Correspondance intime
Correspondance entre Benjamin Constant et sa cousine
Philippe Pujas
mardi 7 février 2006
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Dessin Tiphaine Stepffer - 2005

Parmi toutes les femmes qui ont rempli la vie de Benjamin Constant, il en est une qui tient une place particulière : sa cousine Rosalie. Elle était de dix ans son aînée, et avait pour lui une affection profonde et jamais démentie. Ces deux-là se sont peu vus, comme si la vie s’était acharnée à les séparer. Mais ils se sont beaucoup écrit, pendant quarante-cinq ans, entre 1786 et 1830. De cette correspondance ne restent que peu de lettres de Rosalie, et un assez grand nombre de Benjamin. Malgré ce déséquilibre, ces lettres rendent la densité de l’échange. Elles nous montrent une Rosalie fine, aimante et généreuse, elles éclairent le caractère de l’auteur d’Adolphe, ce diamant de la littérature française. Sans doute Benjamin Constant s’est-il expliqué sur lui-même dans ses Cahiers. Mais il ne s’y livre pas avec autant de naturel que dans sa correspondance avec Rosalie. Faut-il dire qu’on ne relit pas Adolphe - ce qu’inévitablement on a envie de faire - après s’être plongé dans ces lettres ? Benjamin Constant a suscité, par son comportement, plus d’irritation, voire d’inimitié, que de sympathie. Rosalie, qui a décelé très tôt les qualités de ce garçon original et doué pour les lettres, a eu pour lui une indulgence que n’a pas toujours partagée sa famille. Sa conduite désinvolte, ses amours diverses, tumultueuses et voyantes irritaient. Rosalie a la tendresse d’une grande sœur pour Benjamin, et elle fut sans doute d’autant plus attentive que la mère de celui-ci était morte en couches à sa naissance. Et pourtant, les lettres ne sont pas toujours à l’avantage de Benjamin : il s’y montre souvent, surtout dans les premières années de la correspondance, désinvolte, distant, peu attentionné, pour tout dire égoïste. Il s’y révèle aussi opportuniste et souvent faible : autant dire un portrait à peine en creux d’Adolphe qui, quand on retourne vers lui après les lettres de Benjamin à Rosalie, prend plus que jamais corps dans son auteur. Peu importe, dira-t-on, puisque le roman, comme tout chef-d’œuvre, se suffit à lui-même. Mais à le lire après les lettres, c’est une autre route qu’on emprunte : c’est - malgré soi ? - Benjamin qu’on va chercher, avec au cœur la sympathie que crée l’intimité de la correspondance. Nous avons choisi de publier un échange entre les deux cousins sur Adolphe, précisément. 1816 : quand paraît le roman, ces deux-là s’écrivent depuis longtemps. Rosalie a 58 ans, Benjamin 49. Il vient de publier le livre achevé dix ans plus tôt et qui n’avait jusqu’alors fait l’objet que de quelques lectures par l’auteur. Un des bonheurs de cette lecture est évidemment dans la langue qu’écrivent les deux correspondants, cette langue encore éclairée par les Lumières et qui en véhicule toutes les subtilités.

LETTRE CLI

Rosalie à Benjamin, 14 juillet 1816

Vous jugez si Adolphe m’a ramené à vous avec vivacité ; c’est si bien vous qu’il m’a fait souffrir quelque chose de ce que l’histoire vraie m’a fait éprouver. Tous mes sentiments sur vous se sont renouvelés, et mes regrets de ce qui a fait manquer souvent l’effet des dons que vous avez reçus, et ma douleur de vos peines, et mon désir extrême de vous voir reconquérir ce qui devrait être votre partage. Je me suis dit : avec de tels dons, il n’est jamais trop tard ; avec cette bonté de cœur, avec cette conscience délicate et si fort réveillée sur le mal qu’on peut causer, avec cette sensibilité accrue par la réflexion, qui chez d’autres la diminue, on peut encore être aimé et jouir de l’être. A cinquante ans, on a encore 30 ans devant soi ; à l’âge où les passions se calment, où les jouissances diminuent, celles de l’âme, celle de l’esprit qu’on inspire deviennent plus nécessaires... ......... Ah ! Benjamin, ce n’est pas la faiblesse qui vous domine, c’est le doute. Dans la passion, vous ne doutez plus : quelle force alors n’avez-vous pas ! Dans les intervalles, vous cherchez un appui, une puissance qui vous soutienne. Votre esprit trop étendu s’égare, faute de trouver des limites...

Ce n’est qu’à la seconde lecture d’Adolphe que j’ai pu voir l’auteur et l’ouvrage. Je n’ai vu d’abord que le héros. Pour l’héroïne, personne n’y a vu la femme qui a si longtemps influé sur votre sort, elle a des dénouements plus gais à sa disposition : ce n’est pas elle. Il n’y a de vrai que la position. Je ne dirai pas que la fiction m’ait plu, ni que je lui fasse quelques reproches du côté de l’intérêt ; mais quelle finesse, quelle justesse dans les développements, quelle vivacité, quelle vérité et quelle force dans les idées et dans l’expression ! Combien les caractères et leurs conséquences sont neufs et vrais ! J’ai respiré, quoique douloureusement, dans la belle scène de la rêverie. La fin et le réveil m’ont fâchée, ainsi que votre dernière page où vous semblez vouloir anéantir les grandes leçons que contient ce livre, car je crois qu’il en est peu de plus moral. je voudrais savoir quelle raison vous avez eu de le publier, et je pense qu’il vous aura valu beaucoup d’argent. .........

LETTRE CLII

Benjamin à Rosalie, 17 juillet 1816 (date écrite sans doute par étourderie, la lettre a été écrite quelques semaines plus tard, peut-être le 17 août)

... Ce que vous me dites sur Adolphe me fait grand plaisir. Je crois qu’il y a quelque vérité dans les détails et dans les observations. Du reste, j’ai toujours mis bien peu d’importance à cet ouvrage, qui est fait depuis dix ans. Je ne l’ai publié que pour me dispenser de le lire en société, ce que j’avais fait cinquante fois en France. Comme quelques Anglais l’avaient entendu à Paris, on me le demandait à Londres, et, après en avoir fait quatre lectures en une semaine, j’ai trouvé qu’il valait mieux que les autres prissent la peine de le lire eux-mêmes. .........

La correspondance entre Benjamin et Rosalie de Constant a été publiée par Gallimard en 1955, avec une introduction et des notes par Alfred et Suzanne Roulin

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Dessin Tiphaine Stepffer - 2005