MICHEL FOUCAULT :Kenneth J.Dover,Homosexualité grecque, éditions la Pensée sauvage.
mardi 20 octobre 2009
par Administrateur- tiphaine
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hommage à Michel Foucault

Qui s’intéresserait aux nuits blanches des éditeurs les entendrait-et pas les moindres - pleurer : traduire est impossible, c’est long, c’est coûte wç ce n’est pas rentable. J’en connais qui depuis dix ans traînent sur des projets de traduction qu’ils n’ont pas osé refuser et qu’ils n’ont pas le courage d’achever. Voici en tout cas un éditeur - un « tout petit>’ - qui vient de publier en français, et fort bien, « le » Dover, déjà classique, encore récent. La Pensée sauvage à Grenoble, avec Alain Geoffroy et Suzanne Saïd (excellente traductrice) se sont attelés à la tâche. Et ils ont parfaitement réussis.. .A méditer pour tous ceux qui voudraient réfléchir sur les destins à venir de l’édition « savante ».

L’ouvrage de Dover aura ici le même succès qu’il a rencontré en Angleterre et aux Etats-Unis. Tant mieux. A pleines mains, il offre les plaisirs de l’érudition ; ils sont, plus d’une fois, imprévus. Il est d’une grande alacrité intellectuelle, et souvent d’une imperturbable drôlerie : amoralisme acide, savant et oxfordien de la pensée, méticulosité indéfinie pour ressaisir, à travers des textes douteux et quelques tessons de musée, la vivacité d’une main entre deux cuisses ou la douceur d’un baiser vieux de deux millénaires et demi.

L’ouvrage, surtout, est nouveau grâce à la documentation mise en œuvre et à l’usage qu’il en fait. Il entrecroise avec une extrême rigueur les textes et les données iconographiques. C’est que les Grecs, à l’âge classique, en ont montré plus qu’ils n’en ont dit : les peintures de vases sont infiniment plus explicites que les textes qui nous restent, fussent-ils de comédie. Mais en retour, beaucoup de scènes peintes seraient muettes (et le sont restées jusqu’ici) sans le recours au texte qui en dit la valeur amoureuse. Un jeune homme donne un lièvre à un garçon. Cadeau d’amour. Il lui caresse le menton. Proposition. Le cœur de l’analyse de Dover est là : retrouver ce que disaient ces gestes du sexe et du plaisir, gestes que nous croyons universels (quoi de plus commun finalement que le gestuaire de l’amour) et qui, analysés dans leur spécificité historique, tiennent un discours bien singulier. Dover, en effet, déblaye tout un paysage conceptuel qui nous encombrait. Bien sûr, on trouvera encore des esprits aimables pour penser qu’en somme l’homosexualité a toujours existé : à preuve Cambacérès, le duc de Créqui, Michel-Ange ou Timarque. A de tels naïfs, Dover donne une bonne leçon de nominalisme historique. Le rap port entre deux individus du même sexe est une chose. Mais aimer le même sexe que soi, prendre avec lui un plaisir, c’est autre chose, c’est toute une expérience, avec ses objets et leurs valeurs, avec la manière d’être du sujet et la conscience qu’il a de lui-même. Cette expérience est complexe, elle est diverse, elle change de formes. Il y aurait à faire toute une histoire de « l’autre du même sexe » comme objet de plaisir c’est ce que fait Dover pour la Grèce classique. Garçon libre à Athènes, il devait à Rome être plutôt l’esclave ; à l’aube de l’âge classique, sa valeur était dans sa jeune vigueur, sa forme déjà marquée ; plus tard ce fut sa grâce, sa juvénilité, la fraîcheur de son corps. Il devait, pour bien faire, résister, ne pas passer de main en main, ne pas céder au premier venu, mais jamais « pour rien » (étant entendu ce pendant que l’argent disqualifiait le rapport ou que trop d’avidité le rendait suspect). En face, l’amateur de garçons a aussi ses différents profils : Compagnons de jeunesse et d’armes, exemple de vertu civique, élégant cavalier, maître de sagesse. En tout cas, jamais en Grèce ni l’un ni l’autre ne faisaient de cet amour ou de ce plaisir une expérience semblable à celle que nous faisons, nous et nos contemporains, de Dover, on s’en doute, fait rire aussi de ceux pour qui l’homosexualité, en Grèce, aurait été libre. Ce genre d’histoire ne peut s’écrire dans les termes simples de la prohibition et de la tolérance, comme s’il y avait d’un côté l’obstination du désir et de l’autre l’interdit qui le réprime. En fait, les rapports d’amour et de plaisir entre individus de sexe masculin s’organisaient selon des règles précises et exigeantes. Il y avait bien entendu les obligations de la séduction et de la cour. Il y avait toute une hiérarchie depuis l’amour « bien » qui faisait honneur aux deux partenaires, jusqu’à l’amour vénal, en passant par les multiples échelons des faiblesses, de la complaisance et de l’honneur écorné. Il y avait la lumière vive portée sur la relation adulte-garçon et l’immense plage d’ombre où étaient plongés les rapports sexuels entre solides porteurs de barbe. Il y avait surtout - et c’est là sans doute un des points essentiels de l’éthique grecque - le partage radical entre activité et passivité. L’activité seule est valorisée ; la passivité - qui est de nature et de statut chez la femme et l’esclave - ne peut être chez l’homme que honteuse. On peut, à travers l’étude de Dover, voir s’affirmer ce qui est la plus grande différence entre l’expérience grecque de la sexualité et la nôtre. Pour nous, c’est la préférence (hétéro ou homosexuel) qui marque la différence essentielle ; pour les Grecs, c’est la position du sujet (actif ou passif) qui fixe la grande frontière morale ; par rapport à cet élément constitutif d’une éthique essentiellement masculine, les options de partenaires (garçons, femmes, esclaves) sont peu importantes. Dans les dernières pages de son livre, Dover fait apparaître un point capital et qui éclaire rétrospectivement toute son analyse. Chez les Grecs, et ceci ne vaut pas simplement pour l’époque classique, ce qui régissait le comportement sexuel n’avait pas la forme d’un code. Ni la loi civile, ni la loi religieuse, ni une loi « naturelle » ne prescrivaient ce qu’il fallait - ou fallait pas- faire. Et pourtant l’éthique sexuelle était exigeante, complexe, multiple. Mais comment l’être une technè, un art - un art de vivre entendu comme souci de soi-même et de son existence. C’est bien ce que tout au long, montre Dover : le plaisir avec les garçons était un mode d’expérience. La plupart du temps il n’excluait pas le rapport avec les femmes, et, en ce sens, il n’était ni l’expression d’une structure affective particulière ni une forme d’existence distincte des autres. Mais il était beaucoup plus qu’une possibilité de plaisir parmi d’autres : il impliquait des comportements, des manières d’ être, certaines relations avec les autres, la reconnaissance de tout un ensemble de valeurs. C’était une option qui n’était ni exclusive ni irréversible, mais dont les principes, les règles et les effets s’étendaient loin dans les formes de vie. Il faut s’y faire :le livre de Dover ne raconte pas un âge d’or où le désir aurait eu la franchise d’être bis-sexuel : il raconte l’histoire singulière d’un choix sexuel qui, à l’intérieur d’une société donnée, a été mode de vie, culture et art de soi-même.