JEAN-NOEL VUARNET "EXTASES " Peintures Tiphaine-Stepffer
vendredi 11 février 2011
par Administrateur- tiphaine

EXTASES : Jean-Noel Vuarnet

THERESE ET L’ÉQUIVOQUE

(Grande amoureuse et suppôt d’inexprimables délices, épouse du Christ et docteur d’Eglise, sainte Thérèse et son étrange pouvoir sur les philosophes, les artistes et les prêtres, fascinés - pas toujours pour de bonnes raisons...) Leibniz fait à plusieurs reprises allusion à sainte Thérèse, en particulier dans le Discours de la Métaphysique : « Une personne dont l’esprit estoit fort relevé et dont la sainteté est fort révérée avoist coustume de dire que l’âme doit souvent penser comme s’il n’y avoist que Dieu et elle au monde. » Sade, dans le Voyage d’Italie, décrit aussi la célèbre transverbération, chef-d’œuvre du Bernin... Quand nous parlons de Thérèse d’Avila, nous ne savons jamais bien de quelle Thérèse nous parlons : de celle qui vécut à Avila, de celle qui représenta ses propres extases dans d’extraordinaires méditations romanesques, ou de celle que représentèrent tant d’artistes, du Bernin à Klossowski. Cette équivoque, qui, plus que de raison, nous la rend équivoque, fait bien sûr que nous l’aimons - non certes d’un amour bien pur ni bien honnête mais de celui du moins que nous pouvons avoir. D’une telle impureté, une voix, dans Le Baphomet de Klossowski (la voix même de Thérèse ?), fait reproche et peut-être raillerie. Impureté des intentions, duplicité des buts, équivoque du propos : cette voix reproche à quelqu’un (peut-être à l’auteur) de faire de sa femme, ou de la femme, une « infâme réplique » de la sainte : « II n’est pas jusqu’il la physionomie Je cette fille qui ne l’incite à perpétrer enfin avec elle ce qu’il pense avoir voulu eu vain jadis avec moi (...) et, de même qu’il m’avait exposée à tous les regards, rouvrant ma pensée du voile lout modelé d’une volupté coupable, ainsi fait-il de cette malheureuse mon infâme réplique... Voyez ! ô voyez ! » De quoi sommes-nous, là, pris à témoin ? Ce qui s’exprime dans des lignes de cette sorte porte sournoisement l’idée que l’extatique Thérèse ait pu être, par excellence, la Femme, mais aussi que sa doublure représentée manifeste, devenue femme, F infâme... Quelque chose de la jouissance féminine, quelque chose dont toute féminité ne serait que la réplique ou la parodie se dirait donc dans la figure et les extases de Thérèse... Qu’est-ce que l’extase ? Qu’est-ce que la jouissance féminine ? Sur l’extase comme sur la femme, les hommes savent peu, les femmes guère davantage. Que peuvent là-dessus nous apprendre les commentaires et la longue démarche de Thérèse ? Que peuvent nous apprendre ceux de ses « neveux » et de ses « filles » qui la représen¬tèrent ou la pensèrent ? Spectacle équivoque que celui des états, des eaux et des feux. Et nous ne pouvons que tourner autour. De signes écrits en simulacres, de répliques en échos. Il y a trois voies principales de l’extase. Du moins les traités d’ascétique et de théologie mystique en distinguent-ils généralement trois : la voie purgative, l’illuminative et l’unitive. Ces traités, le plus souvent inspirés ou soufflés par sainte Thérèse, distinguent dans l’extase (troisième étape de l’union mystique) deux caractères essentiels : « Le premier, intérieur et invisible, est une attention très forte à un sujet religieux ; le second, corporel et visible, est l’aliénation des sens . » Chez tous les auteurs, l’extase est décrite comme une expérience graduelle et progressive. La principale vertu de sainte Thérèse est qu’elle nous permet en tant que spéculative de nous représenter abstraitement les différents degrés de l’extase en même temps qu’elle offre, comme visionnaire et poète, le moyen de la figurer concrètement. Mystique complète en ce sens, Thérèse est l’extatique par excellence : à la fois intérieure, corporelle et représentative. Bien plus, l’incarnation imagée, quasi théâtrale, de ses « grâces extraordinaires » inspire l’essentiel de l’art religieux d’après la Contre-réforme, c’est-à-dire l’essentiel du baroque. J’en veux pour preuve, parmi tant d’autres possibles, l’œuvre du Bernin, qui s’étend sur toute la ville de Rome. De la colonnade de Saint-pierre jusqu’aux anges pâmés du pont Saint-Ange, des extases païennes de la gagerie Borghèse aux langueurs de plusieurs fontaines en passant par telle bienheureuse allongée ou par l’extraordinaire Madonna délia Vittoria. Autant qu’Avila, Rome est la ville de sainte Thérèse.

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out près de San Carlo alle quattro Fontane, chef-d’œuvre de Borromini (où Borromini, bien avant d’en mourir, cherchait déjà son « plus de lumière »), l’église de là Madonna della Vittoria... Je l’ai visitée bien des fois, cette église, avec bien des gens - quand j’habitais à Rome - et aussi, avant d’y habiter, avec quelques dames errantes et voyageuses qui maintenant me reviennent, leurs extases, du temps que Bataille était encore de mode... Il faisait chaud et sombre dans l’église, sur les dalles que frappaient les talons pointus - pendant que résonnait peut-être un motet sublime - comme à Séville tout près du tombeau de Don Miguel Manara - dans l’Histoire de l’œil, ou bien c’était une autre histoire... Dans cette église au fronton bizarre, qui abrite la statue de Thérèse et de l’ange. Cette statue que Sade trouve inconvenante et dont un célèbre Docteur affirme que « ça ne fait pas de doute, elle jouit » - simulacre de pierre dont mon titre, à plus d’un titre, s’autorise : la plus célèbre, la plus équivoque aussi, mais peut-être la plus belle représentation de l’extase, la fameuse Thérèse du Bernin... « On voit à côté de la fontaine Felice, la petite église des carmes appelée la Madonna délia Vittoria. Cette église est l’une des plus riches et des plus décorées de Rome. Tout y est marbre et or. On n’y voit le mur nulle part. A la chapelle de gauche, appartenant à ïa famille Cornaro, originaire de Venise, est la fameuse statue de sainte Thérèse languissante que l’Ange est prêt à blesser. C’est un chef-d’œuvre du Bernin. Ce morceau est sublime par l’air de vérité qui le caractérise, mais il faut seulement se pénétrer en le voyant que c’est une sainte, car à l’air extatique de Thérèse, au feu dont ses traits sont embrasés, il serait aisé de se méprendre. » (Sade, Voyage d’Italie.) Sade connaissait le Bernin et il en comprenait quelque chose. Il comprenait aussi quelque chose des femmes et des églises. C’est ce que montre d’évidence le passage des Prospérités du vice où Juliette, en compagnie du pape et de quelques amis, se livre à de frénétiques extases, dans Saint-Pierre de Rome, sous un fameux baldaquin noir et or, autre création du Bernin : « Sodomisée par le pape, le corps de Jésus-Christ dans le cul, ô mes amis, quelles délices ! Il me semblait que je n’en avais jamais tant goûté de ma vie. » Mais qu’est-ce que la jouissance de Juliette en comparaison de la jouissance de Thérèse ? Difficile de déterminer leurs degrés d’intensité relative. Difficile aussi d’opposer simplement l’une à l’autre : extase matérielle transgressive contre extase spirituelle pure. De toute évidence, la vérité là-dessus ne peut qu’être équivoque, et pas simple. A trop maintenir, pourtant, ces sortes d’ambiguïtés, on risquerait de rééditer Bataille, qui, comme on sait, s’en est nourri avec des bonheurs inégaux... C’est pourquoi, comme il n’y a pas lieu de considérer que les délices de Juliette ; bien que très intenses, soient à proprement parler extatiques, je me bornerai à contempler celles de Thérèse - même si, dans l’ombre ou en épigraphe, Juliette peut encore éclairer quelques ombres, puisque l’extase et la jouissance ont évidemment partie liée.

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