Hubert Haddad/Les Rois de France de Stepffer-Tiphaine
vendredi 28 mai 2010
par Administrateur- tiphaine

De Fouquet il Picasso, l’évolution de l’effigie en buste ou en pied passe par une lente défiguration faite de transgressions fascinés pour [’empreinte même du sacré, le visage, seul objet non chosifiable - sinon dans le masque ou le portrait captateur d’identité.

Un peintre comme Tiphaine inverse la proposition. Venue de l’informel, du "tachisme" qui n’est qu’un préalable exercice "vincesque" à quelque vision demeurée en suspens, elle restitue à l’espace mnésique certains repères en forme de visages ou d’emblèmes afin d’éclairer sa fougue abstraite d’une méditation rigoureuse sur la tradition et l’histoire, ces constituants sémiotiques et sentimentaux d’une rêverie obstinée constituée en culture.

Les rois de France forment certes la galerie de portraits par excellence. L’air de famille le plus contrasté témoigne de privilèges endogames coupés d’un métissage cosmopolite au fil des alliances régaliennes. Les monarques, ces grands métèques incestueux, reçurent des croisements un faciès de fauve ou de façonnier souffreteux ; le sang chez l’un bouillonne encore de la nuit barbare des chefs, ou se délaye chez l’autre après maints cousinages dans les veines d’altesses anémiques. Tiphaine se penche sur les enseignes sacrées du tourbillon générateur rompu jadis sur un pic avant de se perdre aux alcôves de la décadence. Les rois, pour l’artiste revenu de toutes les bâtardises de la modernité, évoquent assez les exaltantes séries picassiennes qui s’imposent dans une antériorité quasi mythologique, avec la Minotauramachie par exemple, ou les Ménines inspirées d’un génial peintre de cour. Cette manière ample, contrastée de traiter la surface picturale, avec un expressionnisme comme retourné sous la rigueur d’une composition en double ou triple étagement combiné où le carré et le losange découpent des éventails et des spirales orbiculaires, prend prétexte de la figuration, à la manière d’un Fautrier griffant d’un profil ses hautes pâtes pour légitimer l’inactuel, a des fins sciemment hyperboliques. Le motif suscite la manière abstraite et renvoie ici au fond exotique de l’imaginaire. Le peintre d’origine argentine, par rare droit de régale, revisite le vieux continent dans l’hybridation baroque de la mémoire mêlant sans doute aux évocations des dictateurs, grands caïmans voluptueux et seuls mythes propres à l’Amérique latine selon Garcia Marquez la figure hautement tribale et tout emblasonnée des monarques. Tiphaine rehausse ses physionomies à charge d’une symbolique de vitrail par inclusions envahissantes où la peinture trouve ses marques. Sait-on qu’au royaume des rois, la folie d’un père suffit à changer le monde ? Jeanne d’Arc et Agnès Sorel veillent secrètement sur Charles VII. Les souverains en lutte contre l’arbitraire nobiliaire, confortant les communes et les assemblées à l’origine de l’esprit républicain, forgeront bon gré mal gré les conditions de leur triomphe et donc de leur destitution dans l’ampliation faussement désincarnée du pouvoir absolu que deviendra l’État. Du fou sacramentel au Bel excommunié, des Croisés au saint Pestiféré, des Valois aux Bourbons, nous devinons maint règne tout armorié d’attributs et d’écussons. Tiphaine œuvre par surcharges totémiques ; on songe par rapprochement formel aux lyriques américains comme De Kooning pour cette réduction gestuelle des figures, à Rauschenberg pour l’aspect "combine paintings" relevant de la simultanéité chère à l’iconographie médiévale, au Pollock des reliquaires indiens, ou encore aux Accumulation du précurseur de Cobra, le Danois Egill Jacobsen. Chez Tiphaine, la spontanéité s’intériorise en une quête rêveusement archéologique mixant les techniques. Mais le peintre n’ajoute rien, il transforme. Tiphaine creuse l’image avec ses brosses vers l’idéale concavité où signes et couleurs s’équilibrent par une sorte d’intime violence happant le regard à l’intérieur de ]a toile, dans cette disparition inexplicable que la forme institue. Même si elle sait s’en recréer, la peinture ne partage guère son secret avec l’arbitraire humain - époques, modèles ou simple vis-à-vis objectal. Elle surprend sur un plan des qualités de temps que l’œil à fleur d’abîme ne cesse d’effacer sur fond de permanence papillonnante. Toute la psyché, cette boîte noire de l’univers, anticipe le crash insondable des signes. Tiphaine peint ainsi sous diverses faces l’abyssal portrait d’une subjectivité Elite d’une conjonction illimitée d’impressions et de synthèses où se cristallise une esthétique picturale, cette gestuelle qui interprète, invoque et projette les durées passées ou présentes pour incarner soudain, comme la tranchée d’un cou, le vif au plus vif Et c’est le temps visité de l’an. Le blafard et le fuligineux tirés d’un orage maçonnent des bleus de sacre et des jaunes régicides. Ces couleurs et ces épais tracés qui s’affrontent sous un hérissement de crête ou de hure seigneuriale attendent l’éloignement de l’analyse pour restituer, après la lecture - palimpseste, l’organicité de la composition, ultime instance de l’œil qui voudrait comprendre et qui enfin voit, ni lampe ni loupe, mais seul médium de la main, peignant hors sujet la folie souveraine du bout d’une marotte ou d’un sceptre.

Tiphaine aurait pu aussi bien peindre une suggestion de pères ou d’amants, l’oubli des fleurs, quelque autoportrait défenestré. Il s’agissait seulement pour elle de fausser l’abstraction et d’ induire une violence des signes, un regard âprement incarné, par delà l’abandon impersonnel d’un Wols, dans le péril de la fIgure. Peut-être faut-il chaque fois sacrifier le bel artisan pour retrouver la sainte maladresse. L’art est une mise en danger aux allures d’idylle. Tiphaine confie ses rois au drame exultant de la peinture.

Hubert Haddad