Textes comptemporains
LES APPARTEMENTS JUMEAUX
Barbara Fournier
jeudi 13 septembre 2007

LES APPARTEMENTS JUMEAUX

Nouvelle inédite de Lucinda Fernanda Florès


Ce jour-là, vous n'avez rien vu, amis lecteurs, parce que l'autrice a fait disparaître la première partie de cette nouvelle. Cela contre mon gré, il faut le dire. Mais j'ai quand même des droits, moi. Je me présente : je suis le protagoniste, je m'appelle D. V., photojournaliste au J. R.. Comme l'autrice s'est absentée quelques minutes, j'en profite pour vous raconter brièvement ce qui s'est passé.
Ce jour-là, vous dis-je, j'ai craqué plusieurs fois. D'abord, j'ai piétiné le portable d'une garce qui me cassait les oreilles dans le restaurant Akinawa. La mégère a appelé la police, mais j'ai été plus rapide. J'ai bondi dans un taxi pour Copacabana. Le trafic était démentiel. On roulait au pas. Un débile klaxonnait sans arrêt derrière moi. Je n'ai pas résisté. Je suis sorti de la voiture et j'ai bourré de coups sa sale bagnole. Au studio photo, V. E., le maquilleur, racontait une sordide histoire de meurtre à mon modèle, un écrivain à succès, dont le visage se déformait sous l'effet du récit. J'ai failli le mettre en bouillie, ce crétin de maquilleur. Malgré son métier, il ne connaît vraiment rien à l'art du portrait. Arrivé chez moi à minuit, j'ai trouvé ma messagerie qui débordait de mails de mon ex-femme. Je vous passe les détails. J'ai ouvert une bouteille de vin et je me suis mis à griffonner quelques lignes dans mon journal, en écoutant un concerto. Il n'y a que cela qui puisse m'apaiser un peu dans ce bas monde.
C'est alors que trois voyous se sont arrêtés juste sous mes fenêtres pour écouter de la maudite techno. Je leur ai tiré dessus. Pas avec un revolver, hélas, mais avec un feu d'artifice. Les détonations les ont fait déguerpir comme des chats mouillés, mais moi, je me suis brûlé la main. Regardez comme elle est noire de fumée...
Le lendemain de cette journée de chien, j'arrive à la rédaction du journal. Dans mon bureau, c'est comme dans ma tête, le chaos. Tiens, mais qu'est-ce qu'ils ont fait avec mon portrait de la danseuse A. B. ? L'inculte éditeur a coupé le portrait en le rendant vertical ! Et en plus, il a trop forcé le contraste et saccagé la netteté de l'original. C'est insupportable, cela ! Je vais tout de suite sauter à la gorge de K...
- Me sauter à la gorge, D. V. ? Eh bien, comme tu y vas !
- Oui, regarde ce qu'on a fait avec mon portrait de la ballerine du Théâtre Municipal !
Il me lance un regard torve.
- On parlera de ça plus tard, D. V. Il y a une personne qui veut s'entretenir avec toi maintenant...
- C'est qui ?
- Mademoiselle J., je vous présente le photographe et journaliste D.
- Bonjour, Mademoiselle !
- Bonjour, Monsieur !
- Bon, je vous laisse seuls, à tout de suite...
- Mais...
- Est-ce que tout va bien pour vous, Monsieur D. V. ?
- Non, Mademoiselle, absolument rien ne va bien pour moi, à vrai dire.
- Parlons de ça, alors...
- De quoi ?
- De vos problèmes.
- Pourquoi ? Vous êtes psychiatre, par hasard ?
- Oui...
- C'est K. qui vous a appelée pour m'interroger ?
- Oui...
- Encore un coup de couteau dans le dos ! Maintenant il veut faire croire à tout le monde que j'ai perdu la raison !
- Calmez-vous Monsieur D. V., je suis ici pour vous aider, vous êtes très fatigué...
- Aider ! Aider ! Et depuis quand un microbe humain en aide un autre sur cette Terre, dites-moi ? Mais ce dernier coup de Jarnac va lui coûter cher !
Je me lève d'un seul bond. Je veux m'élancer vers le bureau de l'insupportable K.
- Infirmiers ! s'écrie la docteur J.
Deux géants noirs habillés en blanc surgissent de nulle part. Mais moi, agile comme un singe, j'ai déjà fait demi-tour. Je m'échappe par la fenêtre. Il est très facile d'atteindre le bureau de K. par le toit. J'ai l'impression que depuis 13 ans je ne fais que cela ! 13 ans que je cours sur ce toit pour aller régler le compte de l'insupportable K. !
Je me jette contre ses vitres entrouvertes. Un bond et je suis dans son bureau. Il est assis devant son ordinateur. Il sursaute en me voyant, le bougre ! Je ne lui laisse pas le temps de comprendre... Je prends l'écran de son ordinateur entre mes mains. Je le projette contre le mur.


Il tente de se lever pour s'enfuir. Trop tard. Je lui décroche un violent coup de poing dans le ventre. Il est propulsé contre la porte. Il s'écroule, plié en deux de douleur, et se met à vomir. Je détourne la tête, écoeuré jusqu'aux lèvres. Les deux infirmiers noirs, flanqués de la docteur J., déboulent dans le bureau de K.
Je saute sur sa table. Je bondis par la fenêtre. Sur le toit, je repère l'endroit où se situe l'ascenseur. Par une trappe, je le rejoins. Vite ! vite ! Mais l'ascenseur ne vient pas assez vite! Je dévale les marches de l'escalier de secours quatre à quatre, mais, au troisième étage, je bute contre une sortie de secours fermée à double tour. Cela vous étonne, n'est-ce pas ? Eh bien, vous avez tort. Au Brésil, on cadenasse parfois les portes de secours, par peur des voleurs. L'autre jour, encore, un incendie a détruit un bâtiment. Vingt-et-une personnes sont mortes. Prises au piège comme des rats. Vous ne me faites pas confiance ? Demandez donc au Père Google qu'il vous renseigne sur l'incendie du bâtiment " Andorinha " à Rio. Je n'ai pas le temps de vous en dire plus.
Revenons à nos moutons. Je suis coincé au troisième étage. J'essaie de revenir en arrière. Mais mes mouvements s'arrêtent. Les deux molosses en blouse blanche viennent de me saisir. Je leur donne des coups de pied. Je me débats. Un d'eux me tord le bras. L'autre plaque un mouchoir trempé dans un liquide froid... très froid... contre mon visage. Je m'efface. Je disparais à moi-même.
Le lendemain, je me réveille dans une chambre d'hôpital. J'essaie de bouger, mais je suis attaché au lit. Je vais passer plusieurs détails sans importance pour ne pas vous fatiguer. Au troisième jour, une infirmière que je ne connaissais pas vient m'apporter un repas. Elle me nourrit comme une mère oiseau qui donne la becquée à son petit, parce que je suis toujours ligoté. M'échapper, m'échapper. Je ne pense qu'à ça.
- Est-ce que mille réals vous feraient plaisir, infirmière ?
- Et qu'est-ce que je dois vous faire pour les mériter ? Un câlin coquin ?
- Non, non ! simplement m'aider à m'enfuir de ce maudit hôpital...
- Oh non, cela, je ne le ferai pas en dessous de trois mille réals...
- D'accord !
- Quand ?
- Tout de suite !
- Tout de suite, c'est impossible, il y en a encore trop de monde à l'hôpital...
- À quelle heure ?
- À minuit !
- D'accord...
Je vous laisse imaginer comment, mais l'infirmière m'a aidé à sortir de cette blanche prison. J'ai passé chez moi en vitesse pour prendre quelques affaires importantes. Le reste de la nuit, je me cache dans un hôtel du centre ville de Rio. Le lendemain, pour un prix ridicule, je loue un grand appartement au sommet d'un bâtiment de trente et un étages. L'équivalent de 100 dollars, imaginez-vous ! Oui ! Oui ! Vous avez bien lu. Je répète. Je loue un appartement au sommet d'un bâtiment de 31 étages pour 100 maigres dollars. Un vrai vaisseau fantôme. Parfait pour moi ! Un gratte-ciel tout neuf, mais complètement vide. Dix appartements par étage. Donc 310 appartements vides. Pourquoi, me demandez-vous ? Imaginez une raison, ce sera sûrement la bonne. Un conte doit être une aventure pour les cerveaux des lecteurs et non un lit pour se reposer. Exercice ! Le cerveau humain est un muscle, il a besoin d'exercice ! Et y a-t-il plus beau sport que la pratique de la pensée ?

Je monte au 31e étage par un ascenseur de verre rigoureusement silencieux. C'est un appartement de rêve. Déjà décoré, déjà meublé. Une merveille. Avec une vue imprenable sur la ville. De la Tijuca jusqu'à 50 milles de la mer.
Je m'assieds dans un immense sofa. J'écoute. Je plonge dans un océan de silence. Glissent seulement parfois, entre ses vagues opales, les sifflements du vent et le chant de quelques oiseaux, rares et nobles, qui comme moi ont tout déserté pour venir planer à ces vertigineuses hauteurs...
Je ressors un moment sur la terrasse. Combien de fois suis-je parti dans ma folle tête pour des voyages sur des voiliers cinglant très loin des côtes ? Combien de fois suis-je entré dans des forêts impénétrables ? Combien de fois ai-je gravi le sommet de montagnes inaccessibles ?Pourtant maintenant où suis-je ? Toujours à Rio, il me semble. Pourquoi ? La raison, j'ai dû l'oublier moi-même. Une brise légère s'amuse à danser autour de ma folle tête. Il fait grand beau. Le ciel a les reflets du saphir. Mais quand je me penche, j'aperçois des nuages, longs sourires d'étoupe qui s'accrochent au 26e étage et qui me cachent mes frères humains, là-bas, tout en bas, ces frères dont je suis si fatigué. Ma terrasse est une nacelle. Doucement, je fluctue dans l'espace.
Je crois que j'ai fini par m'endormir debout. J'ai dormi d'un sommeil, sans rêve, un sommeil long comme tout une vie... Mais au moment où j'ai rouvert les yeux, j'ai poussé un cri d'horreur.
Juste à côté de mon appartement de rêve, j'en vois maintenant un identique, un appartement jumeau. Si proche du mien que l'on pourrait passer du jardin de l'un à l'autre en une seule enjambée. Comment ? Comment n'ai-je rien vu de cela avant ? ! Pourtant, je l'entends encore, l'agent immobilier, avec sa voix trop sucrée...
Ici, vous n'entendrez pas le moindre bruit, vous n'aurez pas un seul voisin, je vous le garantis.


Je vais l'appeler tout de suite, cet imposteur ! J'annulerai ce maudit contrat et tout sera fini. Mon rêve de solitude et de liberté, vous le voyez, il vient de tomber de 31 étages. Juste sur votre tête, à vous. Oui, je sais, ça fait mal, les poids morts. Excusez-moi. Amis lecteurs, courez vite vous amuser ailleurs. Circulez, il n'y a plus rien à voir !
- Allô, Monsieur T, de l'agence Zip.
- Monsieur T, c'est D. V., je résilie le contrat de location que vous venez de me faire signer !
- Impossible !
- Pourquoi impossible ? Vous m'avez raconté des fariboles, Monsieur T !
- Ah bon ! Et lesquelles s'il vous plaît ?
- Je vous avais dit que je cherche la solitude, le silence, l'absolu! Et je viens de remarquer qu'il y a un bâtiment et un appartement identiques aux miens juste à côté ! C'est insupportable.
- Mais Monsieur D. V. que me dites-vous là ?
- Je vous dis que cet immeuble et cet appartement jumeaux me gênent déjà, par leur seule existence !
- Mais, Monsieur D. V, vous êtes fou ? Vous avez des hallucinations ou quoi ?
- Comment ? ! Vous vous fichez de moi, Monsieur T ? Vous niez l'évidence ! Je veux rompre ce contrat immédiatement et quitter ce logement, vous m'entendez ?
- Non !
- Quoi ?
- Monsieur D. V. au lieu de prendre des insolations sur votre terrasse, vous feriez mieux de lire un peu le journal !
- Vous me prenez pour un dingue ! C'est quoi votre histoire de journal ?
- C'est à la Une du J. R. Votre ex rédacteur en chef , K., a fait une congestion suite aux violents coups de poing que vous lui avez donnés dans le ventre. La congestion a provoqué une attaque cérébrale. Il est entièrement paralysé. C'est un légume maintenant, le pauvre K. ! La police vous cherche partout. Donc, je vous conseille amicalement de rester dans votre appartement si vous ne voulez pas goûter aux charmes d'une prison brésilienne !
- D'accord... Excuse-moi...
- Relaxez-vous, Monsieur D. V., c'est le moment.
- Au revoir Monsieur T...
Je repose le combiné lentement. Je suis un criminel...
Cette fois-ci, K., le match est nul, tu vois. Tu es immobilisé dans ton lit. C'est dommage pour toi, mais je te demande, K., combien de belles idées qui ne demandaient qu'à voler tu as paralysées depuis que tu es à la tête du J. R. ? Combien, dis-moi ? Tu n'as plus la mémoire pour les compter. Moi non plus. Tu n'as pas de chance, K., parce que la justice brésilienne est comme nous, elle est amnésique. Dans peu de temps, plus personne ne pensera même à me rechercher. Ta créance, je ne la paierai pas. Et mon péché capital, je le laisserai au Mont de Piété. Tu pourras aller toi-même l'y chercher, K. ! Lève-toi donc, et marche ! "

Au début, par habitude, je continuais de faire beaucoup de choses. Je photographiais les oiseaux, j'écoutais Debussy, je lisais des nouvelles sur internet, j'écrivais, je jouais aux échecs tout seul. Et puis, peu à peu, j'ai glissé vers l'essentiel. J'ai compris qu'il fallait cesser de faire, de m'agiter. J'ai jeté mon agenda, surchargé de rendez-vous. Il me rappelait que pendant un temps, j'avais eu tellement peur d'avoir une seule heure blanche que j'allais jusqu'à m'inventer des affaires, des choses importantes à faire. Folie que cette société de consommation, ogresse perverse qui dévore notre temps de vie, notre plaisir d'être au monde, mais aussi toutes nos pensées jusqu'à leur ombre !
- Cours ! Fais ! Remplis ! Produis ! hurle l'ogresse vautrée dans la grande ville décadente.
- Plus vite ! Plus vite ! s'acharne-t-elle, en ricanant.
Quand il faudrait seulement respirer, méditer, écrire, rêver. Longtemps. Dans ce silence que la lenteur habite, tout entière...
Comme l'oiseau, au moindre bruit, la pensée s'enfuit. Mais dans le fracas des villes, elle n'a plus le moindre lieu pour se poser. Dans les fracas des villes se déroule chaque jour, chaque nuit, le génocide inaudible de la pensée.
Est-ce pour cela aussi que j'aime tant la mer ? Parce que c'est le royaume du silence ? Dans mon appartement de rêve, je fais des efforts pour ne produire aucun bruit. J'ai enroulé tout ce qui pourrait être bruyant dans de doux chiffons de tissu. Pas la moindre machine chez moi. Seuls sons que j'ai entendus dernièrement, les chants des oiseaux, le vent et ma propre voix... Oui, oui, ma propre voix. Hier soir, en pensant à Van Gogh, j'ai eu l'envie folle de chanter les paroles de Don McLean :
Barbara Fournier : Les appartements jumeaux


rry, starry night.
Paint your palette blue and grey,
Look out on a summer's day,
With eyes that know the darkness in my soul.
Shadows on the hills,
Sketch the trees and the daffodils,
Catch the breeze and the winter chills,
In colors on the snowy linen land.
Now I understand what you tried to say to me,
How you suffered for your sanity "


Mais je les ai chantées très, très bas, je vous le jure. Pendant la nuit, j'ai rêvé que je volais sans ailes. Et j'en ai ressenti un plaisir presque sexuel. Quand je vivais dans le monde d'en bas, j'avais de terribles cauchemars entre deux insomnies. Ici, je rêve que je vole... Hier j'ai réalisé une expérience fantastique. De l'aube au crépuscule, je suis resté immobile, couché dans ma chaise longue, en regardant le ciel. Il y avait plein de nuages. En leur présence, j'ai écrit mentalement un roman de science-fiction. Le tour d'un monde en 80 jours. Rien à voir avec Jules Verne... Non, non, absolument rien. Mon cerveau, plongé dans le silence absolu, a pu créer une toute nouvelle histoire qui aurait un immense succès si je la transformais en mots. Ce nouveau tour du monde imaginé par moi, je l'ai fait sur un voilier semblable au Paratii de mon navigateur favori, Amir Klink. Mais j'ai délaissé les mers de la Terre, pour une autre planète, un autre système solaire....
à suivre prochain numéro , suite et fin. ?

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Photographie : Thierry Geffray