COMBAT d’ ARCHITECTURE
Germinal Rebull : Slogan m’a tuer
L’ECOLE de VALPARAISO
jeudi 18 février 2010
par Administrateur- tiphaine

L’énoncé

Une classe de collège l’élève sur l’estrade.
-   C’est une petite chambre avec au fond une fenêtre. Il y a des rideaux qui sont repliés sur les cotés...
-   Alors on voit par la fenêtre ? Une voix qui vient d’un rang derrière.
-   Attendez, d’abord il faut que je vous dise ce qu’il y a dans la chambre, une table.... une nappe...enfin dessus quoi...
-   Devant ou dans un coin ? Un autre
-   Quoi la table ou la nappe ?
-   Ben les deux, ils sont où ? Les élèves continuent avec crayons et gommes à dessiner sur la feuille de papier ce que décrit la jeune fille sur l’estrade d’après la carte postale qu’elle tient à la main. C’est l’exercice du cours d’art plastique...il faut transposer l’énoncé que fait cette élève d’après une image. Et pour chaque fragment de son récit, une volée de questions qui s’embrouille en rigolade, c’est amusant, il y a tant de manière de « voir » les mots. Et on peut aussi moquer la jeune fille sur l’estrade, histoire de renvoyer toutes les difficultés et donc toute responsabilité de transcription sur les faiblesses supposées de l’émetteur...
-   Tu as dit quoi finalement pour la table ...devant la fenêtre ou à gauche ?
-   Pas tout a fait devant...comment dire ? Entre les mots inspirés par la carte postale et les traits sur le papier pour tenter de se réapproprier l’image source, entre ces deux points opposés le chemin est bien long. L’enfant regarde une image et l’interprète, il opère déjà des choix qui lui sont personnels, il les traduit dans un langage codé et formel afin d’émettre des mots. Derrière chacun de ceux-ci il y a l’ombre de son caractère qui modèle la phrase. Le son qui traverse la classe et qui disparaît immédiatement est alors repris, interprété par d’autres, qui décodent le message à leur manière ce qui finalement permet d’animer la main sur le papier. Cet enchaînement peut se développer pour devenir rapidement complexe. Et pour chaque nouveau maillon que l’on découvre, les sciences les plus diverses peuvent intervenir et s’essayeront à lui régler son sort, à le décomposer en d’autres mécanismes plus intimes encore. Autant de ramifications pour tout ce qui pourrait organiser ce qui va de la perception vers sa figuration en passant par le cerveau, sans oublier les chemins de traverse qui vont de A à B ou de B vers A
-   Ouais mais dehors, par la fenêtre il fait beau ?
-   Il y a du soleil qui rentre par la fenêtre...
-   C’est jaune ?
-   Non c’est bleu...enfin genre bleu...
-   C’est comme chez tes vieux...
-   -Ouarf ! ! ! ! général. Détails, couleurs et lumières. Les enfants ne se satisfont pas d’un catalogue d’objets. Ils sont demandeurs d’informations qui les qualifient et les enrichissent. Ils doivent recréer un espace. On en revient pour organiser le monde à ses fondamentaux picturaux. (1)

Le milieu de l’affaire

Le sujet a donné lieu à de grandes pensées et de magnifiques textes et il ne s’agit pas ici de reprendre tel point de vue sur ce qui procède de l’acte de créer. C’est ce qui se trouve au « milieu » qui en l’espèce intéresse et dans le cadre de cette petite expérience. Ce moment où les conditions pour avancer se cristallisent dans la pensée.

L’image créée à partir d’une observation ou d’une vision intérieure est formulée ne serait-ce que par une suite logique. Cette suite devenant l’arpège du processus auquel on s’accroche. Toute tension vers un objectif induit un empilage de données qu’il faut organiser puis réorganiser sur chaque obstacle rencontré. Rien que de penser ces quelques mots « je vais faire... » ...déclenche un paroxysme de raisonnements. Qu’ils soient élaborés ou frustres ne change rien. La peinture est une prise de position. La toile « Les Ménines » de Velázquez vient de loin. Du fin fond de la volonté du peintre en un long cheminement qui abouti à un manifeste de sa société et une compilation extensive des savoirs de l’époque. Un jeu malicieux de l’artiste pour dire tout ce que fut sa propre vie. Cet exemple est hors norme mais cela ne l’empêche pas d’être le modèle le plus ordinaire et depuis fort longtemps. La peinture rupestre sur des parois de grotte est une transposition des peurs et des besoins de chasseurs.(2) Pour créer, nous mettons en place une structure logique qui est le ferment du langage. Mathématique, pictural, musical, c’est pareil. C’est en passant par l’agencement de cette structure que l’on peut agir dans le temps, toile, installation, architecture, musique ou d’autres mots. Ce premier échafaudage qui se construit dans l’intimité de la pensée permet d’établir un rapport entre le réel et sa figure qui est à venir. C’est à ce moment que se façonne l’illusion et c’est prendre un risque que de l’oublier. Ces échanges continus entre le réel et cette organisation fonctionnent en boucle. Il s’agit d’un cycle qui si l’on y introduit la dimension physiologique de la perception est un « cycle de la vie qui apparaît en chaque phénomène vivant, c’est un balbutiement en quête de l’être » (3). Et quand la jeune fille sur l’estrade assaillie de questions s’emporte et dit : Mais attendez vous verrez mieux si je peux parler... . Sa formule traduit exactement ce qu’est ce moment du balbutiement dans notre crâne. Obtenir une figuration du réel c’est mieux si on se le raconte bien.( 4) Les hasards, les recettes et les modes n’y sont pour rien. On peut toujours croire que Pollock s’agite dans un état second et que la brosse file sur la toile, animée par d’heureux accidents qui s’appelleraient l’improvisation, l’inspiration. Autant de termes sur lesquels il faudrait s’accorder...Rien ne permet de faire l’impasse sur ce petit laps de temps où l’expérience et le désir prennent le pas sur tout. Il n’y a rien « à l’improviste » dans un solo de John Coltrane ou de Dolphy, mais une superposition magistrale dans un même espace-temps des acquis et d’un récit.

Changement de rôle.

Dans cette expérience, changer de rôle, c’est se situer sur un autre point du chemin. Cela peut être dans la mise en ordre par écrit d’une vision. Alors la lecture de quelques lignes extraites des « Irresponsables » de Hermann Broch (5) peut bien servir d’exemple. Elle a donné lieu à une petite comptabilité car le lecteur ayant été surpris par la facilité avec lequel ce texte lui permettait de « voir », il y a compté 28 mots sortis tout droit d’un livre de géométrie (en rouge) et 18 mots relevant de la couleur, d’un contraste de lumière ou d’un bruit (en bleu et jaune). Des outils simples : géométrie élémentaire et couleurs qui donnent accès à l’espace du square. Et magistralement.

Le procédé est au point (6)., la qualité du texte offre une multitude des possibilités à l’imaginaire et chacun peut voir sa place de square. Le texte allie technique et sensibilité. Dans ses efforts, face à la classe, la jeune élève qui raconte une image, éprouve toutes les difficultés de la formulation, exercice où Hermann Broch fait preuve de métier.

Architectures

Le lecteur du texte de Hermann Broch s’est laissé aller à penser que finalement s’agissant d’un texte décrivant un espace, il pouvait assez bien illustrer ce qu’est un projet architectural. Formuler un espace par l’écriture c’est s’obliger à établir une certaine distance que ne permet pas forcément le coup de crayon. Il faut prendre son temps et avoir déjà défini ce qu’est l’objet à décrire. On peut imaginer qu’un projet architectural bien « écrit » serait le résultat d’une authentique démarche analytique. Intelligible plutôt que « rendu » comme on dit dans le métier. D’autant que de nos jours les projets qui prétendent affirmer de nouvelles tendances architecturales sont soumis à l’avis des décideurs, essentiellement par le biais d’images légendées par quelque chose qui tient de la ligne publicitaire. Ce n’est pas tout à fait fortuit. Presque tous les projets même « pensés » sont néanmoins tamisés au travers du même crible de procédure d’évaluation. Or ce filtrage privilégie l’image et seulement elle. En particulier dans le domaine public : les concours.

Des petits mensonges en béton

La recherche d’effets spectaculaires qui valorisent l’image du projet, plutôt que le potentiel d’un authentique contenu, a pour objectif de faciliter le passage de ces étapes d’évaluation. Mais on comprend bien que ce souci, à force d’être soumis à l’analyse devient finalement le mode d’élaboration lui-même. Pourquoi aller loin dans la réflexion si cette simplification du contenu en images simplistes permet de déboucher sur la commande ? Il n’est pas surprenant que le bâtiment résultant exporte vers le réel cette dimension de marchandise avec son slogan. Les outils de la réflexion sur la création architecturale et urbaine sont profondément atteints car remplacés par une performance de marketing. Conséquence : l’espace urbain ressemble de plus en plus à l’étagère d’une vitrine. Les bâtiments y sont seulement exposés l’un à coté de l’autre. Seul le label fait la différence et de plus en plus nettement. En effet c’est bien le logo comme catalyseur de toute expression qui prime sur tout y compris les aspects de rentabilité strictement commerciale. Le territoire se retrouve découpé par ces gondoles de grandes surfaces. On y voit toutes les marques. Lille, Berlin, des show rooms. Cela a été dit depuis longtemps et ce métier de création, tout comme les autres, se développe en intelligence avec la publicité au détriment d’un véritable argumentaire. Il n’est pas de secteur d’activité qui échappe à cette donne : une bonne place dans la boutique vaut mieux que de bonnes raison qui ne s’expriment pas en terme de marché. Et on est en droit de s’inquiéter car pour ce qui est « construit » même à titre privé, il y va quasiment toujours de notre espace collectif même s’il n’est que visuel. Voilà bien une raison supplémentaire, et de première grandeur, pour consacrer de la matière grise en amont plutôt que de supporter en aval un « produit » dont la vertu est de vieillir rapidement afin d’être remplacé alors qu’il est en principe fait pour durer. Ce qui est évidemment contradictoire. Mode et commerce obligent. La responsabilité de cette dérive est à partager par tous et pas seulement par les architectes (9) . Le domaine construit est lié de tous cotés (10). Par l’argent, le foncier, le programme et les utilisateurs.

Composer un espace c’est avoir, en principe, l’obligation de mettre en œuvre des outils d’analyse spécifiques. Mais il faut le noter, les constructions les plus emblématiques de notre époque sont introduites dans notre environnement par le biais de cette simplification de communicant.(11).

Bon...

Pour espérer échapper à la culture des illusions faut-il compter sur l’épuisement des procédures actuelles et sur l’usure des « produits » eux- mêmes, comme dans cette belle image du Centre Pompidou s’écroulant sous le poids des visiteurs (12) ? Peut être pas seulement.

Tracé pour « Travesia de Bahia Blanca, Ecole de Valparaiso.(14)

L’éventail des directions de recherche est aussi vaste que l’est notre nouvelle géographie : le monde. Voyons la musique, la danse et d’autres formes d’expression qui révèlent notre époque selon des dimensions innovantes et comme autant de possibilités inattendues. En faire l’inventaire est inutile ici. Cela pourrait être De Stijl tout aussi bien que le groupe DJ Spooky et son pianiste Matthew Shipp. Récemment Tiphaine a exhumé et exposé des travaux d’architecture de 1975 qui continuent aujourd’hui de nous interroger en nous proposant de hiérarchiser l’espace grâce à un inventaire précis de ses qualités propres. .

Tracé pour « Travesia de Bahia Blanca, Ecole de Valparaiso.

Un seul exemple

Hermann Broch est venu de loin à la rescousse de l’élève de collège à la carte postale. Alors ne nous privons pas de citer un seul exemple pour essayer de trouver une similitude. L’Ecole d’architecture de Valparaiso , qui sous l’impulsion de Alberto Cruz, dès les années 50 s’attacha à la réalisation d’incroyables prototypes et de structures avec ses élèves. Des poètes, ceux là qui étudiaient le sens des vents sur les dunes pour composer (15). La moindre variation du relief étant considérée comme patrimoine du site et donc « mot » incontournable du projet qu’on se devait d’enregistrer comme principe constructif. Dès le début d’un projet, les tenants de cette école donnaient la plus grande importance à la prise en compte du site dans une démarche respectueuse laissant ainsi présager d’une ligne de conduite pour l’ensemble de l’œuvre. Au départ du projet ils procédaient sur site à une espèce de cérémonial, acte fondateur où collaborateurs et public étaient conviés. Cette sacralisation, sorte de prologue au projet, permettait de déclarer que ce qui se trouvait là, sur ce terrain n’était pas sans forme et sans histoire. Le processus d’élaboration n’était pas en rupture avec ce qui avait existé là. Une claire conscience de ce que le projet allait emprunter à la nature et au temps présidait. Le projet terminé devait dans ses formes et ses fonctionnalités rappeler cette dimension qui dépasse le cadre de notre action. Le capital initial n’était pas dilapidé et comme il se trouve que les réalisations de cette école ayant été presque toutes éphémères, on peut constater qu’en effet tout a été restitué. Hospederia del Errante, Miguel Eyquem 1981 Ritoque , Quintero

L’acte collectif et public initial, « Phalène » excluait ainsi le culte du nom pour laisser place à celui du don de la vie depuis la nuit des temps. Le groupe faisait appel à toutes les disciplines, philosophes, poètes, biologistes... Mais non pas pour les utiliser comme citations ou références faisant office d’hommage ou faire valoir. Ces intervenants étaient des acteurs du projet. Grâce à quoi l’Ecole d’Architecture de Valparaiso(16) a su entretenir une critique vivace très précise de son temps. L’orthodoxie architecturale de ces années, représentée ailleurs par Le Corbusier ou Mies Van der Rohe, n’a pas eu de prise sur l’élan des gens de Valparaiso .

L’inspiration c’était : « La vie journalière urbaine ».

A y regarder de plus près, ces trois mots tracent le petit parcours qui devrait présider à l’acte d’aménager l’espace : L’homme, le temps et l’espace.

S’y consacrer, un poème.

Germinal Rebull©

1 Il s’agit d’un compte rendu de travaux réalisés par une classe de 4ème dans un collège de Paris.

2 Un récent article publié le 4 Décembre 2003 dans « Le Monde » L’art rupestre préhistorique est-il porteur d’un langage ? Pour Emmanuel de Roux les oeuvres rupestres s’apparentent à un véritable langage dont il déchiffre la grammaire et la syntaxe.

3 Viktor Von Weizsaecker in « le cycle de la structure » Desclée de Brouwer Ed.

4 Figuration n’est pas pris au sens utilisé comme par exemple pour peinture figurative mais génériquement comme un résultat ou une interprétation

5 « Les Irresponsables » de Hermann Broch 1949 Gallimard ed 1961. Traduction Andrée Picard.

6 Ces outils rappellent par exemple l’usage qu’en firent les néo-plasticiens.

7 La plupart de nos penseurs ont déjà, et avec plusieurs éclairages différents, identifié cette caractéristique de notre temps. Mais citons l’un des plus pertinent : Harold Rosenberg in « The De-definition of art » 1972. Evoquant l’œuvre de Arp « Quelle que soit la résistance qu’on lui oppose, le destin de l’art est de se transformer en métier ». C’est dire que le questionnement propre à toute démarche créatrice est remplacée par un chemin critique établit par des professionnels du métier. Mais la profession n’existe-t-elle pas que dans le cadre d’obligations indispensables d’un marché ?

8 Dans le phasage des études des projets c’est la partie initiale qui est la moins bien rémunérée et la plus courte. Ces deux éléments contribuant à un investissement relatif en réelles connaissances et donc à sa substitution par des trucs à concours, des images, souvent des images de marque. Dans le Harvard Design, Magasine ( fall 2003) Eric Lum professeur à l’Illinois Institute of Technology déclare : « on peut toujours arguer que la recherche formelle en architecture est un exercice valide pendant les académies. Le problème vient quand il faut assumer la réalisation des images, qui sont ce que font les architectes pour l’essentiel ».

9 Lors d’un récent colloque sur la presse et la critique architecturale est apparue la difficulté à poser la bonne question. Un tenant de la certification par le diplôme se plaint que 60% des constructions ne sont pas « signées » par des architectes. Pourtant dans les 40% restant qui le sont on trouve de grands ensembles, une multitude de zones sinistrement aménagées et des grands projets dont la réussite est contestable. L’argument du diplôme garantissant la qualité ne tiens pas, d’autant que notre passé c’est 99% de constructions qui se passaient d’architectes. Sans nostalgie, on peut souvent s’en réjouir.

suite