Texte Contemporain
On dit qu’on rit
Francesca Nouët
mardi 29 janvier 2008
On dit : « Je ne sais pas ce que c’est que le rire. Tu m’as demandé, je suis venu mais je ne sais pas ce que c’est que le rire. Quand j’étais enfant, c’était comme une certitude. Les autres disaient « Viens, on va s’amuser. Et c’était là ; cette seule indication suffisait. Les corps des petits, réunis dans le simple désir de jouer, produisaient une chaleur qui tuait les doutes, et naturellement fusaient de leurs gorges intrépides, des cris nus de toute peur qui marquaient leur plaisir à être présents, et qui se muaient en trilles aiguës. Il y avait là comme une violence et un abandon, un infini ressort de vie qui s’échappait brutalement par la bouche mais qui faisait vibrer leurs corps de gourmandise. Il n’y avait aucune limite à ce rire, parfois on aurait même dit que les enfants étaient possédés, qu’ils étaient la réincarnation de djinns ou d’elfes mélangeant tous les sentiments sans aucun discernement, les bons et les mauvais, et cette mixture infâme, issue de l’âme des enfants qui n’est pas encore structurée qui n’a pas encore appris à se tenir, débouchait toujours sur cette apothéose, ce bouquet final que rien ne pouvait endiguer à l’image d’un torrent furieux. Le rire, leur seul langage, qui coupait court à toute impossibilité, à toute critique comme si lui seul contenant toutes leurs forces cachées, toute leur furie clandestine, pouvait venir à bout de l’ennemi principal de leur plaisir : le refus. Et après, il n’y a que les vieux qui retrouvent cette légèreté, cette intensité dans la légèreté. Les vieux rient aussi à tout bout de champ ; ils s’amusent d’un rien et plus c’est cru plus ça les fait rire. Une colique, une diarrhée deviennent un théâtre fabuleux où ils officient, grands maîtres du rire inversé par orifice interposé. Le silence, par contre, ils n’aiment pas ça du tout et à l’égal des enfants ils s’en méfient. C’est pour cette raison que tant qu’ils le peuvent, ils cultivent ce hoquet magnifique ou distordu selon leur vie passée, car ils savent bien que le six lances est toujours armé. Quand un vieux rit, on dirait toujours qu’il s’amuse d’une bonne farce qu’il aurait faite à quelqu’un de moins futé que lui ou peut-être est-ce une façon de célébrer la vacuité des choses ? On rajouta : « Et entre les deux âges, je crois que le rire n’existe pas. Comme chante le poète « Et quand on pleure, on dit qu’on rit* »