Ces belles femmes qui nous quittent
samedi 19 février 2011

ANDRÉE CHADID LA CITE FERTILE

Un jour j’ai décidé de prendre le large ; comme ça, sans quitter ma cité. Cela m’a pris - un matin, un soir, je ne sais plus - une brûlante envie de m’offrir ma ville, de la palper, d’en extraire les sucs de la ressentir dans toutes ses fibres, d’ouvrir l’œil à perte de vue. De la reconnaître, ma ville, dans une pierre, un tronc d’arbre, un visage ; de la nommer en chacun et partout. De m’attacher à ce passant, ou à cet autre ; d’aller un moment dans leurs pas. Depuis, je marche le regard à ras de terre, ou bien à hauteur d’yeux, ou bien par-dessus les toits. Selon mon désir. Voilà, j’ai décidé : je l’arpenterai sans fin ma ville jusqu’à ce que mort me saisisse ! J’ai vécu ! Tout un passé me presse : Passions et gouffres, solitude et hublots, condoléances et fiestas, pudeurs et impudeurs, sel et sources... J’ai vécu ! A présent, oublions. Ma substance est ailleurs. Ou du moins : ailleurs que dans un relevé de souvenirs. J’ai horreur de ressasser. Maintenant je suis ici. Gravée dans ma vieille peau. Si labourée ma peau que je ne lui reconnais plus d’âge. Centenaire ! Millénaire ! Voilà ce qu’elle m’a faite. Voilà ce que je me veux... Certains décideront que ma place est au bord d’un fleuve séculaire, au fond d’une grotte greffée dans le désert, au creux d’une forêt primitive. Eh bien, non ! Ma place est ici : en pleine ville, en plein siècle. Près du béton, de l’acier, de l’asphalte, des feux rouges, des métros, des boutiques, des voitures, des bidonvilles, des motos, des drugstores et compagnie... J’y retrouve mon rythme, mon blé, mon eau, mes herbes, tous mes oui, tous mes non ! Du goudron à l’étoile, j’accorde mes extrêmes. Aucun désir de m’étendre ne me taraude, aucun empressement à jouer à la momie, à me blottir dans un coin de la nature pour contempler l’horizon. Pour contempler tout court ! Comme chacun je suis pétrie d’horizons et me battrai pour que ceux-ci paraissent et pour les peindre du mieux que je peux à travers les moyens limités- ressources, expressions, médias ! - dont je dispose. J’aime notre temps. Malgré ses bilans tragiques, ses maléfices. Quelque chose y remue. Quelque chose s’y cherche. Mon existence se décuple les jours où je tends l’oreille. Alors, il me semble que l’homme est possible. Que l’homme est possible, que l’homme sera. D’où avons-nous surgi ? Où vont nos pas, et pourquoi ? Nous habitons cet inconnu, ce mystère. Qui ne l’éprouve, qui ne l’a éprouvé ? Pourtant cela se définit mal, nous suffoquons à l’intérieur des mots. Pour m’en sortir : je chante, je joue, je crie, je danse, je brandis des images, je culbute les paroles / Je fais avec ce que je peux.

Souvent je pulvérise façades, masques, personnages ; je défais des mailles, j’écarte les étaux, je me rejoins... Alors, soudain, rien ne résiste à la source ! Alors, la fête ! Alors, l’amour ! Alors, alors, alors : la vie ! A quels nœuds échappe-t-on ainsi ? Ou bien « vivre », n’est-ce qu’une illusion ? Une farce ? Une farce, la vie ?... Mais l’admirable farce ! Comme elle, je ne fais que mourir et renaître, l’espoir chevillé au corps. Je ne cesse de ressentir ce qui nous propulse plus loin que le geste, les mots, l’écorce. Je ne cesse de nommer ce qui n’a pas de nom, mais frémit de l’autre côté de nous. Lorsque les ombres m’accablent et que je me fais défaut : je laisse affluer les paroles des autres : « Quand celui qui a vu s’en va, vient celui qui écoute. » Ou bien, j’accueille le silence, le rumine et m’en nourris. Je ferme les yeux, me tais au plus profond. Ainsi, je dérive. Longuement. Loin de moi et des enclos. Ainsi, ce silence m’accorde à l’univers (....)

Edition roman Flammarion