Ecrits contemporains
Ceci n’est pas une fellation
Martial Jalabert
lundi 22 septembre 2008
par Martial Jababert

Ceci n’est pas une fellation Eloge du passe-temps esthétique

L’esthétique, est-ce du toc ?

Vous pensiez peut-être que l’esthétique était un monstre antédiluvien reposant six pieds sous terre depuis belle lurette ou, au mieux, un sujet ringard, inutile et chiant strictement réservé aux boutonneux de l’ENS et aux philosophes en chambre (froide). Moi aussi. Et pourtant, à bien y regarder, la bête respire encore, ahane, donne même des coups de pied, s’ébroue, se gratte la tête et se débat tout en jouant sa mijaurée. Après avoir entretenu les conversations savantes de l’antiquité puis tout avouer sous les forceps de l’ère classique, après avoir subi les derniers outrages des temps modernes, voilà que la catin esthétique redevient avec les post-modernes (comprenez les contemporains cybernétiques) ce qu’elle n’avait en fait jamais cessé d’être : indispensable et mutante. Esthétique not dead.

Pourtant, à l’origine, à l’époque des Lysippe, Phidias et Praxitèle, l’esthétique n’était qu’un sous-produit, une partie glorieuse mais peu explorée de la philosophie qui traitait de l’art et questionnait sur la nature du beau dans sa relation avec le vrai et le juste. Le vrai et le juste ? Avouez que ça cocottait son sacré et sa métaphysique à plein nez mais c’est l’époque qui voulait ça. Dans cette perspective, estimant qu’une œuvre d’art n’était qu’une vulgaire imitation de la nature, elle-même pâle copie d’un modèle idéal (le monde des Idées), on sait que Platon prétendait exclure de la Cité peintres et sculpteurs, ces arsouilles qui ne faisaient que défigurer le Beau et insulter le Vrai. Il faudra attendre le mécénat de la Renaissance pour que l’artiste réintègre (à condition d’être un bon cireur de pompes) sa place. Pourtant, vingt siècles après Platon, l’idée que la réussite artistique résidait dans la capacité à représenter aussi exactement que possible la nature dominait encore la pensée. Ainsi Pascal pouvait-il s’étonner : « Plaisante chose que la peinture qui nous fait admirer une copie dont nous n’admirons pas l’original. » Or, si l’art est imitation de la nature, c’est donc que la beauté est avant tout dans la nature et que l’art a pour mission de l’éterniser. Triste et mièvre vocation et quasi-retour à la case Platon.

Quand j’entends parler de rupture esthétique, je sors mon nez rouge.

C’est avec Kant, au XVIIIème siècle, qu’apparaît la première rupture sérieuse et que l’esthétique se constitue en discipline philosophique autonome. Il est le premier à poser la question du « jugement de goût », ce jugement particulier qui porte sur le beau. Il affirme que « le beau est ce qui plaît universellement sans concept ». Autrement dit, il ne serait pas possible d’analyser logiquement le beau et le plaisir que nous ressentons face à lui. Alors, la beauté, mystère indicible ? Voilà qui est novateur et qui a le mérite de limiter le baratin. J’applaudis. Mais ensuite, hélas, ça se gâte. Selon lui, l’universalité du beau devrait entraîner que si une œuvre est belle pour l’homme Kant, elle doit l’être pour tous les hommes.

Il oubliait évidemment de préciser : à condition que ces hommes aient reçu la même éducation esthétique que lui, c’est-à-dire qu’ils soient lettrés, européens, chrétiens... L’esthétique kantienne suppose donc l’existence en l’homme d’une faculté spécifique qui serait constructive des réalités belles (par exemple une œuvre d’art) ou sublimes (il donne comme exemple une tempête devant laquelle on se sent dépassé par une jouissance esthétique mais effrayante). Mais aucun mot sur le processus de construction culturelle, aucune intuition de la beauté convulsive, aucune allusion au contenu social et civilisationnel de l’œuvre. Son esthétique reste ethnocentrique et élitiste. L’ennemi kantien, c’est la culture des autres. Dans le même texte (La Critique du Jugement, 1791), il affirme également (et alors là, accrochez-vous !) que « le beau est ce qui présente une finalité sans fin ». Ne partez pas tout de suite, j’explique ! Il veut dire par là que l’artiste, en créant, poursuit une certaine fin mais que cette fin est rigoureusement inutile car, à proprement parler, l’œuvre d’art ne sert à rien. En effet, dit-il, le caractère gratuit et superfétatoire est même ce qui marque le plus clairement l’œuvre d’art. Un sacré boute-en-train, le père Emmanuel, non ?

La rupture suivante est celle de Hegel qui définit l’art comme un besoin humain fondamental, ce qui paraît évident aujourd’hui mais était audacieux à l’époque. Par l’activité esthétique, il s’agirait selon lui d’extérioriser l’intériorité (par exemple par la poésie) et d’intérioriser l’extériorité, c’est-à-dire le monde objectif, pour que l’homme puisse s’y retrouver et s’y contempler. (Vous avez le droit de rigoler face à ces assertions péremptoires et sérieuses, c’est même recommandé.) Ce double mouvement de la fonction de l’art permettrait de dominer « la prose du monde » et la « finitude de l’existence » (eh ouais, les aminches, c’est comme ça que causent les philosophes pour esbaudir les lecteurs), d’atteindre symboliquement une vérité supérieure où les contradictions du monde fini trouveraient leur solution, où la liberté humaine et la nécessité extérieure se réconcilieraient... bref, je vous passe les détails avant la syncope.

Vers une esthétique de la révolution créative ?

Et puis arrivèrent les artistes « modernes » qui s’assirent sur les canons traditionnels sans avoir peur de se brûler les fesses. Ils utilisaient des couleurs invraisemblables, se moquaient de la perspective, déformaient les sujets, peignaient des femmes nues sans prétexte mythologique, bref, ils se comportaient en goujats provocateurs. En gros, on peut dire que l’art moderne a consisté à tailler en pièces les critères esthétiques du bon goût académique. Mais n’est-ce pas la fonction de chaque génération que de virer la précédente ? Le travail de sape fut terrible et suscita des batailles féroces. Aux yeux des experts, le phénix semblait perdu pour toujours. Pourtant, à partir des querelles d’esthètes au sujet des avant-gardes, il ressortit une esthétique nouvelle, débridée, vivante, évolutive, qui reliait l’art à la société et ne pouvait s’envisager que dans une perspective historique. Tout ça pour ça... Sans renier le geste libérateur de Picasso qui « cassa la guitare », il me semble que c’est Magritte, en peignant le célèbre Ceci n’est pas une pipe, qui mit un terme provisoire à la querelle de l’esthétique.

En distinguant avec humour la proie et l’ombre, il affirma sans ambiguïté que l’art n’était pas la réalité, qu’il n’était que sa propre réalité. Ainsi, avec les Modernes, se joua la question ontologique de l’art, du social et du politique, de « l’engagement », du rapport entre pratique artistique et vie quotidienne. Vincent, Paul, Pablo, Juan, Henri, Marcel et tant d’autres, on ne vous remerciera jamais assez d’avoir fait exploser les carcans qui entravaient le champ créatif. En piétinant la pensée bourgeoise, vous avez constitué le dossier arc-en-ciel des preuves de la liberté. Le monde mettra un siècle à s’en remettre. Mais où en sommes-nous aujourd’hui, à l’ère post-avant-gardiste ? On constate que depuis la fin du XXème siècle, l’esthétique de l’idée (le conceptuel et ses avatars) se fait bouffer la queue par l’esthétique virtuelle liée aux innovations scientifiques et technologiques. L’art de demain sera-t-il réservé aux ingénieurs en informatique ? Mieux que la « fontaine » ou le porte-bouteilles du BHV, voici le portable et le logiciel Made in Japan. Avec cette démocratisation techno-pipolisante de l’outil, l’art va-t-il devenir un produit quelconque du marché point com ? Ce danger est dénoncé par Paul Virilio qui s’insurge contre le fantasme de la démocratie virtuelle et appelle à la résistance contre la cyberculture. Je suis avec toi, Paulo. De nos jours, selon Marc Jiménez (que je viens de découvrir, comme quoi il n’est jamais trop tard pour apprendre), aucune modernité artistique, aussi subversive soit-elle, ne saurait prétendre remettre en cause quoi que ce soit. En effet, selon lui, à l’ère de la communication globale et du consensus, « toute critique, y compris esthétique, est contrainte d’abdiquer devant la puissance d’assimilation du système. Les pratiques culturelles et artistiques ne militent plus pour transformer radicalement le monde et la vie, elles participent, même malgré elles, à la pérennité d’un tel système ».

Il est vrai que l’univers aplani du virtuel (la surface de l’écran), confortable et fallacieusement consensuel, nous isole des chocs du réel, c’est-à-dire de la violente réalité des pouvoirs économiques et politiques concentrés entre les mains de quelques pseudo maîtres du monde qui, eux, n’ont rien de virtuel. Alors, pour faire mentir Jiménez, une seule solution : la révo-solution. Sortons les pinceaux et les stylos et parions sur une esthétique aussi révolutionnaire que le drapeau transparent des barricades de mai.

Créateurs, créatez !

Résumons-nous. L’esthétique est historique, sociale, économique, culturelle, idéologique... bref politique. Elle ne se dessine pas sur des critères (d’ailleurs, quels méta-critères permettraient d’évaluer conjointement la validité d’une œuvre de Praxitèle et d’une installation de Nam June Paik ?) mais sur l’insubordination créative. Alors, laissons les critères esthétiques dans les poubelles de l’histoire de l’art et cultivons la création artistique sans entrave afin de constituer une prise de distance et une sorte de contrôle minimal sur l’insensée débâcle, je veux parler de la condition humaine. Avec nos stylets pacifiques, gravons le siècle à venir de notre esthétique soif de vivre libres. En accord avec Patrick Declerk, psychanalyste et écrivain, j’affirme que « pour ceux qui ne croient ni en Dieu, cette vieille blague qui ne fait plus rire personne, ni dans les lendemains radieux et prolétariens des plombiers zingueurs de tous les pays, il ne reste en définitive que l’esthétique, le passe-temps esthétique. »

Martial Jalabert 2008