MICHEL CASSE « Nostalgie de la lumière »
dimanche 29 août 2010
par Administrateur- tiphaine

MICHEL CASSE « Nostalgie de la lumière »

Les découvertes les plus importantes résultent souvent très directement d’innovations techniques substantielles. Je ne parle pas des percées purement théoriques, déconnectées de l’expérimentation, tant il est délicat de distinguer leur source d’inspiration. La lunette de Galilée (grossissement 20) lui permit de distinguer clairement quatre minuscules taches de lumière dont il suivit le mouvement jusqu’à ce qu’il fût certain qu’il observait des lunes individuelles orbitant autour de Jupiter. Il vit apparaître les montagnes de notre propre Lune avec suffisamment de netteté pour affirmer qu’elle devait être pétrie de la même substance que la Terre, faisant prévaloir contre Aristote, qui régnait en maître sur les esprits depuis l’Antiquité, la matérialité des corps célestes, rayant d’un seul trait de plume la distinction entre mondes supra lunaires et sublunaires.

L’astrophysique était née, qui proclame l’identité de nature entre tous les objets de la Terre et du Ciel et de ce fait les déclare connaissables. Tycho Brahé, il y a quatre siècles, lançait la mode des observations astronomiques précises. Quelques siècles plus tard, une poignée de pionniers construisent des télescopes sensibles à des rayonnements d’extrême douceur (infrarouge) ou d’extrême violence (X et gamma), sachant l’extrême révélateur, qui de manière similaire ouvriront la perception à un ciel entièrement neuf, peuplé d’étoiles-X et de galaxies infrarouge et gamma. De nos jours, les phénomènes d’envergure cosmique sont fréquemment découverts par des physiciens et ingénieurs originellement formés à d’autres disciplines que l’astronomie classique. Élevé au sérail, au Service d’Astrophysique de Saclay (anciennement Section d’Astrophysique), je peux en attester.

Guerre et Ciel : II n’est pas indifférent que ces découvertes de premier plan aient très souvent fait intervenir des équipements dont la destination initiale était tout autre. L’exemple le plus flagrant est la découverte d’éclairs de rayonnement gamma dans l’espace, appelés « sursauts gamma » ou gamma ray bursts, par le satellite espion américain Vêla, destiné à repérer les explosions nucléaires secrètes. . Autre exemple, et non des moindres : les équipements radar qui furent développés au cours de l’effort de guerre rendirent également possible le développement rapide de la radioastronomie. On pourrait ainsi multiplier les exemples. La percée majeure de l’astronomie infrarouge a de la même manière bénéficié de la recherche militaire. L’innocence rêveuse n’est pas de mise dans les cénacles astrophysiques.

Est-ce le prix à payer pour que l’humanité se sente soudain capable de percer l’épaisseur des nuages qui l’environnait ? Pour surprendre le ciel en flagrant délit de création/destruction, de métamorphose et de gestation ? Nous voyons des soleils en transe, des catégories entières d’objets nouveaux, étranges et capricieux, apparaître/disparaître et nous ne pouvons que ressentir l’instabilité foncière du Cosmos, et par conséquent de nous-mêmes. L’aventure, c’est de vivre sur un tapis volant. « II faut encore porter le chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante » (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra). Là où semblait régner l’ordre et le silence de la mort mécanique d’un Univers d’horloger apparaît l’exubérance vitale.

Levée d’astres dans le ciel de la connaissance : nous ne vivons plus en aveugles parmi les réalités sublimes du ciel. Certains voient des choses dans le ciel. Nous, physiciens astraux, voyons du ciel dans les choses. Nous sommes faits de plusieurs vies d’étoiles comme le musicien est fait de plusieurs vies de musique. L’Univers est masqué comme le moi le plus intime. Mais, quand il se met à parler, toute lumière devient parole. L’étoile prise en otage par un cadavre stellaire qui l’entraîne dans un tango tourbillonnant hurle des rayons X. Le Big Bang vocifère vers nous, mais son cri nous parvient assourdi, adouci, presque éteint... Lumière qui tressaille à trois degrés Kelvin. Et le ciel s’embaume de rouge invisible.

Étoile généralisée, étoile calculée L’œil, sans le secours du télescope, distingue, dans des conditions optimales de visibilité, trois mille étoiles. Mais ce n’est que l’infime avant-garde des armées du ciel. Ce qui vient derrière se compte en milliards de milliards. Il semble donc vain de vouloir décrire les astres un par un. Comment aborder dans ce cas l’idée d’étoile dans sa plus grande généralité ? Que l’on dispose ou non d’une théorie générale de la réalité (et nous en sommes encore loin), il n’en reste pas moins vrai qu’on ne peut parler d’un type particulier d’objet - le Soleil, l’étoile, l’Univers - sans s’être donné, au préalable, un modèle de cet objet. C’est-à-dire une idée simple, une représentation idéalisée de la chose réelle, ou prétendue telle. Ainsi le Soleil peut-il en première analyse être représenté comme une sphère gazeuse et chaude, tel qu’on le pressent, tel qu’on le conçoit.

Par la suite, ce modèle se formalise, s’éparpille en « phénomènes élémentaires » pour se réunifier en un faisceau d’équations. Mais un modèle digne de ce nom ne se contente pas d’expliquer ou de codifier. Ses ambitions vont plus loin. Le modèle forcé, extrapolé, poussé, jusqu’à sa tension de rupture, exprime ses « pensées cachées ». Celles-ci sont parfois très surprenantes. A quel niveau la théorie devient-elle créatrice ? L’émergence dans le monde des idées des modèles géométriques d’espace-temps, des trous noirs qui en sont la conséquence, des étoiles à neutrons - astres quantiques par excellence - est à mettre au compte de ces commotions théoriques découplées de l’observation.... Mais revenons à notre étoile, ou plutôt à notre idée d’étoile. Comment les astronomes peuvent-ils savoir de quoi les étoiles sont faites ? La lumière se disperse à travers le prisme, se résout en fines raies comme le nuage en pluie (Figure 22). Il pleut des couleurs. La découverte merveilleuse de la spectroscopie allait permettre d’établir la correspondance entre raie spectrale - renforcement ou affaiblissement de l’intensité lumineuse sur une plage très étroite de longueur d’onde - et l’identité chimique des éléments émetteurs ou absorbants, ainsi que leurs proportions relatives. Conséquence révolutionnaire : l’analyse spectrale permet d’examiner la composition chimique des gaz lumineux (émetteurs) ou sombres (absorbants). La méthode spectroscopique a été progressivement étendue à toutes les lumières, visibles ou invisibles. Que l’on tente d’observer les rayons X, gamma, ou les particules errantes du rayonnement cosmique, libres et rapides comme la lumière, la stratégie instrumentale est la même.

Il convient, en premier lieu, de spécifier l’énergie, la résolution spatiale, la résolution temporelle et la sensibilité de la mesure puis, la mesure faite, de l’interpréter selon une grille codifiée de lecture. Il est évident que ce mode d’analyse s’applique au Soleil et aux étoiles, ou plus précisément à leur atmosphère. Dès lors, il est permis d’accéder à la constitution chimique de Phoebus aux crins dorés, des étoiles ses sœurs et des nébuleuses, leurs mères, et d’établir des comparaisons fructueuses entre différents objets astronomiques, afin de découdre la cape du ciel et de la recoudre rationnellement. L’analyse spectrale montre à l’évidence que les éléments présents dans les étoiles et les nébuleuses les plus lointaines sont uniquement ceux que nous connaissons sur la Terre. Constater l’unité de la matière dans l’Univers est une chose, l’expliquer en est une autre. C’est à cette dernière tâche que l’astrophysicien consacre sa raison.