Ce jour-là, vous n'avez
rien vu, amis lecteurs, parce que l'autrice a fait disparaître la première
partie de cette nouvelle. Cela contre mon gré, il faut le dire. Mais
j'ai quand même des droits, moi. Je me présente : je suis le protagoniste,
je m'appelle D. V., photojournaliste au J. R.. Comme l'autrice s'est absentée
quelques minutes, j'en profite pour vous raconter brièvement ce qui s'est
passé.
Ce jour-là, vous dis-je, j'ai craqué plusieurs fois. D'abord,
j'ai piétiné le portable d'une garce qui me cassait les oreilles
dans le restaurant Akinawa. La mégère a appelé la police,
mais j'ai été plus rapide. J'ai bondi dans un taxi pour Copacabana.
Le trafic était démentiel. On roulait au pas. Un débile
klaxonnait sans arrêt derrière moi. Je n'ai pas résisté.
Je suis sorti de la voiture et j'ai bourré de coups sa sale bagnole.
Au studio photo, V. E., le maquilleur, racontait une sordide histoire de meurtre
à mon modèle, un écrivain à succès, dont
le visage se déformait sous l'effet du récit. J'ai failli le mettre
en bouillie, ce crétin de maquilleur. Malgré son métier,
il ne connaît vraiment rien à l'art du portrait. Arrivé
chez moi à minuit, j'ai trouvé ma messagerie qui débordait
de mails de mon ex-femme. Je vous passe les détails. J'ai ouvert une
bouteille de vin et je me suis mis à griffonner quelques lignes dans
mon journal, en écoutant un concerto. Il n'y a que cela qui puisse m'apaiser
un peu dans ce bas monde.
C'est alors que trois voyous se sont arrêtés juste sous mes fenêtres
pour écouter de la maudite techno. Je leur ai tiré dessus. Pas
avec un revolver, hélas, mais avec un feu d'artifice. Les détonations
les ont fait déguerpir comme des chats mouillés, mais moi, je
me suis brûlé la main. Regardez comme elle est noire de fumée...
Le lendemain de cette journée de chien, j'arrive à la rédaction
du journal. Dans mon bureau, c'est comme dans ma tête, le chaos. Tiens,
mais qu'est-ce qu'ils ont fait avec mon portrait de la danseuse A. B. ? L'inculte
éditeur a coupé le portrait en le rendant vertical ! Et en plus,
il a trop forcé le contraste et saccagé la netteté de l'original.
C'est insupportable, cela ! Je vais tout de suite sauter à la gorge de
K...
- Me sauter à la gorge, D. V. ? Eh bien, comme tu y vas !
- Oui, regarde ce qu'on a fait avec mon portrait de la ballerine du Théâtre
Municipal !
Il me lance un regard torve.
- On parlera de ça plus tard, D. V. Il y a une personne qui veut s'entretenir
avec toi maintenant...
- C'est qui ?
- Mademoiselle J., je vous présente le photographe et journaliste D.
- Bonjour, Mademoiselle !
- Bonjour, Monsieur !
- Bon, je vous laisse seuls, à tout de suite...
- Mais...
- Est-ce que tout va bien pour vous, Monsieur D. V. ?
- Non, Mademoiselle, absolument rien ne va bien pour moi, à vrai dire.
- Parlons de ça, alors...
- De quoi ?
- De vos problèmes.
- Pourquoi ? Vous êtes psychiatre, par hasard ?
- Oui...
- C'est K. qui vous a appelée pour m'interroger ?
- Oui...
- Encore un coup de couteau dans le dos ! Maintenant il veut faire croire à
tout le monde que j'ai perdu la raison !
- Calmez-vous Monsieur D. V., je suis ici pour vous aider, vous êtes très
fatigué...
- Aider ! Aider ! Et depuis quand un microbe humain en aide un autre sur cette
Terre, dites-moi ? Mais ce dernier coup de Jarnac va lui coûter cher !
Je me lève d'un seul bond. Je veux m'élancer vers le bureau de
l'insupportable K.
- Infirmiers ! s'écrie la docteur J.
Deux géants noirs habillés en blanc surgissent de nulle part.
Mais moi, agile comme un singe, j'ai déjà fait demi-tour. Je m'échappe
par la fenêtre. Il est très facile d'atteindre le bureau de K.
par le toit. J'ai l'impression que depuis 13 ans je ne fais que cela ! 13 ans
que je cours sur ce toit pour aller régler le compte de l'insupportable
K. !
Je me jette contre ses vitres entrouvertes. Un bond et je suis dans son bureau.
Il est assis devant son ordinateur. Il sursaute en me voyant, le bougre ! Je
ne lui laisse pas le temps de comprendre... Je prends l'écran de son
ordinateur entre mes mains. Je le projette contre le mur.
Il tente de se lever pour s'enfuir. Trop tard. Je lui décroche un violent
coup de poing dans le ventre. Il est propulsé contre la porte. Il s'écroule,
plié en deux de douleur, et se met à vomir. Je détourne
la tête, écoeuré jusqu'aux lèvres. Les deux infirmiers
noirs, flanqués de la docteur J., déboulent dans le bureau de
K.
Je saute sur sa table. Je bondis par la fenêtre. Sur le toit, je repère
l'endroit où se situe l'ascenseur. Par une trappe, je le rejoins. Vite
! vite ! Mais l'ascenseur ne vient pas assez vite! Je dévale les marches
de l'escalier de secours quatre à quatre, mais, au troisième étage,
je bute contre une sortie de secours fermée à double tour. Cela
vous étonne, n'est-ce pas ? Eh bien, vous avez tort. Au Brésil,
on cadenasse parfois les portes de secours, par peur des voleurs. L'autre jour,
encore, un incendie a détruit un bâtiment. Vingt-et-une personnes
sont mortes. Prises au piège comme des rats. Vous ne me faites pas confiance
? Demandez donc au Père Google qu'il vous renseigne sur l'incendie du
bâtiment " Andorinha " à Rio. Je n'ai pas le temps de
vous en dire plus.
Revenons à nos moutons. Je suis coincé au troisième étage.
J'essaie de revenir en arrière. Mais mes mouvements s'arrêtent.
Les deux molosses en blouse blanche viennent de me saisir. Je leur donne des
coups de pied. Je me débats. Un d'eux me tord le bras. L'autre plaque
un mouchoir trempé dans un liquide froid... très froid...
contre mon visage. Je m'efface. Je disparais à moi-même.
Le lendemain, je me réveille dans une chambre d'hôpital. J'essaie
de bouger, mais je suis attaché au lit. Je vais passer plusieurs détails
sans importance pour ne pas vous fatiguer. Au troisième jour, une infirmière
que je ne connaissais pas vient m'apporter un repas. Elle me nourrit comme une
mère oiseau qui donne la becquée à son petit, parce que
je suis toujours ligoté. M'échapper, m'échapper. Je ne
pense qu'à ça.
- Est-ce que mille réals vous feraient plaisir, infirmière ?
- Et qu'est-ce que je dois vous faire pour les mériter ? Un câlin
coquin ?
- Non, non ! simplement m'aider à m'enfuir de ce maudit hôpital...
- Oh non, cela, je ne le ferai pas en dessous de trois mille réals...
- D'accord !
- Quand ?
- Tout de suite !
- Tout de suite, c'est impossible, il y en a encore trop de monde à l'hôpital...
- À quelle heure ?
- À minuit !
- D'accord...
Je vous laisse imaginer comment, mais l'infirmière m'a aidé à
sortir de cette blanche prison. J'ai passé chez moi en vitesse pour prendre
quelques affaires importantes. Le reste de la nuit, je me cache dans un hôtel
du centre ville de Rio. Le lendemain, pour un prix ridicule, je loue un grand
appartement au sommet d'un bâtiment de trente et un étages. L'équivalent
de 100 dollars, imaginez-vous ! Oui ! Oui ! Vous avez bien lu. Je répète.
Je loue un appartement au sommet d'un bâtiment de 31 étages pour
100 maigres dollars. Un vrai vaisseau fantôme. Parfait pour moi ! Un gratte-ciel
tout neuf, mais complètement vide. Dix appartements par étage.
Donc 310 appartements vides. Pourquoi, me demandez-vous ? Imaginez une raison,
ce sera sûrement la bonne. Un conte doit être une aventure pour
les cerveaux des lecteurs et non un lit pour se reposer. Exercice ! Le cerveau
humain est un muscle, il a besoin d'exercice ! Et y a-t-il plus beau sport que
la pratique de la pensée ?
Je monte au 31e étage par
un ascenseur de verre rigoureusement silencieux. C'est un appartement de rêve.
Déjà décoré, déjà meublé. Une
merveille. Avec une vue imprenable sur la ville. De la Tijuca jusqu'à
50 milles de la mer.
Je m'assieds dans un immense sofa. J'écoute. Je plonge dans un océan
de silence. Glissent seulement parfois, entre ses vagues opales, les sifflements
du vent et le chant de quelques oiseaux, rares et nobles, qui comme moi ont
tout déserté pour venir planer à ces vertigineuses hauteurs...
Je ressors un moment sur la terrasse. Combien de fois suis-je parti dans ma
folle tête pour des voyages sur des voiliers cinglant très loin
des côtes ? Combien de fois suis-je entré dans des forêts
impénétrables ? Combien de fois ai-je gravi le sommet de montagnes
inaccessibles ?Pourtant maintenant où suis-je ? Toujours à Rio,
il me semble. Pourquoi ? La raison, j'ai dû l'oublier moi-même.
Une brise légère s'amuse à danser autour de ma folle tête.
Il fait grand beau. Le ciel a les reflets du saphir. Mais quand je me penche,
j'aperçois des nuages, longs sourires d'étoupe qui s'accrochent
au 26e étage et qui me cachent mes frères humains, là-bas,
tout en bas, ces frères dont je suis si fatigué. Ma terrasse est
une nacelle. Doucement, je fluctue dans l'espace.
Je crois que j'ai fini par m'endormir debout. J'ai dormi d'un sommeil, sans
rêve, un sommeil long comme tout une vie... Mais au moment où
j'ai rouvert les yeux, j'ai poussé un cri d'horreur.
Juste à côté de mon appartement de rêve, j'en vois
maintenant un identique, un appartement jumeau. Si proche du mien que l'on pourrait
passer du jardin de l'un à l'autre en une seule enjambée. Comment
? Comment n'ai-je rien vu de cela avant ? ! Pourtant, je l'entends encore, l'agent
immobilier, avec sa voix trop sucrée...
Ici, vous n'entendrez pas le moindre bruit, vous n'aurez pas un seul voisin,
je vous le garantis.
Je vais l'appeler tout de suite, cet imposteur ! J'annulerai ce maudit contrat
et tout sera fini. Mon rêve de solitude et de liberté, vous le
voyez, il vient de tomber de 31 étages. Juste sur votre tête, à
vous. Oui, je sais, ça fait mal, les poids morts. Excusez-moi. Amis lecteurs,
courez vite vous amuser ailleurs. Circulez, il n'y a plus rien à voir
!
- Allô, Monsieur T, de l'agence Zip.
- Monsieur T, c'est D. V., je résilie le contrat de location que vous
venez de me faire signer !
- Impossible !
- Pourquoi impossible ? Vous m'avez raconté des fariboles, Monsieur T
!
- Ah bon ! Et lesquelles s'il vous plaît ?
- Je vous avais dit que je cherche la solitude, le silence, l'absolu! Et je
viens de remarquer qu'il y a un bâtiment et un appartement identiques
aux miens juste à côté ! C'est insupportable.
- Mais Monsieur D. V. que me dites-vous là ?
- Je vous dis que cet immeuble et cet appartement jumeaux me gênent déjà,
par leur seule existence !
- Mais, Monsieur D. V, vous êtes fou ? Vous avez des hallucinations ou
quoi ?
- Comment ? ! Vous vous fichez de moi, Monsieur T ? Vous niez l'évidence
! Je veux rompre ce contrat immédiatement et quitter ce logement, vous
m'entendez ?
- Non !
- Quoi ?
- Monsieur D. V. au lieu de prendre des insolations sur votre terrasse, vous
feriez mieux de lire un peu le journal !
- Vous me prenez pour un dingue ! C'est quoi votre histoire de journal ?
- C'est à la Une du J. R. Votre ex rédacteur en chef , K., a fait
une congestion suite aux violents coups de poing que vous lui avez donnés
dans le ventre. La congestion a provoqué une attaque cérébrale.
Il est entièrement paralysé. C'est un légume maintenant,
le pauvre K. ! La police vous cherche partout. Donc, je vous conseille amicalement
de rester dans votre appartement si vous ne voulez pas goûter aux charmes
d'une prison brésilienne !
- D'accord... Excuse-moi...
- Relaxez-vous, Monsieur D. V., c'est le moment.
- Au revoir Monsieur T...
Je repose le combiné lentement. Je suis un criminel...
Cette fois-ci, K., le match est nul, tu vois. Tu es immobilisé dans ton
lit. C'est dommage pour toi, mais je te demande, K., combien de belles idées
qui ne demandaient qu'à voler tu as paralysées depuis que tu es
à la tête du J. R. ? Combien, dis-moi ? Tu n'as plus la mémoire
pour les compter. Moi non plus. Tu n'as pas de chance, K., parce que la justice
brésilienne est comme nous, elle est amnésique. Dans peu de temps,
plus personne ne pensera même à me rechercher. Ta créance,
je ne la paierai pas. Et mon péché capital, je le laisserai au
Mont de Piété. Tu pourras aller toi-même l'y chercher, K.
! Lève-toi donc, et marche ! "
Au début, par habitude,
je continuais de faire beaucoup de choses. Je photographiais les oiseaux, j'écoutais
Debussy, je lisais des nouvelles sur internet, j'écrivais, je jouais
aux échecs tout seul. Et puis, peu à peu, j'ai glissé vers
l'essentiel. J'ai compris qu'il fallait cesser de faire, de m'agiter. J'ai jeté
mon agenda, surchargé de rendez-vous. Il me rappelait que pendant un
temps, j'avais eu tellement peur d'avoir une seule heure blanche que j'allais
jusqu'à m'inventer des affaires, des choses importantes à faire.
Folie que cette société de consommation, ogresse perverse qui
dévore notre temps de vie, notre plaisir d'être au monde, mais
aussi toutes nos pensées jusqu'à leur ombre !
- Cours ! Fais ! Remplis ! Produis ! hurle l'ogresse vautrée dans la
grande ville décadente.
- Plus vite ! Plus vite ! s'acharne-t-elle, en ricanant.
Quand il faudrait seulement respirer, méditer, écrire, rêver.
Longtemps. Dans ce silence que la lenteur habite, tout entière...
Comme l'oiseau, au moindre bruit, la pensée s'enfuit. Mais dans le fracas
des villes, elle n'a plus le moindre lieu pour se poser. Dans les fracas des
villes se déroule chaque jour, chaque nuit, le génocide inaudible
de la pensée.
Est-ce pour cela aussi que j'aime tant la mer ? Parce que c'est le royaume du
silence ? Dans mon appartement de rêve, je fais des efforts pour ne produire
aucun bruit. J'ai enroulé tout ce qui pourrait être bruyant dans
de doux chiffons de tissu. Pas la moindre machine chez moi. Seuls sons que j'ai
entendus dernièrement, les chants des oiseaux, le vent et ma propre voix...
Oui, oui, ma propre voix. Hier soir, en pensant à Van Gogh, j'ai eu l'envie
folle de chanter les paroles de Don McLean :
Barbara Fournier : Les appartements jumeaux
rry, starry night.
Paint your palette blue and grey,
Look out on a summer's day,
With eyes that know the darkness in my soul.
Shadows on the hills,
Sketch the trees and the daffodils,
Catch the breeze and the winter chills,
In colors on the snowy linen land.
Now I understand what you tried to say to me,
How you suffered for your sanity "
Mais je les ai chantées très, très bas, je vous le jure.
Pendant la nuit, j'ai rêvé que je volais sans ailes. Et j'en ai
ressenti un plaisir presque sexuel. Quand je vivais dans le monde d'en bas,
j'avais de terribles cauchemars entre deux insomnies. Ici, je rêve que
je vole... Hier j'ai réalisé une expérience fantastique.
De l'aube au crépuscule, je suis resté immobile, couché
dans ma chaise longue, en regardant le ciel. Il y avait plein de nuages. En
leur présence, j'ai écrit mentalement un roman de science-fiction.
Le tour d'un monde en 80 jours. Rien à voir avec Jules Verne... Non,
non, absolument rien. Mon cerveau, plongé dans le silence absolu, a pu
créer une toute nouvelle histoire qui aurait un immense succès
si je la transformais en mots. Ce nouveau tour du monde imaginé par moi,
je l'ai fait sur un voilier semblable au Paratii de mon navigateur favori, Amir
Klink. Mais j'ai délaissé les mers de la Terre, pour une autre
planète, un autre système solaire....
à suivre prochain numéro , suite et fin. ?
Photographie : Thierry Geffray