Soulevons le couvercle infernal.
Saviez-vous que Johann Faust, avant de devenir le mythe que l'on sait, fut un
être de chair et de sang qui vécut à cheval sur les XVe
et XVIe siècles ? Arnaqueur professionnel utilisant toutes les ruses
des marchands d'orviétan, il fut selon les circonstances magicien de
foire ou de cour, maître d'école aux mœurs suspectes, astrologue
et alchimiste. Contemporain de Paracelse et Cornélius Agrippa, il mena
comme eux une vie exaltante mais dangereuse en cette époque obnubilée
par la sorcellerie, bouleversée par le schisme luthérien et persécutée
par l'Inquisition. A sa mort, naturellement entourée de mystères,
le souvenir sulfureux de son amoralisme effréné n'allait pas tarder
à se transformer en une légende aussi noire que le chien qui l'accompagnait
sur les routes de l'exil, la police à ses trousses.
C'est Christopher Marlowe, dès la fin du XVIe siècle, qui initia
le mythe de Faust dans sa Tragique histoire de la vie et de la mort du Doktor
Faustus, bien avant Goethe, Lessing, Delacroix, Berlioz, Schumann, Liszt, Gounod,
Valéry et Thomas Mann, pour ne citer que les plus connus des auteurs,
compositeurs et peintres qui s'intéressèrent à ce personnage
extravagant. Avec eux, au fil des siècles, Faust allait devenir le prototype
universel de la condition humaine, de son insatiable désir de jouissance,
de sa curiosité intellectuelle infinie et de son écartèlement
permanent entre le mal et le bien. " Il demande au ciel ses plus belles
étoiles et à la terre ses joies les plus sublimes, mais rien de
loin ni de près ne suffit à calmer la tempête de ses désirs
" (Goethe).
La beauté du diable.
Faust est un esthète attiré par l'abîme, en somme, et sa
damnation littéraire n'est qu'une allégorie qui participe à
la contre-offensive de l'appareil politico-religieux. Certes, le personnage
est antipathique mais il affiche un tel mépris pour les gogos et leur
morale à trois sous qu'il me ravit. J'aime à y voir la version
moderne, masculine et catalytique du mythe d'Eve et du fruit défendu.
Refusant d'obéir aux dogmes établis, conchiant l'autorité
et ses suppôts, ne s'embarrassant pas d'analyse philosophique, Faust fustige
l'ordre moral et se veut un apôtre de la liberté totale. Illusion,
bien sûr. Mais poésie souveraine.
Martial Jalabert : Dans les poubelles du Dr Faust
Et c'est par un pacte signé de son sang avec Méphistophélès,
l'envoyé de Satan, qu'il scelle enfin son destin. Contre la toute-puissance
qu'il obtient ici-bas, contre la jeunesse éternelle et le charme qu'il
opère sur les femmes séduites sans coup férir, en cela
précurseur de Don Juan, il deviendra l'esclave du démon dans l'au-delà.
L'au-delà ? Il s'en soucie comme d'une guigne car pour lui la mort est
un non-état, une non-réalité, et l'enfer est déjà
là, sur Terre. Romantique sans horizon transcendant, jouisseur ici et
maintenant, Faust ne croit pas aux doctrines éventées du salut
qui ne sont pour lui que des refuges pour le vulgum pecus, des stratagèmes
uniquement destinés à protéger de l'angoisse. Nietzschéen
par son mépris de l'éthique platonicienne du bien en soi, prosélyte
de l'existence authentique, conscient d'être condamné à
la liberté puisqu'il veut ignorer Dieu et la nature humaine, il est à
l'opposé du salaud sartrien, cet hypocrite (ce bourgeois, dit Sartre)
qui feint de prendre pour absolues les valeurs morales, c'est-à-dire
les conventions et les préjugés imposés par la classe dominante.
Rebelle sans foi ni loi, étonnamment contemporain par son audace, Faust
ne serait-il pas le véritable Adam dépouillé de la trouille
du Père ?
" Si Dieu n'existe pas, tout
est permis ".
Dans ce passage célèbre des Frères Karamazov, Dostoïevski
le nihiliste allait déjà bien au-delà de la morale frelatée
que nous impose la civilisation moderne du prêt-à-penser. L'auteur
des Possédés posait sans détour la question de l'éthique
personnelle et de la responsabilité en l'opposant à celle de la
morale infantilisante de la carotte et du bâton. Même le réactionnaire
(mais lucide) Balzac avait la pertinence d'observer que " les mœurs
sont l'hypocrisie des nations. " Que dire de mieux ? Connaît-on un
chef qui n'ait pas menti, un moraliste qui n'ait pas fauté en contradiction
avec les préceptes qu'il entendait imposer ? Faites ce que je dis, ne
faites pas ce que je fais. La morale, ce désordre mental, est l'arme
préférée des despotes civils et religieux.
Dans un autre registre, Lautréamont le magnifique nous a appris à
nous confronter à l'horreur absolue par un déluge d'images d'une
beauté telle que les Surréalistes en pissèrent de plaisir
dans leurs frocs en les découvrant. La " beauté convulsive
" des Chants reste aujourd'hui encore inégalée. Mais Lautréamont
précisait lui-même dans une lettre à un éditeur :
" je décris des abominations mais je ne les commets pas. "
Ducasse n'était pas Sade.
Adolescents, nous avons tous plus ou moins désiré les plaisirs
terrestres mais la promesse de l'aube n'a pas été tenue. Il est
d'ailleurs étrange (mais bien pratique) que l'on continue à apprendre
aux enfants le respect de la vérité et de la bienséance
alors que le monde des adultes, par des voies biaisées, honore les filous,
les menteurs et les démagogues, suivez mon regard en cette période
électorale. Qui veut parier que le vainqueur sera le plus faux jeton
de tous ? Les affreux qui nous gouvernent n'ignorent pourtant pas le bien et
le mal mais leurs réflexions sur le sujet sont mesurées et soupesées
à l'aune de leur propre intérêt.
La nuit de Walpurgis.
On ira tous au paradis chantait Polnareff. Qu'on ait fait le bien ou le mal,
on sera tous invité au bal... Si c'est pour y retrouver tous les gugusses
à mitres, les tyrans pompeusement enterrés au son des orgues cathédrales,
vous me permettrez de faire bande à part. Plus prosaïquement, et
en attendant que Jésus revienne livrer la bataille d'Armaggedon, je vous
suggère plutôt un rencard distrayant et furieusement New Age. Dans
la nuit du 30 avril au 1er mai prochain, les sorcières d'Europe se réuniront
pour leur sabbat comme elles le font depuis des temps immémoriaux. Les
poètes, les persécutés, les païens pacifiques et les
fidéistes sincères seront de la fête, loin des tartuffes,
des gabuzophrènes et des oppresseurs. Malgré les interdits et
les excommunications de l'Eglise, nous serons des milliers à sortir cette
nuit-là et nous allumerons de grands feux avant de planter à l'aube
les arbres de mai. Paganisme not dead...
L'expérience faustienne vous séduit ? Un conseil : si vous croisez
un chien noir sur votre route pendant la nuit de Walpurgis, observez-le attentivement.
S'il boite, alors vos désirs les plus fous pourraient bien se réaliser.
A condition de...
Martial Jalabert - 2007