L’HOTEL par Philippe PUJAS
lundi 15 juin 2009
par Administrateur- tiphaine
La mémoire, les jeux de l’oubli, subtil écriture ou ont égraine un passé incertain, nébuleux, mais cette descriptive si précise, est-elle la seule preuve de ce réel que PHILIPPE PUJAS évoque ?

L’ HOTEL

Comment s’appellent ces oiseaux ? Je m’étais posé la question, déjà. Et je m’étais promis de le demander, ou de chercher leur image sur une planche d’ornithologie. Je ne l’ai pas fait. Pas eu le temps. pas resté assez longtemps ici, et puis, rentré à Paris, passé à autre chose. Mais voilà, de retour ici, cette question me revient. Et toujours pas de réponse. On dirait des mouettes, mais elles sont noires, si différentes de celles dont j’ai l’habitude, qui viennent parfois me narguer sous mes fenêtres, quand je séjourne près de la mer en France, ou que je voyais naguère remonter le Rhône jusqu’à Lyon. Se peut-il que ce soient des mouettes ? Je parlerais plutôt de quelque rapace, avec des tournoiements menaçants au-dessus de ma tête. C’est à peu près tout ce que j’ai reconnu ici. A peu près. J’ai reconnu les crabes, aussi. Ces petits crabes qui courent comme ils peuvent sur la plage, comme s’ils cherchaient à nous échapper. Nous, quel "nous" ? Cette plage est à peu près déserte, maintenant, quand je l’ai connue peuplée et animée. Se peut-il, alors, qu’il existe une mémoire du crabe, et qu’il continue aujourd’hui de fuir un danger passé ? Je les vois se réfugier dans les anfractuosités du sol cimenté du môle. Le faisaient-ils, alors ? Je ne me souviens pas. Mais peut-être est-ce que, tout simplement, ces anfractuosités n’existaient pas ? Je ne sais plus... Ma mémoire, décidément, me trahit. Mais cela fait si longtemps. Quinze ans, vingt ans ? Je dois bien avoir des repères pour situer dans le temps mon dernier séjour ici, mais justement il se situe dans une période marquée par une certaine stabilité dans ma vie, et mes repères sont donc nécessairement approximatifs. A y bien réfléchir, je pense que ces anfractuosités n’existaient pas. Tout paraissait impeccable, alors, autant que je me souvienne. Je ne peux imaginer la moindre faille dans le système. J’avais été ébloui, en arrivant, tout juste débarqué de l’avion. L’aéroport est au bord de la mer, sur la presqu’île qui est la pointe du pays, et l’hôtel est à quelques minutes à peine de l’aéroport. Propriété d’une compagnie aérienne, cet hôtel était le point de passage obligé des équipages, le séjour des hommes d’affaires venus profiter du début de développement du pays ou de quelques touristes intelligents. Ses jardins, ses allées bordées de hauts cocotiers, sa plage ménageaient pour tous des moments de détente bienvenus. J’avais aimé, aussi, l’architecture hautaine, son côté années trente, son arc-de-cercle sur la mer. Qu’étais-je venu y faire ? C’est à peine si je me souviens. Un quelconque reportage, sans doute. Il m’a fallu du temps pour me persuader que c’était bien cet hôtel dans lequel j’avais séjourné. C’était comme si la vie l’avait déserté, comme si une sève avait cessé de parcourir les lieux. J’avais bien le souvenir d’un hôtel à peu près à cet endroit-là. Il était au bord de la mer, il avait de l’allure et de la hauteur, et même de la magnificence. Mais je ne l’ai pas reconnu tout de suite. Comment faire coïncider le souvenir de la

somptuosité du hall d’accueil avec ce vaste espace aux peintures défraîchies ? Et le personnel nonchalant derrière le comptoir n’avait rien des employés zélés qui m’avaient reçu autrefois. A vrai dire, cette atmosphère m’a plu aussitôt posés mes bagages. La chambre, son vieux climatiseur bruyant, sa salle de bains démodée et usée, son balcon dominant le quartier et l’océan de sa hauteur, ancraient en moi ce sentiment d’euphorie qui saisit généralement tout voyageur à son arrivée dans un décor très différent de son quotidien. J’avais de mon précédent voyage des souvenirs que je croyais précis. Ce n’était donc pas dans cet hôtel que j’avais séjourné. Je revoyais très bien la plage, ses parasols palmes, les hôtesses de l’air prenant le soleil entre deux avions. Rien de tout cela, me semblait-il, aujourd’hui. C’est avec la plage, justement, que mes doutes sont venus. De loin sont arrivées des images qui finissaient par coïncider avec celles que j’avais sous les yeux. Certes, la plage était déserte, aujourd’hui. Mais ce sable impeccablement ratissé, qu’aucune trace de pas n’avait dérangé, cet alignement de transats en bois sur lesquels personne n’était allongé, ils étaient bien ceux que j’avais connus, transformés par l’absence de toute présence humaine, et par l’atmosphère nostalgique qui s’empare de tout lieu abandonné par le courant de la vie. Je ne reconnaissais pas le tennis. J’avais sous les yeux un terrain déchiré, sans filet, aux montants rouillés. Il contribuait à l’impression d’abandon, mais je n’avais aucun souvenir de lui. Sans doute m’étais-je contenté, alors, d’aller de l’hôtel, de ma chambre, de ses salons, à la plage et à la piscine. Je suis remonté vers l’hôtel, me suis assis sur la terrasse dominant les jardins et la plage. Un vent fort secouait les cocotiers. J’étais seul. Derrière moi, le grand salon offrait en vain ses fauteuils, des affiches sur ses murs évoquaient des gloires passées. Le barman m’a tout expliqué : c’était bien l’hôtel que j’avais connu, mais il avait fait son temps. Pas assez dans les standards des voyageurs d’affaires, avec son architecture originale et sa personnalité. On lui avait préféré un de ces faux palaces qui rassurent en étant les mêmes à Pékin, Lisbonne ou Valparaiso. Ne venaient plus ici que ceux qui n’étaient pas situés dans les courants de la mondialisation, congrès d’associations bénévoles, distraits, largués... J’ai regagné ma chambre alors que la fraîcheur du soir commençait à monter de la plage. Depuis mon balcon, je dominais la masse des maisons basses qui constituaient la ville. Au loin, un bloc hideux se dressait comme une verrue : l’hôtel qui avait déclassé le mien, grand rectangle laid et menaçant. J’ai voulu me raser avant de descendre dîner. Le miroir de la salle de bains m’a renvoyé quelques craquelures. Était-ce lui-même ? Était-ce mon image qu’il me renvoyait ? Je ne le savais pas... Par la fenêtre, je vois des oiseaux tournoyer. Comment s’appellent-ils ? Tout-à-l’heure, je le demanderai.

Philippe PUJAS