ROLAND BARTHES sur REQUICHOT
jeudi 16 septembre 2010
par Administrateur- tiphaine

REQUICHOT ET SON CORPS ROLAND BARTHESI

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« Je ne sais pas c’qui m’quoi. »
 (Bernard Réquichot)

Beaucoup de peintres ont reproduit le corps humain, mais ce corps était toujours celui d’un autre. Réquichot ne peint que son propre corps : non pas ce corps extérieur que le peintre copie DEDANS en se regardant de travers, mais son corps du dedans ; son intérieur vient dehors, mais c’est un autre corps, dont l’ectoplasme, violent, apparaît brusquement par l’affrontement de ces deux couleurs : le blanc de la toile et le noir des yeux fermés. Une révulsion généralisée saisit alors le peintre ; elle ne met au jour ni des viscères ni des muscles, mais seulement une machinerie de mouvements répulsifs et jouissifs ; c’est le moment où la matière (le matériau) s’absorbe, s’abstrait dans la vibration, pâteuse ou suraiguë : la peinture (employons encore ce mot pour toutes sortes de traitements) devient un bruit (" L’extrême aigu du bruit est une forme de sadisme "). Cet excès de la matérialité, Réquichot l’appelle le méta-mental. Le méta-mental est ce qui dénie l’opposition théologique du corps et de l’âme : c’est le corps sans opposition, et donc, pour ainsi dire, privé de sens ; c’est le dedans asséné comme une gifle à l’intime. Dès lors la représentation est troublée, la grammaire aussi : le verbe " peindre " retrouve une curieuse ambiguïté : son objet (ce que l’on peint) est tantôt ce qui est regardé (le modèle), tantôt ce qui est recouvert (la toile) : Réquichot ne fait pas acception d’objet : il s’interroge en même temps qu’il s’altère : il se peint à la façon de Rembrandt, il se peint à la façon du Peau-Rouge. Le peintre est à la fois un artiste (qui représente quelque chose) et un sauvage (qui peinturlure et scarifie son corps).  

Pourtant, étant des boîtes au fond desquelles ily a quelque chose à voir, les Reliquaires ressemblent à des machines endoscopiques. N’est-ce pas le magma interne du corps qui est placé là, au bout de notre regard, comme un champ profond ? Une pensée funèbre et baroque ne règle-t-elle pas l’exposition du corps antérieur, celui d’avant le miroir ? Les Reliquaires ne sont-ils pas des ventres ouverts, des tombes profanées (" Ce qui nous touche de très près ne peut devenir public sans profanation ") ?
Non. Cette esthétique de la vision et cette métaphysique du secret se troublent aussitôt, si l’on sait que Réquichot répugnait à montrer sa peinture, et surtout, qu’il mettait des années à faire un Reliquaire. Cela veut dire que pour lui la boîte n’était pas le cadre (renforcé) d’une exposition, mais plutôt une sorte d’espace temporel, l’enclos où son corps travaillait, se travaillait : se retranchait, s’ajoutait, s’enroulait, s’étalait, se déchargeait : jouissait : la boîte est le reliquaire, non des os de saints ou de poulets, mais des jouissances de Réquichot. Ainsi, sur la côte du Pacifique, trouve-t-on d’anciennes tombes péruviennes où l’on voit le mort entouré de statuettes en terre cuite : elles ne représentent ni ses parents, ni ses dieux, mais seulement ses façons préférées de faire l’amour : ce que le mort emporte, ce ne sont pas ses biens, comme dans tant d’autres religions, mais les traces de sa jouissance.  

Dans certains collages (vers 1960), les mufles, les gueules, les langues d’animaux viennent en abondance : angoisse respiratoire, dit un critique. - Non, la langue, c’est le langage : non pas la parole civilisée, car celle-là passe par les dents (une prononciation dentalisée est un signe de distinction : les dents surveillent la parole), mais le langage viscéral, érectile ; la langue, c’est le phallus qui parle. Dans un conte de Poe, c’est la langue du mort magnétisé, non sa denture, qui dit la parole indicible : "je suis mort" ; les dents coupent la parole, la font précise, menue, intellectuelle, véridique, mais sur la langue, parce qu’elle se tend et se bombe comme un tremplin, tout passe, le langage peut exploser, rebondir, il n’est plus maîtrisable : c’est sur lalangue du cadavre hypnotisé que les cris de "Mort ! Mort ! " font explosion sans que le magnétiseur puisse les réprimer et faire cesser le cauchemar de ce mort qui parle ; et c’est aussi, dans le corps, au niveau de la langue, que Réquichot met en scène le langage total : dans ses poèmes lettristes et dans ses collages de museaux.  

La recherche de Réquichot porte sur un mouvement du corps qui avait également fasciné Sade (mais non le Sade sadique), et qui est la répugnance : le corps commence à exister là où il répugne, repousse, veut cependant dévorer ce qui le dégoûte et exploite ce goût du dégoût, s’ouvrant ainsi à un vertige (le vertige est ce qui ne finit pas : décroche le sens, le remet à plus tard). La forme fondamentale de la répugnance est l’agglomérat ; ce n’est pas gratuitement, par simple recherche technique, que Réquichot en vient au.collage ; ses collages ne sont pas décoratifs, ils ne juxtaposent pas, ils conglomèrent, s’étendent sur de vastes surfaces, s’épaississent en volumes ; en un mot, leur vérité est étymologique, ils prennent à la lettre la colle qui est à l’origine de leur nom ; ce qu’ils produisent, c’est le glutineux, la poix alimentaire, luxuriante et nauséeuse, en quoi s’abolit le découpage, c’est-à-dire la nominations Circonstance emphatique, ce que les collages de Réquichot agglomèrent, ce sont des animaux. Or il semble bien que le conglomérat de bêtes provoque en nous le paroxysme de la répugnance : grouillement de vers, noeuds de serpents, nids de guêpes. Un phénomène fabuleux (est-il encore attesté scientifiquement ? Je n’en sais rien) résume toute l’horreur des agglomérats d’animaux : c’est le roi-de-rats : "En liberté, les rats - dit un ancien dictionnaire zoologique - sont quelquefois sujets à une maladie des plus curieuse. Un grand nombre se soudent par la queue et forment ainsi ce que le vulgaire a nommé le roi-de-rats... La cause de ce fait curieux nous est encore inconnue. On croit que c’est une exsudation particulière de la queue qui maintient ces organes collés ensemble. A Altenburg, on conserve un roi-de-rats formé par vingt-sept individus. À Bonn, à Schnepfenthal, à Francfort, à Erfurt, à Lindenau, près de Leipzig, on a trouvé de pareils groupes. " Ce roi-de-rats, Réquichot n’a cessé métaphoriquement de le peindre, de coller ce collage qui n’a même pas de nom ; car ce qui existe, pour Réquichot, ce n’est pas l’objet, ni même son effet, mais sa trace : entendons ce mot au sens locomoteur : jailli du tube de couleur, le ver est sa propre trace, bien plus répulsive que son corps.  

Le dégoût est une érection panique : c’est tout le corps-phallus qui gonfle, durcit et s’affaisse. Et c’est ce que fait la peinture : elle bande. Peut-être tenons-nous ici une différence irréductible entre la peinture et le discours : la peinture est pleine ; la voix, au contraire, met dans le corps une distance, un creux ; toute voix est blanche, ne parvient à se colorer que par des artifices pitoya bles. Il faut donc prendre à la lettre cette déclaration de Réquichot décrivant son travail, non comme un acte érotique (ce qui serait banal) mais comme un mouvement érectile et ce qui s’ensuit : " Je parle de ce rythme simple qui fait que pour moi une toile débutait lentement puis se faisait progressivement plus attachante et par un crescendo passionnant, me conduisait à l’effervescence de l’ordre de la jouissance. À ce sommet, la peinture m’abandonnait, à moins que ce ne fût moi-même, aux confins de mon pouvoir, qui lâchais prise. Si je savais alors ma peinture achevée, mon besoin de peindre ne l’était pas et ce paroxysme était suivi d’une grande déception. " L’oeuvre de Réquichot est cette débandade du corps (qu’il appelle parfois, du mot même dont certains désignent la pulsion : la dérive).     les deux sources de la peinture

Vers la fin du XVIlle siècle, les peintres néo-classiques représentaient ainsi la naissance de la peinture : amoureuse, la fille d’un potier corinthien reproduit la silhouette de son amant en portant au charbon sur un mur les contours de son ombre. Substituons à cette image romantique, qui, au reste, n’est point fausse puisqu’elle allègue le désir, un autre mythe, à la fois plus abstrait et plus trivial ; concevons, hors de toute histoire, une double origine de la peinture.
La première serait l’écriture, le tracé des signes futurs, l’exercice de la pointe (du pinceau, de la mine, du poinçon, de ce qui creuse et strie - même si c’est sous l’artifice d’une ligne déposée par la couleur). La seconde serait la cuisine, c’est-à-dire toute pratique qui vise à transformer la matière selon l’échelle complète de ses consistances,.par des opérations multiples telles que l’attendrissement, l’épaississement, la fluidification, la granulation, la lubrification, produisant ce qu’on appelle en gastronomie le nappé, le lié, le velouté, le crémeux, le croquant, etc. Freud oppose ainsi la sculpture - via di levare - à la peinture - via di porre ; mais c’est dans la peinture même que