Ecrits contemporains
Joyeux Noël atomique !
Martial Jalabert
mercredi 21 mai 2008
par Martial Jababert

Joyeux Noël atomique !

La science n’est pas un humanisme : c’est le hobby des scientifiques et le gagne-pain d’entreprises peu philanthropiques. Après avoir été considérée comme l’émanation de Satan pendant tout le Moyen-Age et la Renaissance parce qu’elle contredisait gravement les « saintes » écritures, la science s’est refait une santé et est aujourd’hui largement assimilée au progrès, notamment à cause des formidables avancées médicales et technologiques qu’ont connues les deux derniers siècles. Sur ce point, pour qu’on ne me prenne pas pour un ennemi de la science, je dis bravo. Pourtant, de plus en plus de scientifiques et de citoyens lambdas comme vous et moi contestent ce lien automatique entre science et progrès et relèguent cette opinion au rang d’idée reçue. En effet, il apparaît de plus en plus clairement que la science n’a pas d’odeur. Je veux dire par là que seules certaines innovations scientifiques (lunette astronomique, microscope...) peuvent revendiquer l’appellation de progrès, tandis que d’autres (fission de l’atome...) relèvent des manipulations assassines de quelques docteurs Folamour subventionnés par des capitaux à fort taux de retour sur investissement. Certes, la bombe A est plus efficace que la baïonnette pour exterminer un grand nombre d’ennemis (progrès quantitatif) mais elle n’apporte pas de mieux-être à l’humanité (pas de progrès qualitatif). Einstein et Oppenheimer étaient-ils des nuls ou des salauds ? Tout bien pesé, l’état nauséabond du monde actuel (persistance de la pauvreté, surarmement...) après deux siècles de scientisme témoigne de l’échec des sciences et de leur incapacité à maîtriser les extrêmes et à apporter le bonheur. Un pied dans l’espace, l’autre dans les spasmes. Nous sommes à l’heure du diktat scientifique où l’on veut nous obliger, au nom du progrès, à vivre oppressés, voire aliénés, mais à mourir en bonne santé. Nous vivons plus vieux, nous ne vivons pas mieux.

« Heureux qui peut pénétrer les causes des choses », Virgile, dans les Géorgiques, faisant allusion à Lucrèce, auteur du De natura rerum. Dans le domaine particulier des sciences naturelles et de l’évolution, débordant Darwin longtemps indécis (« il n’existe aucune tendance innée à un développement progressiste » affirma-t-il d’abord avant de succomber aux pressions de la bienséance victorienne), le sociologue anglais Spencer, son contemporain, affirmait que l’évolution menait toujours au progrès. Il raisonnait encore avec la conception anthropocentrique d’Aristote et de son « échelle des êtres » qui classait les organismes vivants du plus simple au plus complexe. Or, on sait aujourd’hui (grâce aux progrès de la recherche scientifique, eh oui !) que la complexité n’est pas inéluctable en évolution puisque de nombreuses formes simples sont apparues secondairement, par une évolution simplificatrice (cachant elle-même un parcours évolutif complexe). Chaque lignée évolue tantôt en se complexifiant, tantôt en se simplifiant, sans hiérarchie préconçue, avec des périodes d’aller-retour. Par exemple, les ancêtres de la baleine moderne, issus de la mer comme tous les organismes vivants, ont fait un long séjour sur terre (classe des mammifères, comme chacun sait) avant de retourner à la mer. Ainsi, la nature du vivant n’est pas téléguidée par une main mystérieuse comme voudraient nous le faire croire les créationnistes. Elle n’a pas de programme à sens unique et n’est que l’aboutissement provisoire (comptez quand même quelques milliers ou millions d’années) d’un compromis. Prenez l’hirondelle rustique (j’ai trouvé cet exemple dans un magazine... scientifique) : les plumes externes de la queue sont allongées en « filets ». Leur longueur, pour les mâles, est un gage de succès auprès des femelles. Mais, contrepartie néfaste, les mâles dotés des plus longs filets sont gênés dans leur vol. In fine, la longueur des filets est bien un compromis entre la pression de sélection sexuelle et le coût de la perte d’agilité. Même conclusion : la nature du vivant ne se pense pas. Elle ne se projette pas dans un intelligent design (qui serait la présomption d’une ontologie transcendante) mais subit des mutations (une dérive génétique qui concerne aussi bien des caractères favorables que des caractères neutres ou défavorables et que l’on qualifie encore d’hasardeuse jusqu’à ce qu’on en comprenne peut-être un jour les mécanismes). Ces mutations répondent ou ne répondent pas aux conditions de leur pérennité. Adaptation à court terme (comprenez encore quelques milliers de générations), certes, mais aucun souci de progrès à long terme.

Dans La Structure de la théorie de l’évolution, Stephen Jay Gould réfute bien mieux que je ne saurais faire la doctrine du progrès dans l’histoire de la vie. Il propose de l’évolution des lignées l’image erratique de la marche chaloupée de l’ivrogne, marche qui le conduira, selon les circonstances, (pour la science telle qu’on la pratique dans notre civilisation, on dira : selon les besoins du sponsor), à se raccrocher au mur longeant le trottoir ou à tomber dans le caniveau. L’évolution est amorale. Elle non plus n’a pas d’odeur. Inspirez, expirez ! Si la science de la nature est une chose trop sérieuse pour la confier à des scientifiques, aurons-nous plus de chance avec les sciences sociales et politiques ? Bigre ! Je vois que ça s’agite et que ça gesticule beaucoup de ce côté-là. Après des millénaires d’errance et trois siècles de rationalité, le paradigme idéologique nouveau vient enfin de sortir, effaçant tout sur son passage. Grâce à un certain Nicolas S., nous savons depuis peu qu’il va falloir travailler plus pour gagner plus. Encore plus et toujours plus. Quel progrès dans la pensée ! Quelle science dans le progrès ! A quoi auront servi le machinisme (qui devait libérer l’homme, promis, juré) et les gains de productivité qu’il a induits ? A rien, si ce n’est à mettre la pression sur le robotnik qui n’en demandait pas tant. Travailler plus, cela signifie puiser encore plus dans les ressources naturelles dont nous avons pris conscience qu’elles étaient drastiquement limitées ; gagner plus, registre sémantique du sport (incontournable, le sport), cela veut dire que, comme au foot, il va falloir écraser (humilier disent certains commentateurs) son adversaire. Toujours plus, rarement mieux. Grâce aux marchands de progrès, on est en train de passer du sauvage démuni (l’homo ingenius d’hier) à l’hypersauvage suréquipé (le crétin d’aujourd’hui, semi-analphabète mais relié au satellite). « Philosophie, droit, médecine, théologie, j’ai tout étudié à fond avec un ardent effort et me voici, pauvre fou, tout juste aussi avancé que naguère » (Goethe, Premier Faust). Felix qui potuit...

Allons-nous gaiement nous faire hiroshimer ? « Sciences sans conscience n’est que ruine de l’âme » prophétisait Rabelais, car « sapience n’entre point en âme malivole ». Voire. L’humaniste de la Renaissance était un optimiste qui n’avait pas encore entendu parler de la dictature du progrès, largement soutenue et entretenue par le complexe industrialo-publicitaire.

Alors, la science va-t-elle sauver l’homme ou sera-t-elle son fossoyeur ? Et aurons-nous le temps d’essaimer ailleurs dans l’espace (on découvre chaque semaine de nouvelles exoplanètes) avant la cueillette des champignons nucléaires, perles du dévoiement scientifique ? Faute de quoi, la tragique destinée terrestre de l’homme est déjà écrite : nous sommes trop savants pour effacer tout et revenir à zéro et trop ignorants pour être à l’aise dans les données qui motivent nos choix. Éminemment faustiens, nous n’avons donc qu’une issue : vendre notre âme au diable pour aller plus avant (mais pas forcement mieux) sur le chemin de la connaissance, le fameux fruit défendu avec une certaine précognition par les Anciens. Le dernier acte est pour bientôt (à l’échelle géologique, tout acte humain se joue bientôt) et est annoncé depuis longtemps déjà sous le joli nom d’apocalypse. Maintenant, cessez d’inspirer, contentez-vous d’expirer. Mais vous reprendrez bien une coupe de champagne ?

Martial Jalabert - 2007