Culture
La vaisselle
Germinal Rebull
dimanche 5 février 2006
— Pourquoi n’avons nous pas de machine à laver la vaisselle ? Lluis ne répondit pas. Il continuait de rincer des assiettes une par une, soigneusement, quasiment sans bruit. Un style à lui, résultat de ce rendez vous jamais manqué avec la vaisselle du soir. Il avait mis le tablier bleu en toile de plongeur par dessus sa chemise et son pantalon. Pour protéger son uniforme de bureau, comme il disait. Depuis longtemps la visière de sa casquette avait pris une inclinaison juste, cap précis en azimut et en site pour que ses yeux soient à l’abri de l’imparable géométrie des rayons lumineux du tube fluo juste au dessus de l’évier. Seul le bas des montures métalliques des lunettes brillait. Dans l’ombre bienfaitrice de la casquette on devinait des yeux mis clos, aussi doux que les gestes indispensables à faire taire tous ces instruments culinaires dont on attendait qu’ils fassent beaucoup de bruit. Rien de superflu ne venait déranger ce rituel dans cette lumière simple. Une prière devant l’autel d’une église vide ne pourrait pas prétendre à plus de solennité.
— Hein ? Ce serait mieux pour toi, tu pourrais lire pendant ce temps... Il continua de même, mais la visière avait bougé, je compris que j’allais avoir droit à l’exposé qui venaient juste de s’échafauder entre quelques bulles de savon et une éponge.
— Ce que tu dis n’est pas faux, je pourrais lire, la machine se taperait le boulot ! Mais dans le fond on ne peut pas dire que s’occuper d’ustensiles aussi intimes que le sont nos assiettes, soit sans intérêt ?.... Ah ! bien entendu le rapport au « moi » ! J’oubliais. Il y allait fort le plongeur. L’artillerie lourde d’emblée...et au moment ou j’allais tenter une salve il me coupa.
— Je sais, la machine à laver le linge tombe en panne je suis le premier à en racheter une pour nous éviter un retour en arrière, celui où les femmes du village réunies, qu’il gèle ou pas...taper le linge, les mains et le dos. Quelle douleur ! Même si ces causettes de femmes autour du lavoir, c’était du social, et perdu pour de bon. Donc c’était sérieux, il avait pensé à plusieurs tiroirs de sortie. Lluis envisageait toujours les implications du moindre de ses propos dans plusieurs directions. Le mythe du progrès de nos jours est coté en bourse. La machine peut-être fabriquée par des ouvriers d’une usine pénitentiaire chinoise. J’étais sûr que c’était la première option qui avait traversé ses pensées. Tant d’années de lutte, c’était obligé.
— Tu sais je crois qu’à chaque fois que l’homme invente une machine qui lui fait gagner quelque chose, il faut qu’il cède en contrepartie autre chose, une part plus ou moins négociable de lui-même. L’idéal ne s’atteint jamais, c’est comme les gens qui croient que la vérité se trouve en haut d’une grosse montagne. La vérité ? Tu grimpes une colline, et là haut, quoi ? Juste un bout de réponse et surtout un nouvel horizon et d’autres vérités derrière ces collines qu’on vient de découvrir, vas y mézigue ! Recommence à grimper !... Il venait d’ôter le bouchon du bac. Rinçage des assiettes. Lluis n’utilisait même pas l’autre bac, mais une bassine en plastique rouge en place.
— Plus économique non ? Me font rire avec la consommation d’eau... Alors je ne savais plus très bien, où est-ce que le progrès nous libérait ? Un type comme ça, je tombais mal....
— Il y a plusieurs choses qui ne m’ennuient pas du tout, faire la vaisselle en particulier et je sais que je ne suis pas le seul. J’entends bien. Lluis quelques instant avant que je ne le dérange devait se promener dans les oliveraies de son village natal. La rêverie faite de cette multitude d’enchaînements de la mémoire. A cet instant, deux assiettes à laver valaient des kilomètres de la vallée de l’Ebre, à son enfance dans les fontaines de montagnes, j’en étais sûr, avec la « somera », l’âne, cet ami des enfants du patelin... Evoquer le souvenir de Lluis faisant la vaisselle me renvoyait donc bien plus tard à une posture vis-à-vis de « l’idée de progrès ». J’étais devenu méfiant, moins enthousiaste. Adhérer à l’idée que notre époque suivait une courbe ascendante, un chemin dont le talus était chaque fois plus haut du fait de la valeur ajoutée par toute sortes d’inventions, cela je n’en étais plus du tout sûr. Ce modèle appris en maternelle avait du plomb dans l’aile, en tous cas c’est ce que je pensais. Finalement j’étais dans un monde où le progrès me semblait se concrétiser en quelques marques célèbres, du solide plus que de l’esprit. Ce n’est pas tout à fait vrai, mais pas complètement faux tout de même.Pas d’excuse, les grecs nous avaient mis en garde. Le progrès, un Eden inventé par nécessité. Un mythe entretenu par l’éternel labeur qui nous fait croire que l’on s’en rapproche. Mais pour chaque pas, j’allais dire pour chaque machine à laver, chaque avancée vers cet espace idéal, on s’en éloigne. C’est la dynamique du mythe, il faut bien l’entretenir, le faire survivre. Le mythe du progrès, une image euphorique pour compenser un réel hallucinant.Pourtant c’est en contribuant à l’entretien de cette image d’un lointain Elysée, qu’on peut appeler ailleurs la Grande Prairie du Manitou, que se façonne le progrès. Après tout on vit plus longtemps et mieux. Pas partout, loin s’en faut.Mais la démocratie, la liberté enfin aboutie est peut-être là dans le mécanisme lui-même, dans un processus auquel on ne se lasse pas de participer.- Tu sais, j’aime faire la vaisselle, c’est un luxe d’intellectuel. Pour qu’on me vende du paradis ce n’est pas facile, il faudrait une machine vraiment extraordinaire.Sacré Lluis, on est reparti, on grimpe...