SALON DE 1759
Denis DIDEROT
mardi 30 juin 2009
par Administrateur- tiphaine

 [1] Après tous les éloges prodigués par nos journalistes sans goût et sans jugement, aux tableaux exposes cette année par l’Académie royale de peinture et de sculpture, vous ne serez pas fâché de vous former une idée moins vague et plus juste de cette exposition. Ce que vous allez lire s’adresse a moi, et vous fera sans doute plus de plaisir que tout ce que j’aurais pu écrire a ce sujet. n Correspondance de Grimm, ter novembre 1759. A MON AMI MONSIEUR GRIMM. Voici a peu prés ce que vous m’avez demande. Je souhaite que vous puissiez en tirer parti. Beaucoup de tableaux, mon ami, beaucoup de mauvais tableaux. J’aime a louer, je suis heureux quand j’admire, je ne demandais pas mieux que d’être heureux et d’admirer... MICHEL VAN LOO1. C’est un Portrait du maréchal d’Estrees qui a faire d’un petit fou ou d’un spadassin déguisé. CARLE VAN LOO’. Enfin nous 1’avons vu ce tableau fameux de Jason et Mède ’-, par Carle Van Loo. 0 mon ami, la mauvaise chose ! C’est une décoration théâtrale avec toute sa fausseté ; un faste de cou¬leur qu’on ne peut supporter ; un Jason d’une bêtise inconce¬vable. L’imbécile tire son épée contre une magicienne qui s’envole dans les airs, qui est hors de sa portée, et qui laisse a ses pieds ses enfants égorges. C’est bien cela ! I1 fallait lever au ciel des bras désespères, avoir la tête renversée en arrière ; les cheveux hérisses ! une bouche ouverte qui poussât de longs cris, des yeux égares... Et puis, une petite Medée , courte, raide, engoncée, surcharge d’étoffes ; une Medée de coulisses ; pas une goutte de sang qui tombe de la pointe de son poignard et qui coule sur ses bras ; point de désordre, point de terreur. On regarde, on est ébloui et on reste froid. La draperie qui touche au corps a le mat et les reflets d’une cuirasse ; on dirait d’une plaque de cuivre jaune. I1 y a sur le devant un trés-bel enfant renverse sur les degrés arroses de son sang ;mais i1 est sans effet. Ce peintre ne pense ni ne sent : un char d’une pesanteur énorme ! Si ce tableau etait un morceau de tapisse¬rie, il faudrait accorder une pension au teinturier. J’aime mieux ses Baigneuses 4 : c’est un autre tableau, 1’on voit des femmes nues au sortir du bain ; Tune, par devant, a qui 1’on présente une chemise, et l’autre par derrière. Celle-ci n’a pas le visage agréable ; je lui trouve le bas des reins plat, elle est noire, ses chairs toutes molles. La main droite de l’autre m’a paru, sinon estropiée et trop petite, du moins désagréable ; elle a les doigts recourbes. Pourquoi ne les avoir pas étendus ? La figure serait mieux appuyée sur le plat de la main, et cette main aurait été d’un meilleur choix. II y a clé la volupté dans ce tableau ; mais c’est moins peut-être le talent de 1’artiste qui vous arrête que notre vice. La couleur a bien de 1’eclat. Les femmes occupées a servir les figures principales sont éteintes avec juge¬ment, vraies, naturelles et belles, sans causer de distraction. COLLIN DE VERMONT’ ET JEAURATQ. II y a de Collin de Vermont une mauvaise Adoration des Bois ; de Jeaurat des Chartreux en méditations : c’est pis encore. Point de silence, rien de sauvage, rien qui rappelle la justice divine, nulle idée, nulle adoration profonde, nul recueillement intérieur, point de terreur, point d’extase ; cet homme ne s’est pas clouts de cola. Si son génie ne lui disait rien, que n’allait-il aux Chartreux4 ? i1 aurait vu la ce qu’il n’imaginait pas. Mais croyez-¬vous qu’il 1’a vu ? S’il y a peu de gens qui sachent regarder un tableau, y a-t-il bien des peintres qui sachent regarder la nature ?... .le ne vous dirai rien de quatre petits tableaux du même : ce sont des Musulmans qui conversent, des Femmes du sérail qui travaillent, une Pastorale, un Jardinier avec sa Jardinière. C’est le coloris de Boucher sans ses grâces, sans son feu, sans sa finesse. Que le costume y soit bien observe, j’y consens ; mais c’est de toutes les parties de la peinture celle dont je fais le moins de cas. NATTIER 5. Voici une Vestale G de Nattier, et vous allez imaginer de la jeunesse, de 1’innocence, ° de la candeur, des cheveux espars, une draperie a grands plis ramenée sur la tête et dérobant une partie du front, un peu de pâleur, car la pâleur sied bien a la piste ainsi qu’a la tendresse : lien de cela ; mais a la place une coiffure de tête élégante, un ajustement recherche, toute 1’affeterie d’une femme du monde a sa toilette, et des yeux pleins de volupté, pour ne rien dire de plus.

HALLI’. Halle a fait deux pendants des Dangers de l’amour et du yin’.Ici, des nymphes enivrent un satyre d’une belle brique, bien cure, bien jaunâtre et bien cuite ; et puis, a cote de cette figure qui sort du four d’un potier, nul esprit, nulle finesse, point de mouvement, point d’idée, mais le coloris de Boucher. Cet homme, qu’on a trés-bien nomme le Fontenelle de la peinture, finira par les gâter tour.

VIEN La Piscine miraculeuse4 de Vien est une grande composition qui n’est pas sans mérite. Le Christ y a faire benêt comme de coutume. Tout le coté droit est brouille d’un tas de figures jetées pêle-mêle sans effet et sans goût ; mais la couleur m’a paru vraie. Au-dessus des malades il y a un ange qui est très ¬bien en faire. Derrière le Christ, un apôtre en gris de lin que Le Sueur ne dédaignerait pas, mais qu’il revendiquerait peut-être ; et sur le milieu un malade assis par terre qui fait de 1’effet. Il est vrai qu’il est vigoureux et gras, et que Sophie’ a raison quand elle dit que s’il est malade, il faut que ce soit d’un cor au pied... Jésus-Christ rompant le pain à ses disciples et Saint-Pierre, a qui Jésus demande, après la pêche, s’il’aime ?. La Musique cela, c’est une grande toile nue où quelques figures oisives et muettes se perdent. On ne regarde ni Vulcain, ni la déesse. Je ne sais s’il y a des Cyclopes. La seule figure qu’on remarque, c’est un homme place sur le devant qui soulève une poutre ferrée par le bout... Et ce Jugement de Paris, que vous en dirai-je ? II semble que le lieu de la scène devait être un paysage écarte, silencieux, désert, mais riche ; que la beauté des déesses devait tenir le spectateur et le juge incertains ; qu’on ne pouvait rencontrer le vrai caractère de Paris que par un coup de génie. M. de La Grenée n’y a pas vu tant de difficultés. I1 était bien loin de soupçonner 1’effet sublime du lieu de la scène... Son jeune Satyre qui s’amuse du sifflet de Pan a plus de gorge qu’une jeune fille. Le reste, c’est de la couleur, de la toile et du temps perdu.

CHALLEt. Je n’ai pas mémoire d’avoir vu un Saint Hippolyte dans la prison2, ni un Domine non sum dignus, ni une Lucrèce présentant le poignard a Brutus4, ni les autres tableaux’ de Challe. Vous savez avec quelle dédaigneuse inadvertance on passe sur les compositions médiocres.

CHARDIN I1 y a de Chardin un Retour de chasse7 ; des Pièces de gibiers ; un Jeune Élève qui dessine, vu par le dos ; une Fille qui fait de la tapisserie ; deux petits tableaux de Fruits ; c’est toujours la nature et la vérité. Vous prendriez les bouteilles par le goulot si vous aviez soif ; les pêches et les raisins éveillent 1’appetit et appellent la main. M. Chardin est homme d’esprit, il entend la théorie de son art ; il peint d’une manière qui lui est propre, et ses tableaux seront un jour recherches. Il a le faire aussi large dans ses petites figures que si elles avaient des coudées. La largeur du faire est indépendante de 1’etendue de la toile et de la grandeur des objets. Réduisez tant qu’il vous plaira une Sainte Famille de Raphaël et vous n’en détruirez point la largeur du faire.

Une belle chose c’est le Portrait du maréchal de Clermont-Tonnerre’, peint par Aved. Il est debout, a cote de sa tente, en bottines, avec la veste de buffle a petits parements retrousses et le ceinturon de cuir. Je voudrais que vous vissiez avec quelle vérité de couleur et queue simplicité cela est fait ! De près, la figure parait un peu longue ; mais c’est un portrait, 1’homme est peut-être ainsi. D’ailleurs, éloignez-vous de quelques pas et ce défaut, si s’en est un, n’y sera plus. Il me fâche seulement qu’on soit si bien peigne dans un camp. I1 y a une perruque que Van Dick aurait, je crois, un peu ébouriffé ; mais je suis trop difficile.

LA TOURS. La Tour avait peint plusieurs pastels qui sont restes chez lui, parce qu’on lui refusait 1es places qu’il demandait. 3. Deux tableaux de 1 pied de haut sur 7 pouces de large (no) 39 qui appartenaient h M. Cars, graveur du roi. Chardin avait déjà traite ces sujets. Une de ces résurrection a été vendue, vente P. H. Lemoyne (1828), 40 francs. 2. I1 y avait quatre tableaux de fruits de Chardin a cette exposition, tons de 1 pied 1/2 de large sur 13 pouces de haut (nos 37 et 38) ; deux appartenaient à L’abbé Trublet,

BACHELIER Bachelier a fait une grande et mauvaise Résurrection ?, a Ia manière de peindre du comte de Caylus3. Monsieur Bachelier, croyez-moi, revenez a vos tulipes ; il n’y a ni couleur, ni composition, ni expression, ni dessin dans votre tableau. Ce Christ est tout disloque ; c’est un patient dont les membres ont été mal reboutés. De la manière dont vous avez ouvert ce tombeau, c’est vraiment un miracle qu’il en soit sorti, et, si on le faisait parler d’après son geste, il dirait aux spectateurs : a Adieu, messieurs, je suis votre serviteur, il ne fait pas bon parmi vous et je m’en vais. a Tous ces chercheurs de méthodes nouvelles n’ont point de génie. VERNET4. Nous avons une foule de Marines de Vernet : les unes locales, les autres idéales ; et, dans toutes, c’est la même imagination, le même feu, la même sagesse, le même coloris, les mêmes détails, la même variété. II faut que cet homme travaille avec une facilite prodigieuse. Vous connaissez son mérite. Il est tout entier dans quatorze ou quinze tableaux. Les mers se soulévent et se tranquillisent a son gré ; le ciel s’obscurcit, 1’eclair s’allume, le tonnerre gronde, la tempête s’élève, les vaisseaux s’embrasent ; on entend le bruit des flots, les Cris de ceux qui périssent ; on voit..., on voit tout ce qui lui plait.

[1] SALON DE 1759