TOC 13 "LE TOMBEAU DE SAMSON" par Philippe de la Genardiére
mercredi 8 juillet 2009
par Administrateur- tiphaine
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Samson François photographié par Josette Samson François

Un endroit où aller

LE TOMBEAU DE SAMSON « L’aventure, vous allez donc la jouer avec un double, qui n’écrit pas, qui est mort, mais chaque mot tombé sur la page vous sentirez sous vos doigts la compagnie de celui qu’hier encore vous appeliez votre ange gardien et lue vous vous étés mis au défi de ressusciter : c’est votre main gauche enfin. Ce double, celle qui fait écrire et qui va vous féconder, elle extraira toutes les graines d’écriture qui sommeillent en vous et les sèmera sur la page. Samson va devenir une matrice.”

LE TOMBEAU DE SAMSON Car s’il n’a que quarante ans, en 1964, Samson a déjà tout parcouru de son orbite, et à toute vitesse il ‘faudrait changer de trajectoire, et de partitions, se renouveler, “mûrir”, et même “vieillir” comme le vin. Mais il ne veut pas, et s’enferme, s’enferre dans son tourbillon aux accents israéliens de Valse, de Boléro ou de Concerto pour la main gauche. Or une faille s’est glissée dans ce qui semblait être un don pour toujours, le jeu s’est raidi, comme son visage - le pianiste, et bientôt l’homme va se rendre. Comme si la grâce faisait mine d’abandonner celui qu’elle avait élu. Ou comme s’il y avait eu un pacte entre la grâce et la jeunesse, sans qu’il n’en sût rien - lui qui continue à danser, à chanter en feignant d’ignorer que l’enfance a une fin - et que passé quarante ans Samson François eût à en vivre la perte. Non il ne serait pas de ces artistes mûrissant leur art jusqu’à des âges canoniques, la vieillesse est inimaginable pour lui, il sent qu’avec elle il serait condamné. Mais au lieu de trancher, d’en finir avec la poésie, comme Rimbaud, il veut croire en son étoile encore, faire durer l’illusion. Alors il se retire dans sa coquille, pour ne pas “grandir”, il fait comme si la musique allait le servir toujours, quand d’autres, et justement ces vieux maîtres de la tradition, s’évertuent à la servir jusqu’au bout, jusqu’aux âges canoniques. Non ! Samson croit en son éternelle jeunesse, et c’est ce qui fascine l’enfant sorti du Vieux Monde. Le concert de 65 On a seize ans enfin, on est en bande et à mobylette, on fume ses premières cigarettes. C’est au temps des premières “fêtes”, en 1965, et des premiers flirts, au temps des premiers plans tirés sur la comète, avec les filles, avec la vie, en écoutant des musiques dansantes - bandantes ! Elles sont faites pour ça ces musiques, pour “flairer” l’autre, tout en dansant, et toucher son corps, s’y appuyer - tout contre - en attendant d’en forcer les embouchures. Quand l’heure viendra. Dans cette bande qui vit à Versailles alors, où tout est bien-pensant, on a un faible, une passion même pour la musique classique. Ce n’est pas tout à fait incongru encore, pour des adolescents, mais déjà Beat et Rolling Stones sortent leurs premiers disques, quant à l’Amérique elle a depuis longtemps déchargé” sur l’Europe la culture Rock va s’abattre d’un coup sur le Vieux Monde - une vraie déferlante. Qui ne les atteindra pas, ceux de la bande, ils sont bien trop marqués par ce Vieux Monde, d’ailleurs ils ont décidé d’aller entendre un pianiste ce soir - un concert à la faculté de droit, à Paris. Ça leur plaît cette idée, même s’ils ignorent ce qui se cache sous le nom d’Assas, ils n’ont pas les mots, et surtout pas celui-là : le monde de la réaction Qu’importe c’est un “pianiste à réaction” qu’ils vont aller voir tous ensemble, ils connaissent ses disques, certains l’ont déjà vu sur scène : L’ex-petit Bordelais notamment, qui fume ses premières cigarettes. C’est en 1965, en plein gaullisme, à peine trois ans avant l’autre déferlante. Vient le jour, qui est un soir, et ils découvrent bouche bée le grand amphithéâtre d’une faculté, eux qui vont encore au lycée. Ça les impressionne, les excite, on a même installé des spectateurs sur la scène, on dirait une fête, un beau printemps de la jeunesse et comme il y en aura bientôt, ici, en ce vieux pays, on est en osmose et en fraternité, dans une salle pleine à craquer. A n’en pas douter ce musicien a un secret, il peut rassembler des foules, mais de seize, de vingt ans autour de lui, quoique ne jouant ni de la batterie ni de la guitare électrique. La légende n’est donc pas morte, c’est bien un artiste qu’on attend, et ça se sait jusque dans la jeunesse qui prépare 68 - il est aimé, voilà tout ! Puis il vient, celui qui s’appelle Samson François. Il n’est pas même au piano qu’il “danse” déjà, en s’élançant sur la scène. C’est comme un ange qui passe, ils savent bien, on leur a dit que ce Samson-là est un peu funambule - mais c’est la légende -, qu’il est capable du meilleur comme du pire, ils ont entendu, puis oublié, et tandis qu’il s’avance, ce petit homme dansant, il ne leur vient pas à l’idée qu’il est déjà ailleurs, et tout allumé. Peu importe, il s’incline, et prend place sur son tabouret de bête de scène. Puis il attaqué, là-bas sur la scène la Sonate en si mineur de Liszt. Ils ne la connaissent pas, ces adolescents du Vieux Monde, et c’est un choc
-  cette sonate est une fabuleuse épopée ! Fabuleux, aussi, le jeu tendu, tout en électricité et en vélocité de l’interprète, qui retient, puis déroule, reprend et fonce à tombeau ouvert ! Cette sonate sent les commencements de la modernité, la bête de scène le sait, là-bas, qui percute et caresse tout à la fois, caracole ou traîne, selon, file droit dans le mur, puis monte au ciel juste avant la déflagration - les adolescents succombent ! Quand vient l’ultime mesure, ils n’en peuvent plus, les dernières notes ont duré, les silences étaient insoutenables, la fin se devinait, et pourtant on n’y était pas encore, après un dernier bouquet enfin il a bien fallu arriver au port, et sur les dernières notes, avant l’extinction des feux Et c’est l’ovation / Une ovation qui va se renouveler après la seconde partie du concert, consacrée à Chopin, encore plus chaleureuse et tapageuse. Le public en redemande, et ici, dans ce qui n’est pas une salle de concert, on peut manifester bruyamment sa joie, frapper les tables avec les poings, et en cadence, taper des pieds - tandis que le magicien à l’allure de gnome s’en est retourné dans les cou lisses, qu’il revient maintenant sur scène avec la même démarche saccadée, puis s’incline, sourit : on dirait qu’il est dans un autre monde, entre la vie et la mort. La fatigue ? L’envie d’en finir ? Ou quelque chose de plus terrible, comme la peur de perdre la grâce un jour ? Mais ce public de vingt ans est impitoyable, il veut son troisième, son quatrième bis, et il tape de plus en plus fort sur les tables pour l’obtenir, le magicien s’en retourne une fois encore, là-bas dans les coulisses, puis revient - et cette fois se remet au piano.

Chopin, treizième Nocturne. Une œuvre qu’il a refaçonnée à son jeu, dont il a fait sa chose. Une drôle de chose, suspendue entre ciel et terre, qui désaxe, déboussole, vous fait perdre le fil. Un fil tendu à l’extrême pourtant, toute la salle “pèse”, et de toute sa jeunesse, de toute son ardeur sur la scène, un petit homme y accomplit des miracles, lui qui tanguait il y a deux heures à peine en s’élançant dans l’arène les tient maintenant, tous, et comme ferait un sorcier. C’est une question de chant bien sûr, de “houle”, mais aussi d’horloge intérieure, une manière de dire et de renvoyer les vibrations du monde à partir d’un texte - un art qui ne doit plus rien à la technique, et pas même du piano. Un art â lui en tout cas, qui là-bas sur la scène, et sous les yeux ébahis d’une jeunesse avide, démonte à plaisir le malheureux Nocturne de Chopin. Car c’est ainsi avec le fluide, on décompose, on déconstruit tout pour faire apparaître l’immensité et la variété des territoires, ciels, mers, tous les contrastes, tous les mondes, jusqu’au vertige, jusqu’au mal de mer. Un art du sortilège. (...)