SORCIÈRE ET HYSTÉRIQUE CATHERINE CLEMENT
samedi 21 août 2010
par Administrateur- tiphaine

SORCIÈRE ET HYSTÉRIQUE CATHERINE CLEMENT

Une femme en pleurs s’appuie sur l’épaule d’un vieillard. Elle est habillée de pourpre, et porte les signes de la violence et de l’amour « Elle a sur le visage des marques de morsure, le long des bras des traces de coups ; ses cheveux épars s’accrochent dans les déchirures de ses haillons ; ses yeux paraissent insensibles à la lumière ». Elle reste ainsi longtemps muette, anorexique « puis elle se réveille, et débite des choses merveilleuses ». Dans son délire, elle parle d’une région couleur d’émeraude, porteuse d’un seul arbre ; elle parle d’un vaisseau grec, ou troyen, qui l’emporte sur les eaux ; elle est devenue prostituée pour des matelots grecs, puis, trouvée par le vieillard, la voilà, telle qu’Antoine, le saint tenté, le rêve. Elle a été l’Hélène des Troyens, dont le poète Stésichore a maudit la mémoire. Elle a été Lucrèce, la patricienne violée par les rois, Elle a été Dalila, qui coupait les cheveux de Samson... Innocente comme le Christ, qui est mort pour les hommes, elle est dévouée pour les femmes. » Ainsi parle Simon le Magicien, qui s’est fait montreur d’Ennoia. Ennoia, Sigeb, Barbelô, Prounikos la femme. « Car l’impuissance de Jéhovah, ajoute-t-il, se démontre par la transgression d’Adam, et il faut secouer la vieille loi, antipathique à l’ordre des choses. »

Une femme marche droit sur la ville, s’habille de vert, et, de paysanne miséreuse qu’elle était, devient presque souveraine à force d’or accumulé. « Jamais elle ne fut plus belle. Dans l’oeil noir et le blanc jaune flamboyait une lueur qu’on n’osait envisager, un jet sulfureux de volcan. » Puis, voilà qu’on la pourchasse, qu’on coupe aux reins la robe verte, que des chiens la mordent, et qu’elle se retrouve, acculée, devant la porte de sa maison. Elle était étalée là, comme la misérable chouette qu’on cloue aux portes d’une ferme, et les coups, en plein, lui pleuvaient. » La voici dans le coeur de ta forêt, devenue son royaume. Elle est devenue semblable aux bêtes comme un sanglier sur ces glands » dont elle fait maintenant sa nourriture ; elle vit à l’entrée d’un trou de troglodyte. Les corbeaux lui tiennent compagnie ; on vient la consulter de partout, en secret. Elle est proscrite, menacée du bûcher, mais elle accomplit la survie des forces païennes du désir. « Elle a une envie de femme Envie de quoi ? Mais du Tout, du Grand Tout universel... A ce désir immense, profond, vaste comme une mer, elle succombe, elle sommeille.,. Elle a dormi, elle a rêvé... Le beau rêve.. ; Et comment le dire ? C’est que le monstre merveilleux de la vie universelle, chez elle, s’était englouti ; que désormais vie et mort, tout tenait dans ses entrailles, et qu’au prix de tant de douleurs, elle avait conçu la Nature. »

Une femme est étendue sur un divan de cuir ; elle souffre. Ses yeux clignotent, elle regarde par terre, elle fronce les sourcils, le nez, elle plisse tout. Elle parle mal, bégaie, hoquette. De temps à autre, elle fait avec la langue un clappement bizarre comparable au son final émis par le coq de bruyère lors de l’accouplement. « Les doigts crispés, recroquevillés, elle fait un geste du bras comme pour me repousser en s’écriant d’une voix angoissée "ne bougez pas, ne dites rien ! Ne me touchez pas » Ah, dit-elle encore dans sa frayeur, « Si je trouvais un animal pareil dans mon lit, imaginez un peu l’ouverture de la caisse, il s’y trouve un rat crevé, un rat cloué. Elle fait des rêves affreux, où tout devient serpent ; un monstre à tête de vautour la mord par tout le corps. Des hommes l’agressent, qu’elle ne connaît pas ; ils se dressent au pied de son lit. Elle a peur, de tout ; elle a mal, partout, insensible, paralysée, tordue de crampes. Quand on vient pour la soigner, pour tenter de faire sortir d’elle, sous la pression, ces bêtes sauvages qui la terrifient, elle s’écrie ((Je meurs de peur ah I Je puis à peine vous raconter, je me hais. Elle dit encore « Je suis une femme du siècle passé. »

Trois figures de femmes, trois hommes pour les figurer. Ennoia, présentée par Flaubert dans la Tentation de Saint-Antoine, femme souffrante dans la dépendance d’un vieillard montreur d’ours et d’elle-même ; la Sorcière, celle que décrit Michelet, femme trouvant son autonomie dans la dépendance satanique d’une contre-culture, d’un contre-coup culturel ; Emmy von N.., 40 ans, livonienne, souffrante sous les yeux de Freud, crachant, sous hypnose, les crapauds et les vers de terre dont elle se sent percée, habitée.

Trois figures souffrantes, pour les femmes celle dont le mythe hellénistique dit qu’elle s’est dévouée pour les femmes comme le Christ pour les hommes ; celle qui s’est vouée au Diable faute de mieux, pour venir en aide aux autres femmes menacées par l’oppression de l’Église ; celle enfin qui a su reprendre dans le registre des symptômes toute l’histoire inscrite dans les mythologies féminines, l’hystérique, souffrant des réminiscences des deux autres. Il est vrai, il est sûr, que ces trois lionimes ont aussi leurs traits pertinents par rapport à la Féminité, Faubert, hystérique lui-même, en proie à des crises où sa raison chavire, s’identifiant à Madame Bovary, mais non comme une tradition littéraire le voudrait s’identifiant dans la « communauté sexuelle", passant dans la peau d’une femme ; Michelet qui se déclare " Fils de la Femme", entoure la féminité d’une idolâtrie inversée ; Freud, qui appuie la psychanalyse sur et contre l’hystérie (donc contre la féminité), qu’il traverse les oreilles ouvertes, mais les yeux fermés. Ces hommes-ci demeurent cependant des filtres plus perméables que d’autres à des mythes dont les femmes, qui n’avaient pas de fonction culturelle dans la transmission du savoir, n’ont pu jusqu’à une date récente assumer la mise en forme. Il faut bien passer par le public des écrivains, des psychiatres, des juges, pour reconstituer la scène mythique sur laquelle les femmes jouèrent leur rôle ambigu. La dernière, l’hystérique reprend et assume les souvenirs des autres ; c’était l’hypothèse de Michelet dans la Sorcière, c’est encore celle de Freud dans les Études sur l’hystérie. L’un comme l’autre pensent que dans la femme survit le passé refoulé ; la femme est, plus qu’une autre, vouée à la réminiscence. La sorcière, qui peut ensuite rêver la Nature, et donc, la concevoir, qui incarne la réinscription des traces du paganisme refoulé par le christianisme triomphant ; l’hystérique, qui vit son corps au passé, qui le transforme en théâtre pour des scènes oubliées, témoigne d’une enfance perdue qui survit en souffrance.(...)