Texte Contemporain
Peut on éclater de rire sans en mettre partout
Martial Jalabert
mercredi 30 janvier 2008

Peut on éclater de rire sans en mettre partout


Puisqu’il faut traiter du rire
Lançons-nous désespérément
Il est bien des sujets pires
Mais peu de plus emmerdants

La preuve, lisez Le Rire de Bergson ! Notez que j’utilise ici un procédé littéraire (l’injonction atténuée) qui vous recommande de lire cet ouvrage tout en vous suggérant amicalement de ne pas le faire car vous allez vous barber, alors je résume. Selon Bergson, le rire ne serait pas autre chose que " du mécanique plaqué sur du vivant ". Pas vraiment de quoi se bidonner. " Du mécanique plaqué sur du vivant ", c’est tout le contraire d’un accident de la route, en somme. Ça ne vaut même pas une histoire de Toto sur le toit de l’église…
Alors, qu’est-ce que le rire ? Anxieux, je tente ma chance dans mon Robert préféré et je lis Rire : " exprimer la gaieté par l’élargissement de l’ouverture de la bouche, accompagné d’expirations saccadées plus ou moins bruyantes. " Vous retirez le mot gaieté et il reste une bonne description de l’agonie. Force est donc de constater que la définition du mot échappe à sa nature réelle. Parler du propre de l’homme n’est pas une sinécure. C’est même un peu déprimant quand on n’a pas le talent de Jacques Bodouin ou de Coluche.

Et puis d’abord, à moins d’être persuadé (à l’instar de Rabelais ou de Shakespeare) que la vie n’est qu’une farce, pourquoi rit-on  ? Pour Beaumarchais, il s’agit de devancer la réflexion approfondie qui n’aboutit qu’à des conclusions dramatiques : " Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer " confesse le Barbier de Séville. Même vision tragique chez Georges Bataille pour qui le rire suppose l’absence d’une véritable angoisse mais n’a pourtant pas d’autre source que l’angoisse existentielle. De ce point de vue, La Bruyère avait déjà tout compris : " Il faut rire avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. "
Il existe aussi les partisans du rire libérateur. Pour Kundera (in Le Livre du Rire et de l’Oubli), rire serait " une arme contre les situations ubuesques provoquées par le cynisme social ". Autrement dit, ne me faites pas stresser sinon je rigole ! Paradoxal, non ? Il existe pourtant un contre-exemple flagrant, c’est Jésus. Voilà un gars qui avait de quoi se faire du mouron, pourtant il ne se marrait jamais. Relisez les Evangiles, vous verrez ! (Notez qu’il s’agit de la même figure de rhétorique qu’au début, inutile de relire.)

Doit-on en conclure que le don de sagesse est un rire intérieur qui dispense du rire commun (celui où il faut élargir l’ouverture de la bouche et montrer ses chicots) ? Je m’interroge, bon Dieu, je m’interroge…

Bon, tachons de faire un premier point. Je synthétise. Il semblerait que le rire soit une sorte de catharsis plus ou moins bruyante qui s’exprime en ouvrant la bouche comme chez le dentiste dans le but de nous libérer de l’angoisse, de l’aliénation, du cynisme social, bref, de la réalité vécue ou ressentie. Vous l’aurez compris, rire, c’est donc tout sauf drôle. Dans sa Correspondance, Flaubert écrit même que c’est la chose la plus sérieuse au monde. A contrario, on doit pouvoir affirmer que pleurer exprime la joie et la sérénité. C’est d’ailleurs pourquoi les croyants pleurent aux obsèques d’un proche disparu : ils se réjouissent de son arrivée au Paradis. CQFD. D’ailleurs, ne dit-on pas " pleurer de rire " et " mourir de rire "…  ? Par conséquent, si vous étiez heureux, vous n’auriez pas besoin de rire et quand vous pleurez, c’est un pur et exquis délice que votre psychologie primaire ne vous permet pas de comprendre. Heureusement que je suis là.


Moi, le rire, je l’affirme,
Vous ne m’échapperez pas
Du valide à l’infirme
De l’esclave jusqu’au roi

De quoi rit-on ? De tout et de rien mais sur tous les sujets car la vitrine de l’humour est bien achalandée : les blondes, les Noirs, les petits Blancs, les bigots, les militaires, les handicapés, les flics, les politiques, les beaux-frères, les belles-mères… la liste est infinie. On a pourtant souvent tendance à rire de ceux que l’on suppose " inférieurs " à soi, c’est pourquoi en France on raconte des histoires belges (au fait, vous savez pourquoi les femmes belges ont trois trous à leurs culottes ?), c’est pourquoi en Belgique on raconte des histoires suisses et en Suisse des histoires luxembourgeoises. On notera que les histoires du Liechtenstein ne font rire que les Luxembourgeois (pour la simple raison qu’ils sont les seuls à pouvoir prononcer le nom des habitants Liechtech… tensht… steiniens sans bafouiller) et c’est aussi pourquoi les Liechtecht… les habitants du Liechtenstein ne rient jamais.
Maintenant, je requiers votre attention car l’heure est grave, mes amis. Nous allons entrer dans le vif du sujet en posant la question qui tue : peut-on rire de tout ? L’inénarrable Desproges répondait : " oui, mais pas avec n’importe qui. " Pour corroborer ces propos, vous remarquerez que les blondes retiennent mal les histoires de blondes et que les culs-de-jatte sont imbattables sur les histoires d’aveugles.
Mais y a t-il, dans nos sociétés sécularisées, libéralisées, décomplexées, jouisseuses, des sujets tabous régis par la législation, c’est-à-dire des blagues que vous n’entendrez jamais à la radio, que vous ne lirez jamais dans un magazine, qui ne seront jamais racontées en public ? Vous pensez tout de suite à une histoire de cul bien graveleuse ? Vous n’y êtes pas du tout car dans ce domaine, le pire a déjà été commis par les Bigard et autres escadrons lourds. Alors, un sujet tabou ? A bien y réfléchir, je n’ai trouvé qu’un exemple. Je vous mets… sur la voie.
C’est l’histoire d’un Juif (un Tzigane, ça marche aussi) qui descend du train à Auschwitz et qui demande à un officier SS en train de manger une banane : " Dis donc, King Kong, tu trouves pas que…  ? "
A vous d’imaginer une suite appropriée qui fasse élargir l’ouverture de la bouche de votre interlocuteur tout en lui faisant pousser des expirations saccadées plus ou moins bruyantes. Pas facile, j’en conviens, et strictement réservé à un usage privé. Je vous suggère de terminer par le SS qui glisse sur la peau de banane, ça fera au moins une chute rigolote.
Encore du mauvais goût à ne pas mettre entre toutes les oreilles mais parfaitement assumé, celui-là. Je l’emprunte à Borat, un film kazakh décapant (qu’on peut télécharger gratuitement mais je n’ai pas le droit de vous le dire car c’est interdit par la loi). Borat, le héros, quitte son village arriéré des bords de la Caspienne et part avec son oncle réaliser un film aux Ziou-Essai pour étudier les mœurs locales. Face à un professeur d’humour américain particulièrement sinistre, il essaie de lui expliquer ce qui amuse les Kazakhs. Et c’est parti. Il raconte qu’il a un frère tellement fou et obsédé par le sexe qu’on l’a enfermé dans une cage dans la maison. Pour rigoler, sa jeune sœur vient fréquemment s’asseoir en face de lui, écarte les jambes, lui montre sa chatte et lui dit : " Tu l’auras pas ! Tu l’auras pas ! " Toute la famille rigole. Et puis un jour, la cage devait être mal fermée, le frère est sorti en hurlant comme un fauve et il l’a eue. Toute la famille a bien rigolé. Je vous laisse imaginer la tête de l’humoriste américain quand il conclut : " Non, ici, ça ne ferait rire personne. "

fendez-vous la pêche et la poire
Rigolez, tordez-vous,
Car il sera trop tard
L’instant du dernier rendez-vous

Vous pensiez être de bons vivants revenus de tout, des petits plaisantins sans préjugés occupés à cueillir les roses de la vie et je viens vous raconter que le rire résulte de l’angoisse et qu’il est codifié. Vous étiez prévenus, parler du rire n’est pas rigolo. Dans ce monde cruel et injuste dans lequel nous voulons oublier, goguenards, que notre issue sera fatale, le rire est tout simplement un scandale nécessaire pour ne pas se flinguer avant l’âge de la retraite. Le rire est comme une promesse politique, il sert à sublimer la réalité pathétique. Apprenez que dans la France dabeliou-sarkozienne qui vient de nous tomber dessus et, plus largement, dans la société orwellienne du XXIème siècle de laquelle nous sortirons les deux pieds devant (souriez, vous êtes filmé !), il vaudra mieux avoir tort avec John Aron (le pragmatique) que raison avec Nordine Sartre (l’existentialiste). Comprenne qui pourra. Mais que cela ne vous empêche pas de travailler dur, de cotiser à la complémentaire et d’aller chez le dentiste car, comme disait le neveu de Rameau : " Rira bien qui rira le dernier. "

Martial Jalabert 2007