Le droit de rire
" Qu’on vous voie souvent sourire, mais qu’on ne vous entende jamais
rire tant que vous vivrez "
C’est le Comte de Chesterfield qui donne cet étrange conseil à
son fils. Milord Chesterfield, un homme d’Etat Britannique de premier plan,
a négocié du côté Anglais la paix d’Utrecht, qui
a mis fin à la Guerre de Succession d’Espagne en 1713. Comme il n’a
pas de fils légitime, il veut faire d’un de ses bâtards son successeur
au Parlement. Pour transformer en parfait gentleman ce garçon
élevé à la campagne dans un milieu modeste, et qu’il
connaît à peine, le père envoie le jeune homme faire son
" tour " d’Europe, et lui prodigue à distance ses conseils
éducatifs par lettres.
Comment un père peut-il interdire de rire à son fils ? On pense
d’abord qu’il s’agit d’une aberration pédagogique de plus, au sein
du projet éducatif absurde qui consiste à élever un enfant
sans avoir de contact réel avec lui. Comme on pouvait s’y attendre,
la tentative échouera misérablement : affligé d’un bégaiement
sévère, le jeune homme, élu au Parlement grâce
à un vote acheté dans un " bourg pourri ", sera ridiculisé
à jamais dès son premier discours. Mais l’interdit de rire n’est
pas propre à Lord Chesterfield. Toute l’aristocratie flegmatique de
l’Angleterre du XVIIIe siècle prohibe le rire, ainsi que l’écrit
le poète Charles Churchill (1761) :
" If, in these hallowed times, when sober,
sad
All gentlemen are melancholly mad,
When ’tis not deemed so great a crime by
half
To violate a vestal as to laugh "
" Si, en ces temps bénis, quand ils sont à
jeun, tristes,
Tous ces Messieurs sont fous par mélancolie
Quand il s’en faut bien de moitié qu’on trouve aussi criminel
De violer une vestale que de rire " .
Une telle attitude collective surprend d’autant plus que ce même dix-huitième
siècle Anglais qui interdit de rire a aussi inventé l’humour.
Comment une société, ou au moins une classe sociale, peut-elle
prétendre interdire le rire à certains de ses membres ? Le rire
n’est-il pas le propre de l’homme
Le rire n’est pas le propre de tous les hommes :
Quiconque a entendu rire un nourrisson aux éclats, ou vu le rire joyeux
d’un jeune enfant quand il retrouve ses parents après une séparation,
ne pourrait qu’être convaincu que le rire est une conduite innée,
inscrite dans le patrimoine génétique de tous les humains, et
absente chez l’animal. Mais cette conviction est trompeuse. Ce que détermine
le développement neurologique, et que tous les humains ont en commun,
c’est l’apparition du sourire, vers la huitième semaine de la vie. De
2 mois à 3 ans, le sourire est déclenché par des stimuli
rythmiques, tactiles, visuels et auditifs, et aussi par des stimuli proprioceptifs
rapides, ou par des mouvements rapides de tout adulte. Très vite, le
sourire du bébé fait partie de l’interaction avec l’entourage
et devient une réponse à la figure de l’adulte s’approchant et
remuant de haut en bas. N’importe quel adulte _ pas seulement les parents _
parvient à faire sourire un enfant. Le rire du nourrisson, lui, qui apparaît
normalement entre 2 et 6 mois, ne se produit qu’au sein d’une interaction avec
la mère, dans un échange de vocables en apparence dénués
de sens, avec des variations et des rythmes spécifiques, que les spécialistes
appellent " l’accordage affectif ". Dans les pays occidentaux, après
l’âge de 6 mois, l’enfant devient capable de rire tout seul, hors de la
présence de la mère. Vers l’âge de 8 mois se produit un
bouleversement considérable. L’enfant qui souriait à toute personne,
familière ou étrangère, ne sourit plus à un inconnu,
mais manifeste au contraire une vive angoisse devant un visage qu’il ne connaît
pas. A cette époque, la séparation d’avec la mère (ou de
la personne qui en tient lieu) devient angoissante, et sa retrouvaille est au
contraire une source de joie qui s’exprime par un rire bruyant. Cette joie dans
la retrouvaille est le prototype de tous les rires de joie ultérieurs,
dans l’état amoureux comme dans toutes les autres occasions de joie,
comme les succès aux examens, les victoires politiques et sportives,
et les fêtes qui célèbrent le retour d’un événement
heureux.
L’absence de rire chez les nourrissons est considérée dans notre
culture comme un signe pathologique de dépression précoce. Cependant,
dans certaines ethnies d’Afrique de l’Ouest, les nourrissons ne rient pas avant
l’âge de quatre ans, parce que leurs mères les portent sur leur
dos, et les changent sans les regarder, ce qui ne les empêche pas d’avoir
avec eux des échanges charnels et affectifs très intenses.
Ces jeunes enfants qui ne rient pas ne sont nullement déprimés,
et s’ils survivent à la séparation du sevrage, ils découvrent
la joie de rire dans la relation avec les autres enfants de leur classe d’âge
.
Voici donc une deuxième culture qui interdit le rire à certains
de ses membres. Contrairement aux aristocrates Anglais du XVIIIe siècle,
qui ne semblent pas avoir justifié leur conviction que le rire était
malséant, les mères Africaines ont donné à F. Héritier-Augé,
qui rapporte ces faits, deux explications complémentaires sur la prohibition
du rire chez leurs bébés. L’une est que si les bébés
riaient, cela pourrait attirer les mauvais esprits sur eux (1). L’autre est
que les jeunes enfants sont la réincarnation d’ancêtres vénérables,
et qu’il serait inconvenant de rire pour des personnes aussi respectables (2
). Si la première de ces deux explications est propre à la culture
Africaine, la seconde ramène au problème des aristocrates Anglais,
sans le résoudre : pourquoi rire est-il indigne d’une personne respectable
?
L’aphorisme " Le rire est le propre de l’homme " n’est donc pas constamment
vérifié. Au haut Moyen-Age, la tradition chrétienne voyait
en Aristote, qui l’a énoncé, une source de vérité
aussi sûre que les Evangiles eux-mêmes. Par conséquent, le
rire était vivement encouragé, tout au moins en dehors des couvents.
Car dans les couvents, les lois monastiques traitent le rire comme " la
pire chose qui puisse sortir d’une bouche humaine (3 ) ". Voici donc une
troisième culture qui a interdit de rire. La raison invoquée de
cet interdit est que la lecture la plus attentive des évangiles ne surprend
jamais Jésus en train de rire (4). Selon Saint Basile (357-358) "
le Seigneur a condamné ceux qui rient dans cette vie. Il est donc évident
qu’il n’y a jamais pour le Chrétien de circonstances où il puisse
rire " (5 ).
Bien que le contexte historique soit totalement différent dans chacune
de ces trois cultures, on retrouve encore l’idée qu’une personne respectable
ne saurait se laisser aller à rire. Pourquoi ? Ici, notre enquête
doit remonter plus loin dans le temps. En Hébreu et en Grec, il existe
deux verbes distincts pour distinguer le rire de joie de la retrouvaille avec
un objet attendu que l’on croyait perdu, et le rire malin, où l’on se
moque d’autrui ( 6). Dans la Genèse, quand Sara apprend que malgré
son grand âge, elle va être enceinte, elle éclate de rire,
et Yahvé se demande si elle rit du plaisir d’attendre un enfant, ou si
elle se moque de lui. Le nom même d’Isaac vient du verbe Hébreu
qui désigne spécifiquement le rire de joie. Cette distinction
entre le rire de joie et le rire malin s’est prolongée durablement en
Occident. Baudelaire cite un mot de Bossuet, extrait des Maximes et réflexions
sur la comédie :
" Le sage ne rit qu’en tremblant " (8). Dans le Traité des passions de l’âme, Descartes (9 ) distingue le " ris " de l’admiration, pur de tout mauvais sentiment, du rire mauvais ou le sang du cur se mélange avec celui de la rate. Baudelaire, oppose le " Comique absolu ", qui a quelque chose de " satanique(10 ) ", au rire des enfants, qui est innocent. Et pourtant, ajoute Baudelaire, " la joie est une ". Baudelaire est sur la piste de la solution psychanalytique au problème de l’interdit de rire.
L’apport de la psychanalyse :
Le chatouillement peut aussi bien conduire au rire qu’à l’orgasme. Le
plaisir du rire est très proche du plaisir sexuel, si bien que dans son
essai sur La sexualité infantile, Freud écrit qu’il voit dans
le sourire du nourrisson repu " le modèle et l’expression de la
satisfaction sexuelle qu’il connaîtra plus tard (11) ". Dans le Mot
d’esprit et son rapport avec l’inconscient, il ajoute : " Ce sens primitif
du rassasiement joyeux a peut-être procuré au sourire, qui, comme
on le sait, demeure le phénomène fondamental du rire, le rapport
ultérieur avec les processus de décharge joyeuse (12) ".
Il ajoute : " S’il nous était permis de généraliser,
nous serions fort tentés de rapporter le caractère spécifique
du comique que nous recherchons au réveil de l’infantile, et de concevoir
le comique comme la récupération du " rire infantile perdu
(13 ) ". Le rire de joie du jeune enfant qui retrouve sa mère peut
être décrit comme une manifestation de satisfaction sexuelle génitale
masculine dont seul le but a été refoulé. Le jeune enfant
qui a été très angoissé au moment du départ
de sa mère, et qui exprime bruyamment sa joie en la retrouvant, se précipite
sur elle avec toute la force des pulsions qui se sont déchaînées
sur elles en son absence. Quelque soit son sexe, il se rue dans ses bras sur
un mode " masculin " pour retrouver sa place dans son sein. Mais la
sexualité génitale infantile est fondamentalement bisexuelle :
en même temps qu’il " pénètre " sa mère
en se précipitant dans ses bras, il ouvre grands les yeux, la bouche
et les bras pour se pénétrer d’elle sur un mode " féminin
". L’éclat de rire qui le secoue est avant tout une manifestation
sexuelle génitale " féminine ".
Il faut être assez à l’aise avec sa féminité, à
quelque genre qu’on appartienne, pour se laisser aller à rire en public.
C’est à mon avis la véritable raison pour laquelle certaines cultures
considèrent le rire comme contraire à la dignité de leurs
figures paternelles idéalisées.
Mais la sexualité infantile n’est pas soumise au primat de la sexualité
génitale. Les pulsions prégénitales anales, urétrales,
et orales, toutes empreintes d’un fort sadisme, trouvent aussi à se satisfaire
dans le rire. Si nous regardions de sang froid n’importe quel film de Charlot,
nous devrions être angoissés ou coupables d’éprouver du
plaisir à voir un malheureux précipité dans le vide, dévoré
par des cannibales, humilié par celles qu’il aime, ou soumis homosexuellement
à des hommes violents. Le grand art du comique est de tromper notre conscience
morale en nous présentant un spectacle sexuel sadique de telle manière
que nous ne nous en rendions pas compte. Ce sont toutes ces pulsions sexuelles
primitives qui sont mises en mouvement par la disparition de la mère
(ou de celle qui en tient lieu) et qui sont dirigées contre la représentation
de la mère absente. Quand la mère revient, le rire qui l’accueille
refoule toutes ces représentations angoissantes, mais il les contient
dans l’inconscient, justifiant l’intuition de Baudelaire que " la joie
est une " et que le rire de joie a partie liée avec le rire "
satanique ". La mère qui revient sera à tout jamais différente
de celle qui est partie : les représentations angoissantes refoulées
sont prêtes à faire retour, et elles le font sous une forme plaisante
_ encore faut-il qu’on nous accorde le droit de rire.
1 Baudelaire Ch. (1855) De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques. In Ecrits sur l’art, Le livre de Poche, Paris, 1999, 605p.
2 Descartes R. (1649) Les passions de l’âme. Le livre de poche, Paris,
1990, 219p. , Art.125 et Art.126, pp.118-9.
3 Baudelaire, p.287, p.289, p.302.
4 Freud S. (1905) Trois essais sur la théorie de la sexualité.
Tr. fr. B. Reverchon-Jouve, Gallimard, Paris, 1923, pp.74-75.
5 Freud S. (1905) : Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Tr.fr.
Marie Bonaparte et Dr M. Nathan, NRF, Paris, 1930. Coll. Idées, 1969,
376p, p.221, n.3.
6 Freud, 1905, p.348
7 Baudelaire, p.287, p.289, p.302.
8 Freud S. (1905) Trois essais sur la théorie de la sexualité.
Tr. fr. B. Reverchon-Jouve, Gallimard, Paris, 1923, pp.74-75.
9 Freud S. (1905) : Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Tr.fr.
Marie Bonaparte et Dr M. Nathan, NRF, Paris, 1930. Coll. Idées, 1969,
376p, p.221, n.3.
10Freud, 1905, p.348