Texte Contemporain
Les appartements jumeaux (suite)
Barbara Fournier
mardi 29 janvier 2008

Les appartements jumeaux
(suite)

" Starry, starry night.
Paint your palette blue and grey,
Look out on a summer’s day,
With eyes that know the darkness in my soul.
Shadows on the hills,
Sketch the trees and the daffodils,
Catch the breeze and the winter chills,
In colors on the snowy linen land.
Now I understand what you tried to say to me,
How you suffered for your sanity "

Mais je les ai chantées très, très bas, je vous le jure. Pendant la nuit, j’ai rêvé que je volais sans ailes. Et j’en ai ressenti un plaisir presque sexuel. Quand je vivais dans le monde d’en bas, j’avais de terribles cauchemars entre deux insomnies. Ici, je rêve que je vole… Hier j’ai réalisé une expérience fantastique. De l’aube au crépuscule, je suis resté immobile, couché dans ma chaise longue, en regardant le ciel. Il y avait plein de nuages. En leur présence, j’ai écrit mentalement un roman de science-fiction. Le tour d’un monde en 80 jours. Rien à voir avec Jules Verne… Non, non, absolument rien. Mon cerveau, plongé dans le silence absolu, a pu créer une toute nouvelle histoire qui aurait un immense succès si je la transformais en mots. Ce nouveau tour du monde imaginé par moi, je l’ai fait sur un voilier semblable au Paratii de mon navigateur favori, Amir Klink. Mais j’ai délaissé les mers de la Terre, pour une autre planète, un autre système solaire.
Sur cette planète lointaine, il n’y avait point des continents. Seulement des îles, dont la plus grande ne dépassait pas la taille de Madagascar. Sur cette planète imaginée par moi, le son n’existait pas. Le silence régnait partout. Les habitants communiquaient entre eux avec des cahiers de conversation, comme faisait le divin Beethoven à la fin de sa vie, mais c’était rare, à vrai dire, parce que sur chaque île il n’y avait qu’un seul habitant. La reproduction n’était pas sexuelle. Quand une personne mourait, une autre naissait automatiquement de sa dépouille. J’ai visité un million d’îles en sillonnant cette planète, qui avait le double du volume de la Terre mais une force gravitationnelle réduite de moitié. Il y avait un seul océan silencieux, dont les tempêtes étaient très violentes, mais comme mon bateau était indestructible… Je m’arrête là, sinon ce conte sera sans fin…
Comment ? Que dites-vous ? Oh ! Vous voulez savoir comment j’ai réussi à faire le tour du monde sur une planète qui est deux fois plus grande que la nôtre en seulement 80 jours ? Cette curieuse planète-là, voyez-vous, tourne beaucoup plus lentement que la Terre. Un jour là-bas,
c’est trente jours d’ici. Et comme les vents y sont plus forts et plus réguliers et la gravitation réduite de moitié, mon voilier volait presque.
L’imagination n’a pas de bornes, n’est-ce pas ? Je suis le dieu de ce monde, puisque c’est moi qui l’ai créé. Exactement comme vous, si vous n’avez pas pris la mauvaise habitude de regarder la télé ou d’aller au cinéma voir les films hollywoodiens. La pensée est libre comme l’oiseau… Soyons toujours cet oiseau… Me voici réduit à un cerveau qui pense. Désormais, je fermerai les yeux même pendant la journée pour mieux penser…
Pour être sûr de ne pas être dérangé dans mon monologue intérieur, je viens de retirer du toit deux antennes, un mât et trois paratonnerres qui s’agitaient trop bruyamment chaque fois que le vent sifflait. J’ai eu un petit sourire de triomphe après avoir accompli ce grand pas vers le vacarme zéro.

Quand j’étais sur le toit de mon immeuble, je vous jure que j’ai dû me retenir pour ne pas ouvrir mes bras et m’envoler. Mais quelques oiseaux criards m’ont détourné de ce geste sublime. Leur chant me rappelle trop le caquetage de mes anciens frères humains.
Plus tard, j’ai abandonné ma chaise longue. Pour méditer, ne serais-je pas mieux dans ma piscine ? Alors je me suis mis à flotter à la surface de l’eau bleue, les oreilles immergées. Quelle merveilleuse sensation de rester ainsi longtemps dans l’eau maternelle… Je ne regardais maintenant le ciel que lorsqu’il était parfaitement monochrome, dépourvu du moindre bruit visuel. Je flottais alors dans un miroir. Puis une autre idée m’est venue. En pleine nuit noire, j’ai plongé dans ma piscine et j’ai commencé à méditer. Magique expérience ! Hélas, j’ai constaté, malgré mes efforts, que j’étais toujours obligé de remonter à la surface pour chercher de l’air. Ce mouvement de survie, lui aussi, me dérangeait. Tout est bruit qui n’est pas immobile. J’ai fini par résoudre ce problème.
Maintenant, les nuits sans lune, je m’installe dans la partie la plus profonde de ma piscine, nu comme un foetus, en respirant par un tuyau en plastique que j’ai recyclé en cordon ombilical relié à la mère nourricière Oxygène.
J’ai atteint le silence absolu. Il n’y a que la mort, sans doute, que je puisse imaginer plus agréable. Et vous ? Répondez-moi dans la plus belle langue du monde, la langue des yeux. Tous les mots m’importunent. Quand je suis revenu à la surface de l’eau, à la recherche de quelque chose à manger, après cinq heures de méditation subaquatique, mon regard est tombé tout de suite sur la terrasse soeur de la mienne, île flottante qui semblait dériver lentement contre le continent de ma solitude. Entre les deux, on dirait qu’il y a maintenant un jardin suspendu où poussent quelques fleurs robustes aux couleurs vénéneuses. Mais je suis rassuré. Il n’y a toujours personne dans cet appartement. Il n’y a plus personne nulle part. Je m’enivre du ciel qui me semble tellement plus proche que la terre… Il se passe du temps. Je ne sais pas combien. Une heure ? Un an ?

Mais il arrive un moment où je prends conscience que quelqu’un habite dans l’appartement jumeau. Une femme. Oui, une femme, je peux le jurer, parce que j’ai vu sa mince silhouette se dessiner derrière le voile des rideaux qui dansait sous le vent.
La quête du silence absolu s’achevait là. Il n’y aurait donc plus de paix de l’esprit, ni de repos de l’âme. Tristeza não tem fm, felicidade sim, dit la chanson. Mais cette soudaine invasion ne provoqua pas le désastre que j’aurais pu craindre dans ma tête. Est-ce que je m’ennuyais
déjà des humains ? Je compris vite pourquoi je ne me sentais pas agacé de cette présence. Cette femme était silencieuse comme une vision. Aucun bruit ne s’échappait jamais de chez elle et quand elle se déplaçait dans l’espace ne me parvenait d’elle que l’écho imperceptible des rêves oubliés au réveil.
Quand la lumière du jour s’est retirée, je l’ai aperçue se promenant sur sa terrasse. Une autre fois, j’ai eu l’impression qu’elle m’observait pendant que je dînais. Une autre fois, c’était une belle après-midi d’été, elle a été plus audacieuse. Elle m’a regardé, à peine cachée par les fleurs du jardin suspendu, pendant que j’arrosais mes plantes. Je suis rentré chez moi précipitamment, couvert de sueur, son regard couché sur mes épaules. Alors, quelque chose qui ressemblait aux vibrations infimes que fait le bonheur en marchant s’est installé d’autorité chez moi. De douces membranes presque translucides avaient recouvert les murs blancs, il y avait des étreintes dans les coussins, des balancements aux fenêtres. Les petits spots de couleur éveillaient des caresses chuchotées sur ma peau que trop d’étés avaient assombrie. Dans le ciel passait le battement d’ailes de comptines et de petits airs de rien. Le soir venu, je repliais soigneusement les nuages sur des serments à l’encre rouge de mon sang.
Quand je ne guettais pas son ombre légère, je lui écrivais. Des pages et des pages. Le jour, la nuit, j’écrivais. Je me relisais à peine. Les mots bondissaient d’un recoin perdu de moi-même, s’échappaient des cachettes de l’enfance, dévalaient les pentes de ma vie avec cette irrévérence qui accroche un sourire mutin aux lèvres du désastre. J’ai fini par comprendre que j’écrivais des lettres d’amour à ma voisine. Ces lettres qu’elle ne lirait jamais m’emplissaient d’un plaisir ardent et solitaire. C’était ma vie et la sienne que j’enlaçais entre les draps tendus d’une marge à l’autre, d’elle à moi entre nos deux silences.
Maintenant que je m’étais mis à l’étendre sur le lit de l’écriture, mon idéale voisine, il fallait que je lui donne un nom. Je l’ai appelée Beata, en hommage à Dante, mais surtout parce que c’était le seul nom prédestiné à la femme de ma joie. Je murmurais son prénom pendant des heures. Beata, Beata… Écoutez comme ce soupir est doux, comme il s’échappe des lèvres presque à contre coeur. Suivez son vol d’éther si vous pouvez… Beata, où m’emmènes-tu, dis-moi, moi qui ne voulais plus croire au moindre salut sur cette terre ?

Peu à peu, nous avons pris l’habitude de fréquenter nos terrasses en même temps, sans presque jamais nous regarder ouvertement. Mais un soir, elle est apparue si belle, habillée d’une longue robe rouge, que je n’ai pu détacher mes yeux de son corps élancé. Moi qui pourtant ne jurais que par le silence, pris d’une impulsion irrépressible, je me suis levé et j’ai mis un disque, le Concerto de l’Empereur, de Beethoven. Comme la proximité d’une belle et mystérieuse femme peut donc bouleverser d’un seul coup toutes les convictions d’un homme…
Couchée dans une chaise longue à côté de sa piscine, elle l’a écoutée, cette sublime composition. Quand le disque s’est tu, elle s’est levée, elle est rentrée chez elle et c’est de chez elle que le même concerto de Beethoven s’est alors élevé. Nous l’avons écouté ensemble jusqu’à la fin. Et jamais Beethoven m’est apparu aussi aérien que cette nuit-là. Elle m’a regardé au moins trois fois dans les yeux pendant que nous nous élevions avec la musique.
Belle, elle était belle au-delà de tout.
À partir de ce moment, elle a commencé à me manquer physiquement chaque fois que je me retrouvais tout seul sur nos terrasses. Parfois je l’épiais, caché derrière le rideau de ma chambre à coucher. Je l’appelais en silence… Beata… Beata… Viens. Et soudain se produisait ce miracle - quelques secondes pour lesquelles j’aurais donné toute ma vie. Elle apparaissait. Elle me cherchait. À certains de ses gestes, à une manière toute particulière qu’elle avait de pencher la tête pour voir si j’étais là, je comprenais que je lui manquais aussi.
Un nouveau rituel a alors commencé. Nous dînions sur nos deux terrasses, toujours ensemble et toujours séparés. Aucun bruit ne nous dérangeait. Les deux énormes immeubles dans lesquels nous habitions, exceptées nos deux présences, étaient toujours inhabités. Notre unique invité arrivait tous les soirs, à 20 heures très précises. C’était Ludwig van Beethoven. Nous mettions les deux disques en même temps, ce qui donnait une sonorité irréelle à la musique…
Elle cuisinait merveilleusement bien. L’arôme des plats qu’elle préparait me rendait fou. Le temps s’était défait. Nous vivions " ensemble " sans jamais échanger la moindre parole, sans nous toucher. Notre bonheur, je le palpais dans nos respirations, sous l’agitation de nos paupières, dans la ligne souple que dessinaient nos deux corps étendus dans le champ de la musique pure. Parfois, elle me regardait pendant que je lui écrivais ces lettres infinies que jamais elle ne recevrait. C’était alors comme des instants d’intimité sexuelle. Il m’arrivait de relever la tête vers elle. À la distance où elle se trouvait, je n’arrivais pas à percevoir l’éclat de ses yeux, mais je sentais que tout en elle me disait qu’elle m’aimait. Cet aveu chassait de moi jusqu’au sentiment d’être en vie. Je ne vivais plus. J’étais en extase. Et puis, brusquement, elle a disparu.

En une seule minute, l’appartement a refermé sur moi des mâchoires de monstre.
Je n’étais plus capable d’écrire un seul mot. Je m’étais remis à fumer beaucoup. Je buvais trop. Je consommais même parfois des drogues dures pour m’enfuir du souvenir d’elle. Et surtout je produisais toutes sortes de bruits pour repousser le terrible silence qui menaçait de me réduire au néant. Hagard, j’assistais aux crises de convulsion de mes convictions.
Pauvres macrobes humains que nous sommes, plus instables que le vent au-dessus de la mer des Caraïbes… Mais Beata hantait mes nerfs et mon cerveau. Mon corps s’enroulait comme un boa constrictor autour de son absence. Je crus mourir. Mille fois, j’eus envie de me jeter de mon balcon dans les nuages qui se tenaient toujours, par je ne sais quel hasard obsessif, au niveau du 26e étage. Mais l’espoir de la revoir me retenait toujours, à la dernière minute.
Quand elle est revenue, j’ai cru que mon cœur s’ouvrait. Beata… Beata…
J’ai abandonné tout de suite tous mes vices, sauf une ou deux cigarettes par jour. Notre contemplation mutuelle et muette a repris son cours. Toujours à une certaine distance. Comme si elle n’était jamais partie. Mais j’essayais maintenant de retenir les minutes et les heures.
Une inquiétude sourdait encore des plaies que sa disparition avait laissées en moi. L’été était plus beau que jamais. Et elle, encore plus silencieuse et mystérieuse. J’ai repris ma correspondance solitaire. Elle a recommencé à m’observer. Je ne devais plus rien craindre, elle était revenue, elle m’aimait. Peut-être m’avait-elle soumise à une épreuve d’amour ? Maintenant elle savait la force de gravitation de mon désir. Elle m’aimait. Même l’absurde avait retrouvé son sens. Beata m’avait consolé de tout. Et puis, durant l’un de nos dîners " de concert ", elle, qui ne fumait jamais, a sorti un paquet de cigarettes de son sac. Je l’ai regardé l’ouvrir avec une sorte de fébrilité. Elle a pris une cigarette. Elle l’a mise entre ses belles lèvres, toujours fardées de rouge. Elle a cherché des allumettes, d’abord dans son sac, puis à l’intérieur de sa maison. Elle a enfin trouvé un briquet doré, mais il ne fonctionnait pas.


J’ai remarqué qu’elle tremblait d’envie de fumer sa toute première cigarette. Alors, pour la seule et unique fois, elle a osé me faire un signe de la main. Une main qui demandait :
- Avez-vous du feu ?
J’ai acquiescé d’un signe de tête. Nous nous sommes rapprochés de l’endroit où nos deux terrasses se touchaient presque. J’ai allumé mon briquet vert tout en protégeant la flamme de la brise. Elle a posé ses deux mains sur mes mains. Elles étaient froides, trop froides, ses belles mains, par une si chaude soirée. Elle a allumé sa cigarette et s’est éloignée, les yeux baissés. Mais moi, je ne la quittais pas du regard. Je me refusais à accepter ce dont je venais à peine de prendre conscience.
Beata aux mille silences, la Beata de mon bonheur, celle qui dérobait à tout autre pensée chaque seconde de ma vie, Beata qui était mienne, Beata n’était pas une vraie femme. C’était le mannequin de cire que j’avais photographié pour la couverture du numéro 121 de J.R.
J’ai commencé à pleurer sans larmes. Devant mes yeux à marée basse, la silhouette de mon amoureuse se défaisait. Déjà elle n’était plus qu’une fumée bleu sombre, légère, qui s’élevait pour se confondre avec le ciel menaçant de la nuit. Et à sa suite, son charmant appartement,
puis son immeuble disparurent doucement, sans le moindre murmure. Il n’y a plus rien eu alors de vivant en moi que le largo du Concerto de l’Empereur, de Ludwig van Beethoven. Quand la foudre est-elle tombée sur mon immeuble  ? D’où est-elle venue ? Quand me suis-je mis moi-même à prendre feu ? Je me souviens que j’ai couru le long de ma terrasse entre les flammes qui se tordaient comme des lianes. Maintenant, maintenant, oui, j’allais me jeter dans l’abîme. J’ai hurlé : Tristeza não tem fim, felicidade sim !
Une insupportable douleur a alors irradié ma cuisse gauche. Mon corps d’un coup s’est pétrifié. J’ai entendu quelque chose qui ressemblait au cliquetis de menottes et j’ai vu passer l’ombre d’hommes habillés en blanc. Ou en rouge. Ou alors en noir. Je ne suis plus sûr de rien. La seule chose dont je me souviens est que quelqu’un m’a tendu un morceau de papier à moitié calciné sur lequel étaient griffonnés quelques mots, en me demandant durement :
- C’est à toi cela ?
- Oui.
- Pauvre type, va ! C’est tout ce qui reste de tes mémoires !
J’ai fait un suprême effort pour ouvrir encore une fois les yeux. Sur la page qui m’était tendue, je lus ainsi en même temps que vous les trois dernières lignes de ma vie.
" Je vois toute la ville d’en haut. Du 31e étage. Vous avez raison, la vue est imprenable. Mais, dites-moi, la vie réelle est-elle tellement différente de nos rêves si,à la fin, tout ce que l’on a aimé s’évanouit ? Beata… Beata… "