
et chaque fois je pense à toi. Je me demande pourquoi tu n’as pas juste
écrit Viens, j’aurais pris le premier train, mais non et maintenant
je traîne cette blessure à jamais. Je suis triste parce que je
sais que c’est injuste, que tu n’avais pas encore le droit au suicide, tu
n’avais pas tout donné, non. Ca je sais que tu le savais mais tu n’étais
pas encore assez armé à cette époque là. Crois-moi
tu as changé ma vie. Je n’ai pas repris le travail que l’on avait commencé
et je ne le pourrais sans doute jamais, tu es trop présent, puis c’était
un travail à deux, puis j’ai tourné la page. J’ai passé
d’autres épreuves incroyablement douloureuses, j’ai eu envie de baisser
les bras plus d’une fois mais bizarrement tu vois, toutes ces épreuves
m’ont donné envie de vivre pleinement ma vie, d’accepter les hauts
et les bas, le beau et l’horrible. J’ai lu Deleuze, tu sais que lui aussi
s’est suicidé mais il a attendu quand même d’avoir 70 ans, et
puis il avait décidé de ne plus écrire, juste finir son
livre sur Kant et considérer qu’il en avait assez fait. Mais lui il
avait 70 ans toi tu en avais 24, c’est différent tu sais. Bien sûr
je sais que je ne peux t’en vouloir de t’être suicidé, je commence
à l’accepter, pourtant que je t’en ai voulu.
J’ai tout essayé, t’oublier, pas possible, en parler, oui c’est vrai
que ça aide, j’ai même manqué aller voir un psy tu te
rends compte, rien n’a marché, alors j’ai décidé que
pour moi tu n’étais pas mort, tu faisais quelque part partie de moi
puisque je ne peux t’oublier. C’est aussi toi qui as fait ce que je suis devenu
et comme je ne sais absolument pas ce que c’est j’avance comme je le peux.
Tu vois cette petite lettre que je t’écris me fait du bien, peut être
que je t’écrirai plus souvent, attends toi à avoir du courrier,
dommage que je n’ai pas ton adresse.
Bisous.