Culture
Le voyage aux confins
Philippe Pujas
dimanche 5 février 2006

LE VOYAGE AUX CONFINS

Nous avons progressé. Ô ça oui, nous avons progressé. Je ne sais plus faire le compte de nos pas, des chemins englaisés que nous avons marqués de nos empreintes, des herbes que nous avons foulées. Je ne sais plus, au juste, quand nous avons quitté notre jardin, notre triste jardin, notre maison et notre village. Je ne sais même plus pourquoi nous les avons quittés. Bien sûr, j’ai ma petite idée là-dessus. Eva et moi, nous divergeons, mais je pense que c’est moi qui ai raison. Eva prétend qu’elle avait faim, et qu’il fallait aller chercher fortune ailleurs. C’est ce qu’elle dit aujourd’hui, c’est peut-être ce qu’elle croyait alors. Moi, je suis persuadé qu’elle s’ennuyait, comme je m’ennuyais. On peut mourir de l’ennui autant que de la faim. Notre jardin nous nourrissait. Chaque printemps nous ramenait nos légumes, chaque été, chaque automne, nos fruits. Mais voilà, c’étaient toujours les mêmes fruits, toujours les mêmes légumes. Et les pommes, au bout d’un certain temps, on finit par s’en lasser ; on a envie de goûter autre chose. Voilà pourquoi nous sommes partis : c’est l’ennui qui nous a poussés sur les routes. Je dis l’ennui, mais à vrai dire l’ennui naît d’autre chose. L’ennui naît de l’habitude, et on s’habituerait très bien à l’habitude si ne se levait imperceptiblement un mal qui finit par tout emporter : la curiosité. Un jour, donc, nous avons fait nos paquets, et nous sommes partis. Droit devant nous. La curiosité nous donnait des ailes, nous n’avons pas su, longtemps, ce qu’étaient la fatigue, les jambes lourdes, l’envie de s’asseoir et de ne plus bouger. Nous avons aimé notre aventure. Elle nous a fait connaître des choses dont nous ne soupçonnions pas l’existence, des vents portant des odeurs enivrantes, des chants d’oiseaux et de sirènes, les orangers et les frangipaniers. Chaque découverte allégeait notre voyage et nous poussait plus loin.

Je ne veux pas donner de ce voyage une image excessivement belle. Nous avons eu aussi des moments bien plus que difficiles. Des moments de désespoir. Nous avons cru, souvent, que nous ne pourrions pas aller plus loin, quand se sont dressés devant nous des montagnes ou des fleuves, de grands fauves ou de grands feux. Nous avons franchi ces obstacles. Eva est ingénieuse. A la force des éléments, elle a toujours su opposer son intelligence. J’ai admiré, souvent, comment elle composait avec l’adversaire, cherchant à le comprendre, trouvant comment l’apprivoiser. Parfois c’est l’instinct qui semblait la guider, parfois elle tenait, des nuits entières, des raisonnements que j’écoutais sans toujours les entendre. Ainsi, nous avons, au fil de notre long périple, appris à comprendre le monde autour de nous, et je peux dire sans me vanter que, d’une certaine manière, nous l’avons domestiqué.

Voilà où nous en sommes. Mais voilà que je suis las. Ce n’est pas la première fois, certes. Mais maintenant, je me demande si nous ne sommes pas allés trop loin. Je ne sais plus si c’est parce que nous avons atteint les limites du monde, ou parce que, déjà, nous sommes trop vieux. Trop vieux ? je me refuse à le croire. Sans doute, les années ont passé, mais, sans que je les ai comptées, elles ne me semblent pas nombreuses. Du reste, je ne me vois aucun cheveu blanc, et le corps d’Eva a gardé ses douceurs. Je crois plus volontiers que nous sommes allés trop loin. Ici, il fait froid, plus froid que sur n’importe laquelle des terres que nous avons connues. La végétation s’y fait rare. Devant nous, une mer grise balayée par une bise insupportable, et le ciel est bas à vous donner envie de courber l’échine. Le soleil ne nous a pas suivis. Réfugiés dans une taverne pour nous protéger d’une pluie pénétrante, nous sommes là, Eva et moi, à nous soûler d’un alcool fort, au milieu d’êtres comme nous qui soudain nous paraissent étrangers. Un mauvais piano fait sonner de mauvais accords.
-  Eva, nous avons fait fausse route. Il nous faut revenir en arrière, tu ne crois pas ? Eva est d’accord. Fut un moment, un jour, où nous avons mal choisi entre deux itinéraires. Nous refaisons, mentalement, le chemin qui nous a conduits au bord de cette mer glacée. Comme si nous rée-roulions le film, prêts à nous arrêter quand nous trouverions l’instant où tout a basculé. Mais rien n’y fait. Nous ne trouvons aucune erreur, pas un chemin qui nous a fait hésiter. Si nous nous sommes trompés, ce ne pourrait être que par une légère, par une insensible dérive ?
-  Et, dit Eva, si c’était quand Mais non, ce ne peut être à ce moment-là. Les choses se sont faites par toutes petites touches, sans qu’on y prenne garde, comme si nous avions suivi une route tracée d’avance, comme si un enchaînement de faits devait nécessairement nous conduire à ces inévitables confins. Triste fin de voyage, dont il valait mieux, pour prendre la route, ne pas connaître l’issue. Autour de nous, dans la lumière blanche et triste de la taverne, les gens sont laids. Il se dégage d’eux une médiocrité vulgaire que nous ne parvenons pas à analyser. Un maquillage lourd cache le visage des femmes, et l’or des bracelets, leurs poignets. Nous sommes sortis. Il faisait nuit, et l’alcool nous avait réchauffés. Nous avons levé les yeux vers le ciel, pur et magnifiquement étoilé.
-  J’aimerais savoir ce qu’il y a sur les étoiles, me dit Eva, rêveuse.

Philippe PUJAS