Roger Pol- Droit :GILLES DELEUZE
mercredi 23 septembre 2009
par Administrateur- tiphaine

Roger-Pol Droit

REBELLE aux classifications, mobile, multiple, Gilles Deleuze •

fut constamment hors des groupes et des écoles, entre les courants, en liberté perpétuelle. Penseur en cavale, il surgissait toujours ailleurs. A peine lui avait-on collé une étiquette qu’on l’entendait déjà rire autre part. Son oeuvre insolite, déroutante, est-elle disparate ? Oui, mais pas dispersée. Deleuze s’est employé à devenir ml1ltiple en demeurant unique, toujours répété et toujours différent.

• De masque en masque, de Iivre en livre, Sa pensée n’a cessé de poursuivre, avec une endurance et une puissance peu communes, quelques questions-clés : comment inventer les moyens de penser mouvements et événements ? Comment saisir ce qui bouge, génère ; fuit, devient, invente, glisse, surgit... au lieu de chercher à contempler ce qu’on suppose être fixe, immuable, éternel, stable, immobile ? Comment comprendre que l’on parle d’un monde, d’un temps, d’une langue, d’un corps, d’un esprit, alors qu’il y a une infinité mouvante d’émotions, d’humeurs, de phrases, d’instants d’innombrables postures évanescentes des organes et des mots, dont chacune, à soi seule, définit un univers ? Comment dire ce qui n’a lieu qu’une fois, et qui pourtant s’insère dans une série ?

• Ces interrogations se rattachent toutes à une source commune : Comment être philosophe après Nietzsche ? Gilles Deleuze fut l’un des très rares, avec Michel Foucault, à tenter de relever ce défi : inventer encore la philosophie, alors que vérité, sujet, souveraineté de la raison et autres armes jugées indispensables depuis Platon jusqu’à Hegel se trouvaient inutilisables, traquées ou risibles beaucoup ont esquivé le problème. Deleuze s’est voulu philosophe malgré tout. Avec jubilation et avec génie. Ce ne fut pas sans tâtonnements ni sans risques. D’où trois portraits possibles, aussi arbitraires et trompeurs que n’importe quel cliché de la vie.

SEMER DES DESORDRES Premier visage : Deleuze le professeur. Apparence classique. L’au- teur signe de savants ouvrages. Ils ressemblent à s’y méprendre à des travaux d’histoire de la philosophie. De son premier livre, consacré à Hume, en 1953, jusqu’à celui sur Leibniz, en 1988, il explore leurs systèmes, expose leur systématique, fait saillir leurs lignes de forces et leurs articulations. Qu’il s’agisse de Spinoza, de Nietzsche, de Bergson, ou même de Kant, à le qui il a consacré un petit ouvrage, l’essentiel est à chaque fois éclairé. Concepts majeurs, oeuvres fondatrices, textes mineurs, gloses des spécialistes, tout se trouve ramassé en quelques dizaines de pages.

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REBELLE aux classifications, mobile, multiple, Gilles Deleuze

Deleuze, maître de lecture ? Evidemment. Historien de la Philosophie, dans la meilleure tradition universitaire. Ce n’est pas si simple. Car jamais avec Deleuze une silhouette ne se donne sans arrière- plan. Dans l’histoire de la philosophie, il s’infiltre pour semer des désordres. Les oeuvres qu’il étudie, le philosophe les fait tourner à sa manière. Le jeu de Deleuze consiste à les agencer de telle sorte qu’elles s’offrent sous une lumière inattendue, à la fois fidèle et monstrueuse.

Avec des pièces authentiques, il compose une machine inédite. Il expose ces philosophies à des aventures étranges, fabriquant à leur propos des Meccano qui les gauchissent avec minutie. Le choix, des oeuvres étudiées parle de lui- même. En dépit de leurs dissemblances, Hume, Spinoza, Nietzsche et Bergson ont en commun d’être d’inclassables gêneurs dans l’histoire de la métaphysique. A des titres divers, ils demeurent en porte-à-faux, hors normes. Deuxième portrait : le philosophe en créateur, Inventeur de concepts pour fabriquer des notions, forger des idées, voilà la tâche qui le définit. Il s’agit toujours de tirer la leçon de Nietzsche.

La vérité n’attend nulle part d’être découverte. Elle dépend de notre désir de l’inventer. Ce n’est pas une plénitude ou une totalité, mais le jeu imprévu permis par l’existence de cases vides, de manques, d’imperfections au sein de l’identité. N’allons pas imaginer un créateur de vérité décidant souverainement de ce qu’il va faire. Ce sont des mouvements obscurs. Il s’agit de les accompagner, non de les faire exister de les suivre, non de les représenter. Avec Différence et répétition (1969), qui demeurera sans doute son livre majeur, Deleuze sape une large part de l’édifice de la tradition.

Il tente en effet de liquider le principe d’identité, tout en élaborant une nouvelle conception du sujet et du temps, un « empirisme trans-cendantal »en rupture avec presque tout l’héritage, philosophique. Résultat global : les notions d’objet et de sujet se trouvent décom-posées. Il n’y a que des choses singulières, différenciées par leur position dans l’espace, même quand nous les déclarons identiques. Le sujet ne préexiste pas, il ne produit pas les représentations qui constituent le monde. II est au contraire produit par les jeux multiples du réel et de l’immanence. Il est engendré par des séries de « synthèses passives » d’ou il émerge comme une sorte de conglomérat. Ce qui est ou revient n’a nulle identité préalable et constituée ». Il n’y a que des agencements, processus et des altérations

LES STOÏCIENS ET LEWIS CARROLL Reste à comprendre comment peuvent se produire les stabilités du langage, comment se mettent en place les univers de signification ou nous sommes immergés. Leur existence fait naître en effet de fortes objections à une pensée entièrement centrée sur la singularité des événements. Deleuze s’attaque à cette question avec Logique du sens, publié également en 1969. Il y, développe une analyse des paradoxes et des surfaces, de leur relation aux événements et au corps, esquissant une topologie du sens et du non-sens. Complémentaires, ces deux livres s’opposent par leur style. Différence et répétition est une thèse. La facture est classique si le contenu n’est le pas. Logique du sens est compose de trente-quatre séries et de cinq appendices, comme si la pensée ne progressait plus d’étape en étape sur une ligne unique mais s’offrait en réseau, par des trajectoires convergentes, ou par des coulées autonomes. Les références ne sont plus celles que la philosophie reconnaît habituellement pour siennes.

A côte des stoïciens, Deleuze prend au sérieux Lewis Carroll. Petites filles et schizophrènes croisent Platon et Lucrèce. Entre théorie et fiction, ou entre philosophie et littérature, la ligne de démarcation est déplacée, estompée, voire annulée. Gombrowitch, Fitzgerald, Joyce, mais aussi Klossowski, Fournier, Zola sont considérés comme des expérimentateurs de pensée. C’est a Proust déjà que Deleuze avait demande une théorie du signe (1964), à Sacher Masoch une théorie du contrat (1967). Ce mouvement ira s’amplifiant. C’est en vain qu’on tenterait de distinguer nettement ce que Deleuze trouve ou emprunte chez un auteur et ce qu’il apporte. Dans une oeuvre il s’embarque et semble se laisser porter. .En fait, il est seul à pouvoir suivre les courants que sont son parcours y révèle.*

Chez le peintre Francis Bacon, il suit une Logique de la sensation (1981), chez les cinéastes une pensée de l’image-mouvement (1981), puis de l’ image-temps (1983). C’est en revanche chez le philosophe Michel Foucault qu’il fait l’expérience d’une théorie du visible et de l’invisible. Deleuze expérimentateur. C’est ainsi qu’il pensait. Non pas en pla- quant ses schémas, établis à l’avance, sur un matériau inerte, mais en se laissant altérer par les courants du dehors, en acceptant leur dérive. La pensée avec Deleuze est donc expérience de vie, le plutôt que de raison. C’est une aventure charnelle et affective, une affaire de sensibilité avant d’être d’une opération intellectuelle.

C’est pourquoi, tout en cultivant la solitude, il n’a jamais pensé seul, mais toujours à partir d’amis, de complices, de proches, vivants oui morts. C’est pourquoi il s’est engagé, avec Félix Guattari, dans cette expérience peu commune d’une pensée à deux, d’où sortirent : L’Anti-Oedipe (1972), KaFka. pour une littérature mineure (1975), Rhizome pt (1976), Mille Plateaux (1980) et Qu’est-ce que la philosophie (1991). Deleuze-Guattari essaient de nouvelles manières d’écrire, et de penser le politique, le hors- norme, l’espace l’’inconsclent, le pouvoir, I’ Etat, les langues et les peuples, les définitions de I’ art, de la science et de la philosophie. Il ne s’agit plus de parler du multiple, mais de le pratiquer. Ils s’emploient a inventer des concepts indéterminés, aux utilisations aléatoires et proliférantes.

LA POSITIVITE DU DESIR L’Anti-Oedipe, en dépit de son titre, n’est pas un livre contre la psychanalyse, une dénonciation de son caractère réducteur qui ramène l’intarissable inventivité de l’inconscient au scénario médiocre du huis clos avec papa-maman. Mieux yaut le lire comme une défense et illustration de la positivité du désir, de la richesse créatrice de ses mécanismes produits, de son ouverture aux événements politiques et aux mouvements sociaux. Le bruit que fit ce livre, les polémiques. Qu’‘il suscita, les effets de mode gui s’y greffèrent, certaines aussi de ses propres errances ont peut-être empêché qu’on en aperçoive toute la portée. Mille Plateaux ne connut pas le même sort. Deleuze et Guattari y tentent pourtant d étonnantes expériences en élaborant de nouveau une approche de l’événement plutôt que de l’être. des actes, singuliers ou des processus concrets plutôt que l’activité en général. Qu’est-ce que la philosophie ?, ouvrage tardif rédiger « quand vient la vieille$se et l’heure de parler concrètement » restera sans doute un des classiques de cette fin de siècle. Bien d’autres portraits de Deleuze étaient possibles et souhaitables : en gauchiste, en rieur, en saint, en pervers en nuage, en ami fidèle en énigme, en météore.

Tous auraient été trompeurs et vraisemblables. Parce qu’avec lui les lignes de partage sont des lieux d’échange autant que des tracés de démarcation. On ne fera donc pas le coup du bilan en trompe-l’oeil pour jour de deuil, à lui qui n’a cessé de revenir de chez les morts pour ouvrir, en écrivant, un peu de vie en plus. Nul ne sait ce qu’une postérité lointaine retiendra de cette oeuvre dont les contemporains, sans doute, ne voient que peu. « Un jour peut-être le siècle sera deleuzien », prophétisait Foucault. Peut-être. Mais nous n’en savons rien. Et cela les faisait rire, eux deux, comme toujours. Au lieu de peser les mérites et les doutes, une dernière silhouette. Deleuze en sage. Sans marbre ni toge, pas à l’antique. Sage pour temps futurs : mystique athée, magicien de l’immanence, essayeur de vies, frayeur de libertés, grand incitateur, foule solitaire. Sur sa tombe, deux phrases de Nietzsche, détournées. L’une parle de Leibniz : « Téméraire et en soi mystérieux jusqu’à l’extrême. » L’autre parle des Grecs : « Superficiels... par profondeur ». Roger Pol- Droit

Article apparu dans « Le monde »