Comme guidés par l’ange exterminateur, nous avons été
sept à être enfermés dans la salle des témoins du
Palais de Justice : Pierre Assouline, Michel Braudeau, Dominique Noguez, Josyane
Savigneau, Didier Sénécal, Philippe Sollers et moi-même.
Avec Pierre Assouline j’ai parlé d’échecs (du jeu !) et
de Zinoviev. Je venais de passer un transcendant (comme disent les pataphysiciens)
après-midi chez lui. Et j’ai pu constater comment depuis sa "hauteur
béante"moscovite il jette un nouveau regard, et si inattendu, sur
l’ "homo sovieticus".
L’envie m’a pris de demander au six claquemurés de créer avec
moi un éphémère panique. J’ai préféré
analyser l’une des victoires aux échecs de Ponomariov qu’une semaine
auparavant je l’avais vu remporter à Moscou. Pour me concentrer, je me
suis couché sur l’un des bancs, et caché les yeux sous mes lunettes
grâce à deux kleenex ... mais je n’ai pas tardé à
m’endormir au point de ronfler.
J’ai été réveillé -deux heures plus tard ?- par un
policier poli. Il m’a conduit face à un président talentueux et
attentionné à la santé duquel je n’ai pu m’empêcher
de porter un toast. J’ai eu l’impression d’assister à une scène
dans le décor... de la17e chambre (c’était d’ailleurs le 17 septembre)
correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Paris :
"... Fernando Arrabal connaît parfaitement le délit de blasphème.
C’est à cause de lui qu’il fut jugé par un tribunal franquiste.
L’écrivain jovial et souriant a enthousiasmé l’auditoire."
(Pascale Robert-Diard, Le Monde).
Nicolas Bonnal, président du Tribunal.- Dites-nous quel est votre
nom.
Fernando Arrabal Si je le savais moi-même !... Sur mes papiers on
m’attribue le nom de Fernando Le Président.- Quelle est votre
profession ?
" Arrabal répond après quelques instants d’hésitation"
(P.R-D., Le Monde)
FA.- Piéton !
Le Président (se tournant vers ses assesseurs).- Notez : écrivain.
Monsieur Arrabal, veuillez jurer que vous allez dire la vérité,
toute la vérité et rien que la vérité. Levez la
main droite et dites "je le jure".
F.A.- Oh ! mais c’est très fort, "je le jure". Heureusement
que je vais dire la vérité. Est-ce que je peux dire, "je
promets" ?
Le Président..-Qu’avez-vous à nous déclarer, monsieur
Arrabal ?
F.A.- Quel bonheur de pouvoir être un témoin de la défense
pour un délit d’opinion, ou, si l’on préfère, dans un procès
d’intention à l’encontre du poète et mathématicien Michel
Houellebecq "en raison de la déraison que l’on fait à (notre)
raison"... comme a dit Cervantès.
Maître Emmanuel Pierrat (avocat de la défense) .- Veuillez
vous expliquer..
F.A.. Ceux qui assurent que ce procès est le plus important de
ces dernières années en France et le plus décisif , si
l’on veut mettre un frein à la recrudescence des nouveaux vetos contre
la liberté d’expression en ce début de siècle, ne me semblent
pas du tout exagérer. Après la chute des Titans !
"Il y avait une forme de jubilation dans l’air à la 17e chambre
correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris." (P.R-D., Le Monde).
F.A.- On juge Houellebecq pour blasphème comme ce fut le cas pour
moi en 1967. Socrate, qui parlait si divinement de Dieu à Platon, a aussi
été jugé pour blasphème. Et condamné deux
fois à mort. A boire la ciguë.
"Il joint alors le geste à la parole en extirpant de sa poche une
fiole de calvados qu’il porte à ses lèvres." (P.R- D., Le
Monde).
F.A.- Mon père aussi a été jugé pour délit
d’opinion le 17 juillet 1936. Les théocrates de l’Etat Nouveau l’ont
envoyé dans le couloir de la mort à la forteresse del Hacho. Moi
aussi , son fils, j’ai été enfermé dans les prisons franquistes
pour blasphème. Mon père est né plaza del Potro (place
du Poulain) à Cordoue. Huit siècles après la venue au monde,
au même endroit, du philosophe juif Maimonide et du musulman Averroès,
au début du 12e siècle. Dans son ’Discours décisif’ le
philosophe musulman défend la liberté "d’agir et de penser
contre la foi de l’Islam".
"... c’est aussi le droit fondamental à l’humour qu’on plaidait
." (P.R-D., Le Monde).
F.A. Au mois de mai 1968, lorsque les paniques, les surréalistes
et les pataphysiciens ont appris qu’un leader totalitaire avait "accusé"
l’un des leurs d’être un juif allemand, ils se sont précipités
dans la rue pour revendiquer cette appellation : "Nous sommes tous des juifs
allemands". Aujourd’hui nous sommes tous des "zindigns", c’est-
à-dire des poètes arabes épicuréens. Des poètes
qui, dès les premiers temps de l’Islam, pensaient comme Houellebecq et
comme moi. Et comme Omar Khhayyam lorsqu’il écrivait :" Ne lève
pas tes mains vers cette tasse renversée qu’est le ciel, elle n’est pas
plus importante que toi et moi."
"...On se pressait comme à un soir de première." (P.R-D.,
Le Monde).
F.A.- Aujourd’hui, on accuse Houellebecq de blasphème comme moi
en 1967. Pour ce motif, j’ ai dû passer dans les geôles de Murcie,
de la Direction Générale de Sécurité, de las Salesas
de Madrid et de la prison de Carabanchel. Et lors du procès l’accusation
franquiste a requis à mon encontre 12 ans six mois et un jour de prison.
Maître Jean-Marc Varaut , partie civile .- Je ne saurais permettre...
F.A.( tout sourire).- Ne m’interrompez pas, Maître. Vous êtes
un grand avocat candidat à la Comédie ou à l’Académie
Française, et moi candidat à n’être qu’un maudit. Et j’en
suis fier ! Mais, je vous en prie, laissez s’exprimer la minorité silencieuse.
Maitre Varaud.- Ce que je veux dire , c’est que vous ne pouvez pas faire
de moi un avocat fasciste.
F.A. - Bien sûr que non. Si vous en étiez un je ne serais
pas ici. Je me serais fait représenter par mes assiettes.
Le Président (prévenant et souriant).- Pas d’interruption.
Je vous en prie, poursuivez.
F.A.- En 1967, j’ ai eu l’honneur d’être soutenu , entre autres,
par Camilo José Cela, Vicente Aleixandre, Elias Canetti, Octavio Paz
et Samuel Beckett. Tous les cinq n’étaient que de simples soldats de
la littérature , et quelques années plus tard, ils allaient être
nobélisés.
Le Président.- Et qu’a dit Samuel Beckett ?
F.A.- La police de l’aéroport de Barajas l’a empêché
de venir me défendre. Pour la première fois de sa vie il a dû
exprimer publiquement son opinion par une lettre et non pas par une oeuvre littéraire.
Et il a écrit à mon propos ce qu’il aurait dit aujourd’hui de
Houellebecq :...
"Après avoir ravi son auditoire... Arrabal la conclu, avec Beckett."
(P.R-D., Le Monde) :
F.A.- "...c’est beaucoup ce que le poète doit souffrir pour
écrire, Messieurs les Juges, n’ajoutez rien à sa propre douleur."
Puis Philippe Sollers vint à la barre. Il a été
le seul que j’aie pu entendre puisque j’ai été convoqué
après les autres témoins. Brillantissime, il a plaidé la
recherche spirituelle de Houellebecq, son désir de Dieu à travers
son prétendu athéisme, ses doutes féconds. "Dieu n’est-il
pas clément et miséricordieux et n’a-t-il pas un faible pour les
écrivains qui lui sont en apparence les plus hostiles ?". "Dieu"-
rappelle Sollers- "ne veut pas que j’écrive disait Kafka, mais mois,
je dois".
Maître Pierrat a terminé sa plaidoirie en apothéose
avec une fougue aussi juvénile que convaincante.
Auparavant le procureur, Béatrice Angeli, une jeune femme aux
cheveux flottants, altruiste et intelligente, avait pris place dans son vaisseau
sans voile. Elle semblait surgie d’une hagiographie de la femme selon "Michel"
dans "Plate-forme". Elle a fait observer à ceux qui tremblaient
d’épouvante face à la vague déferlante : "considérer
que par une dérive sémantique parler d’une religion c’est parler
de la communauté de ses croyants est un pas que nous ne pouvons franchir."
Elle a requis la relaxe du poète. Après ce cauchemar de flèches
... quel rêve ! "Acta est fabula".