NIETZSCHE
ARTAUD
DOSTOVÏESKI
HELENE CIXOUS
CATHERINE CLEMENT
PASCAL GIBOURG
GOETHE
RENE GIRARD
PAUL RICOEUR
KRISNAMURTI
NIETZSCHE
Des préjugés des philosophes
"Comment une chose pourrait-elle naître de son contraire ? Par exemple,
la vérité de l'erreur? Ou bien la volonté du vrai de la
volonté de l'erreur? L' acte désintéressé de l'acte
égoïste? Comment la contemplation pure et rayonnante du sage naîtrait-elle
de la convoitise ? De telles origines sont impossibles ; ce serait folie d'y
rêver, pis encore ! Les choses de la plus haute valeur doivent avoir une
autre origine, une origine qui leur est propre, - elles ne sauraient être
issues de ce monde passager, trompeur, illusoire, de ce labyrinthe d'erreurs
et de désirs ! C'est, tout au contraire, dans le sein de l'être,
dans l'immuable, dans la divinité occulte, dans la "chose en soi
", que doit se trouver leur raison d'être, et nulle part ailleurs!
"(...)
Le libre esprit
Durant les jeunes années, on vénère ou on méprise
encore, sans cet art de la nuance qui fait le meilleur bénéfice
de la vie et plus tard, il va de soi que l'on paie très cher d'avoir
ainsi jugé choses et gens par un oui et un non. Tout est disposé
de façon à ce que le goût le plus mauvais, le goût
de l'absolu, soit cruellement bafoué et profané jusqu'à
ce que l'homme apprenne à mettre un peu d'art dans ses sentiments et
que, dans ses tentatives, il donne la préférence à l'artificiel,
comme font tous les véritables artistes de la vie. Le penchant à
la colère et l'instinct de vénération, qui sont le propre
de la jeunesse, semblent n 'avoir de repos qu'ils n'aient faussé hommes
et choses pour pou voir s'y exercer. La jeunesse, en soi, est déjà
quelque chose qui trompe et qui fausse. Plus tard, lorsque la jeune âme,
meurtrie par mille désillusions, se trouve enfin pleine de soupçons
contre elle-même, encore ardente et sauvage, même dans ses soupçons.
et ses remords, comme elle se mettra en colère contre elle-même,
comme elle se déchirera avec impatience, comme elle se vengera de son
long aveuglement, que l'on pourrait croire volontaire, tant elle s'acharne contre
lui dans cette période de transition, on se punit soi-même, par
la méfiance à l'égard de ses propres sentiments; on martyrise
son enthousiasme par le doute, la bonne conscience vous apparaît déjà
comme un danger, au point que l'on pourrait croire que le mot en est irrité
et qu'une sincérité plus subtile s'en fatigue; et surtout, on
prend parti, par principe, contre " la jeunesse ". - Dix ans plus
tard, on se rend compte que cela aussi n'a été que - jeunesse
!(...)
ARTAUD
MANIFESTE EN LANGAGE CLAIR
(Fragment ) à Roger Vitrac.
Si je ne crois ni au Mal ni au Bien, si je me sens de telles dispositions à
détruire, s'il n'est rien dans l'ordre des principes à quoi je
puisse raisonnablement accéder, le principe même en est dans ma
chair.
Je détruis parce que chez moi tout ce qui vient de la raison ne tient
pas. Je ne crois plus qu'à l'évidence de ce qui agite mes moelles,
non de ce qui s'adresse à ma raison. J'ai trouvé des étages
dans le domaine du nerf. Je me sens maintenant capable de départager
l'évidence. Il y a pour moi une évidence dans le domaine de la
chair pure, et qui n'a rien à voir avec l'évidence de la raison.
Le conflit éternel de la raison et du coeur se départage dans
ma chair même, mais dans ma chair irriguée de nerfs. Dans le domaine
de l'impondérable affectif, l'image amenée par mes nerfs prend
la forme de l'intellectualité la plus haute, à qui je me refuse
à arracher son caractère d'intellectualité. Et c'est ainsi
que j'assiste à la formation d'un concept qui porte en lui la fulguration
même des choses, qui arrive sur moi avec un bruit de création.
Aucune image ne me satisfait que si elle est en même temps Connaissance,
si elle porte avec elle sa substance en même temps que sa lucidité.
Mon esprit fatigué de la raison discursive se veut emporté dans
les rouages d'une nouvelle, d'une absolue gravitation. C'est pour moi comme
une souveraine où seules les lois de l'illogique participent, et où
triomphe la découverte d'un nouveau Sens. Ce Sens perdu dans le désordre
des drogues et qui donne la figure d'une intelligence profonde aux phantasmes
contradictoires du sommeil. Ce Sens est une conquête de l'esprit sur lui-même,
et, bien qu'irréductible par la raison, il existe, mais seulement à
l'intérieur de l'esprit. Il est l'ordre, il est l'intelligence, il est
la signification du chaos. Mais ce chaos, il ne J'accepte pas tel quel, il l'interprète,
et comme il l'interprète, il le perd. Il est la logique de l'illogique.
Et c'est tout dire. Ma déraison lucide ne redoute pas le chaos.(...)
DOSTOÏEVSKI
En général, je demande de nouveau la permission de me récuser
à ce sujet, répéta Pierre Alexandrovitch, et à la
place, je vais vous raconter, messieurs, une autre anecdote, sur Ivan Fédorovitch
lui-même, fort intéressante et des plus caractéristiques.
Pas plus tard qu'il y a cinq jours, dans une société principalement
féminine, il a déclaré solennellement, au cours d'une discussion,
que sur toute la terre il n'est rigoureusement rien qui force les hommes à
aimer leurs semblables, qu'il n'existe aucune loi de la nature ordonnant à
l'homme d'aimer l'humanité et que s'il y a eu et qu'il y ait encore l'amour
sur la terre, ce n'est pas en vertu d'une loi naturelle, mais uniquement parce
que les hommes croyaient en leur immortalité. Ivan Fédorovitch
ajouta, entre parenthèses, que c'est en cela que consiste toute la loi
naturelle, de sorte que si l'on détruit dans l'humanité la foi
dans son immortalité, cela fera tarir aussitôt en elle non seulement
tout amour, mais encore toute force vive qui permette de continuer la vie du
monde. Bien mieux : il n'y aura alors plus rien d'immoral, tout sera permis,
même l'anthropophagie. Mais cela n'est pas tout encore : il conclut en
affirmant que pour tout individu, tels que nous maintenant par exemple, qui
ne croit ni en Dieu ni en son immortalité, la loi morale de la nature
doit immédiatement devenir le contraire absolu de l'ancienne loi religieuse,
et que l'égoïsme poussé jusqu'à la scélératesse
doit non seulement être permis à l'homme, mais reconnu pour une
issue indispensable, la seule raisonnable et presque la plus noble dans sa situation.
D'après un tel paradoxe, vous pouvez juger, messieurs, de tout le reste
que proclame et qu'a peut-être l'intention de proclamer encore notre cher
excentrique et amateur de paradoxes Ivan Fédorovitch. (...)
PAUL RICOEUR
La réflexion sur la symbolique du mal triomphe dans ce que nous appellerons
désormais la vision éthique du mal
LA STRUCTURE DES SYMBOLES PRIMAIRES
La symbolique du mal est une excellente 'pierre de touche' à trois égards
au moins :
- en premier lieu du fait qu'il n'y a pas de langage non symbolique du mal subi
ou commis- en deuxième lieu du fait qu'elle fait apparaître tout
de suite une dynamique, une vie des symboles.(...)
" Il est très remarquable qu'en deçà de toute théologie
et de toute spéculation, en deçà même de toute élaboration
mythique, soient encore rencontrés des symboles ; ces symboles élémentaires
sont le langage in substituable du domaine d'expérience qui peut être
appelé, pour faire bref, l'expérience de " l''aveu "'
; il n'y a pas en effet de langage direct, non symbolique du mal subi, souffert,
ou commis ; que l'homme s'avoue responsable ou s'avoue la proie d'un mal qui
l'investit, il le dit d'abord et d'emblée dans une symbolique dont on
peut retracer les articulations grâce aux divers rituels de 'confession'
que l'histoire des religions a interprétés pour nous.
Qu'il s'agisse de la tache dans la conception magique du mal comme souillure,
ou des images de la déviation, de la voie courbe, de la transgression,
de l'errance, dans la conception plus éthique du péché,
ou de celle du poids, de la charge, dans l'expérience plus intériorisée
de la culpabilité, c'est toujours à partir d'un signifiant du
premier degré, emprunté à l'expérience de la nature
- le contact, l'orientation de l'homme dans l'espace - que se constitue le symbole
du mal. Sont appelés symboles primaires, ce type de langage élémentaire
pour le distinguer des symboles mythiques, beaucoup plus articulés, qui
comportent la dimension du récit, avec des personnages, des lieux et
des temps fabuleux, et racontent le Commencement et la Fin de cette expérience
dont les symboles primaires sont l'aveu.(...)
L'AVEU ET L'ACCUSATION
ESSAIS D'HERMÉNEUTIQUE
CATHERINE CLEMENT
L'origine est l'envers du présent. C'est cette genèse d'une déplorable
inversion que raconte Freud dans le mythe d'origine; Totem et Tabou, Moïse
et le Monothéisme, Malaise dans la civilisation passent par la fête.
C'est la fête cannibale, le repas totémique. Elle passe, la fête,
par le deuil du deuil à la joie, comme dans l'exorcisme le démon
exprime sa présence par la face radieuse. " Ce deuil est suivi,
écrit Freud, de la fête la plus bruyante et la plus joyeuse, avec
déchaînement de tous les instincts et acceptation de toutes les
satisfactions. Et ici nous entrevoyons sans peine la nature de la fête.
Ce n'est pas parce qu'ils se trouvent, en vertu d'une prescription, joyeusement
disposés, que les hommes commettent des excès; l'excès
fait partie de la nature même de la fête; la disposition joyeuse
est produite par la permission accordée de faire ce qui est défendu
en temps normal. " La fête succède au deuil, au meurtre du
père; mais le meurtre est dû à la capitalisation des femmes
par la mère, c'est-à-dire à une absence d'échange.
Les fils tuent le père, l'homme qui a toutes les femmes; le pleurent.
Mais dans un geste commémoratif où réapparaît le
refoulé, où revit le père dans l'animal totem, où
se ré accomplit l'acte parricide, survient la fête comme répétition
de l'absence d'échange. La fête cannibale dépèce
le corps de l'homme; elle est un paradis, célébrant l'origine
de la distance entre homme et femme, l'origine de la régulation de leurs
rapports, annulant cette distance dans du deuil et de la joie mêlés.
Dans la version freudienne de l'histoire, l'inceste prend racine à cet
endroit; et, en même temps que lui, l'instauration de la génération;
de la succession infinie des pères et des fils échangeant les
filles. Dans la fête, cet échange disparaît " Le désir
de la mère ou de la sœur,commente Lévi-Strauss, " le
meurtre du père et le repentir des fils ne correspondent, sans doute,
à aucun fait, ou ensemble de faits, occupant dans l'histoire une place
donnée. Mais ils traduisent peut-être sous une forme symbolique,
un rêve à la fois durable et ancien.. .Les satisfactions symboliques
dans lesquelles s'épanche, selon Freud, le regret de l'inceste, ne constituent
donc pas la commémoration d'un événement. Elles sont autre
chose, et plus que cela l'expression permanente d'un désir de désordre,
ou plutôt de contrordre ".
Dossier: Le Bien et le Mal
A moins que ce ne soit, plutôt, une manière détournée
de retrouver un ordre ancien, périmé, qui fut en son temps l'ordre
essentiel. La prohibition de l'inceste, c'est le temps actuel de la loi; c'est
ce qui est actuellement interdit actuellement, doit s'entendre ici dans le contexte
du récit mythique, au niveau duquel je me tiens en permanence.
Mais Michelet trouve une explication plus convaincante. Aux temps médiévaux
de la sorcellerie, l'inceste a une définition si étendue qu'il
comprend presque tous les membres d'un même village; pour prendre femme,
il faut vraiment sortir de son pays, aller chercher au-delà des régions
comprises dans la dure loi ecclésiastique. Cousins, jusqu'au sixième
degré, compère et commère dans un baptême, parentèle
couvrant tout l'espace de l'enfance aimer dans le village, c'est déjà
l'inceste interdit. Alors, au moment du Sabbat, les participants commettent
l'inceste; c'est qu'ils retrouvent là leurs objets d'amour enfantin;
c'est là, dans cette apparente sauvagerie, qu'ils retrouvent leur ordre
véritable, l'ordre de leurs premiers attachements, de voisinage, de cousinage.
" L'inceste est l'état général des serfs, état
parfaitement manifesté dans le sabbat, qui est leur unique liberté,
leur vraie vie, où ils se montrent ce qu'ils sont ", écrit
Michelet. Paradoxalement, ou au contraire logiquement, cet envers est la vérité
" Au sabbat éclataient les attractions naturelles. Le jeune homme
retrouvait là celle qu'il connaissait, aimait d'avance, celle dont, à
dix ans, on l'appelait " le petit mari ". Il la préférait
à coup sûr, et se souvenait peu des empêchements canoniques
(...)
Pascal Gibourg
La chute n'est pas nuisible à l'homme, elle apparaît même
comme ce qui conditionne son progrès. En ce sens nous pourrions dire
que la vocation de l'homme est de tomber et que la chute est en quelque sorte
le mode sur lequel il apprend à marcher - sur un plan métaphorique
à se conduire. A cet égard nous dirons de l'idéal qu'il
est ce qui permet à l'homme de se relever, autrement dit la représentation
symbolique qu'il se fait de lui-même et à laquelle il tend à
se conformer (le moi transcendant).
Dossier: Le Bien et le Mal
Rapport du fils au père, du disciple au maître, qui implique un rapport aux valeurs supérieures de la vie. A ce stade de notre développement on ne pourra pas dire que l'idéal dessert la vie, puisqu'au contraire il est ce qui lui confère son prix et l'incite à se dépasser.
Néanmoins nous devons envisager le cas où l'idéal, parce qu'il a perdu son efficacité et sa force d'attraction, se trouve devenir ce à quoi il est vain de prétendre ; pire encore, ce en regard de quoi la vie apparaît dans toute sa misère et sa médiocrité, ce à l'égard de quoi l'homme n'éprouve plus que de la répulsion. C'est à ce moment que la négation de l'idéal apparaît comme salutaire et comme le seul moyen de ne pas laisser la vie perdre toute sa valeur. Geste souverain sans doute, et qui, s'il ne vise qu'à détruire le monde suprasensible n'en détruit pas moins du même coup le monde sensible. Geste neutre donc, auquel Nietzsche a donné le nom célèbre de " Mort de Dieu ", précisant bien que l'homme était son meurtrier et qu'à ce titre " le nihilisme doit être assumé comme sacrilège " Ainsi tout homme contemporain de la Mort de Dieu se trouve désigné comme meurtrier et condamné à expier une faute que l'histoire a commise pour lui. Echapper à cette culpabilité originaire exige donc que ce temps que signale l'absence des dieux soit accepté et reconnu comme sien, ceci afin que ne sévisse plus l'esprit de vengeance définit par Nietzsche lui-même comme " le ressentiment de la volonté envers le temps et son " il y avait "...
ISIDORE DUCASSE
CHANT PREMIER
(...)Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que j'invoque dans
le commencement de cet ouvrage ? Qui te dis que tu n'en renifleras pas, baigné
dans d'innombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses,
larges et maigres, en te renversant de ventre, pareil à un requin, dans
l'air beau et noir, comme si tu comprenais l'importance de cet acte et l'importance
non moindre de ton appétit légitime, lentement et majestueusement,
les rouges émanations ? Je t'assure, elles réjouiront les deux
trous informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois tu t'appliques
auparavant à respirer trois mille fois de suite la conscience maudite
de l'Éternel ! Tes narines qui seront démesurément dilatées
de contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont pas quelque chose
de meilleur à l'espace devenu embaumé comme de parfums et d'encens,
car elles seront rassasiées d'un bonheur complet, comme les anges qui
habitent dans la magnificence et la paix des agréables cieux.(...)
J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses
premières années où il vécut heureux ; c'est fait.
Il s'aperçut ensuite qu'il était méchant : fatalité
extraordinaire ! Il cacha son caractère tant qu'il put pendant un grand
nombre d'années ; mais à la fin, à cause de cette concentration
qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à
la tête, jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille
vie, il se jeta résolument dans la carrière du ma(...)
Dossier: Le Bien et le Mal
HELENE CIXOUS
Vers le Continent noir.
Après cette visitation, si j'émerge dans la chambre glacée
où la Primavère poursuit son récit, je me sens moins menacée
par l'inévitable. Sans tourment. Prête. Comme c'est simple. Délestée
entre temps des respects désuets, décences et civilités
dues, à la société, à la vraisemblance. La phrase
d'avant, craignant encore que l'on m'accuse de dévergondage mental, Je
m'en étais accusée la première, quand je n'avais pas pu
m'interdire certaines aberrations. Par exemple raconter l'assassinat de Jenais,
sans preuve, sans motif, sans excuse? Mais après cette rencontre je suis
quitte. On continue.
Lui-vivant, lui-même totémisé, se nourrissant de son mort,
sauté accommodé, servi par son-mort lui-même, sortant on
ne sait d'où peut-être de lui-vivant comme d'une tombe ou d'un
ventre d'une mère inconnue. Et alors? Nous n'avons pas à nous
excuser des miracles que nous, dieux, commettons à notre insu.
C'est donc sans justice et sans cause que la Primavère conduit à
terme maintenant cette prodigieuse partie de plaisir. Du haut de la tour qu'elle
est, et moi du haut de la tour que je suis, je regarde et je n'empêche
rien. " Comment as-tu pu faire? " " C'est très facile
", dit-elle, - sa voix d'une menteuse douceur. O amour! " Il ne s'est
pas débattu. "
Pas plus que son mort se servant lui-même, portant à Dieu attablé,
prêt à se restaurer, armé d'un couteau et d'une fourchette,
sans s'être disposé sur un plat, son cadavre. " Nous étions d'accord. " " Mais, dis-je, s'il mange son oint servi par feu ce dernier,
il ne faisait qu'accomplir la naturelle réincorporation du dieu à
qui l'on a tué son fils. S'il l'avait tué lui-même, l'aurait-il
également englouti? " (..)
GOETHE
(...)Mais telle est la scrupuleuse équité de cet excellent
homme : quand il croit avoir avancé quelque chose d'exagéré,
de trop général, ou de douteux, il ne cesse de limiter, de modifier,
d'ajouter ou de retrancher, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de sa
proposition. A cette occasion il se perdit dans son texte. Bientôt je
n'entendis plus un mot de ce qu'il disait; je tombai dans des rêveries;
puis tout à coup je m'appliquai brusquement la bouche du pistolet sur
le front, au-dessus de l'œil droit. " Fi! dit Albert en me prenant
l'arme, que signifie cela? - Il n'est pas chargé, lui répondis-je.
- Et quand même, qu'est ce que cela signifie? répliqua-t-il avec
impatience.
Je ne puis concevoir comment un homme peut-être assez fou pour se brûler
la cervelle : l'idée seule m'en fait horreur.
- Vous autres hommes, m'écriai-je, vous ne pouvait parler de rien sans
dire tout d'abord: Cela est fou, c est sage, cela est bon, cela est mauvais!
Qu'est-ce que tout cela veut dire? Avez-vous approfondi les véritables
motifs d'une action? Avez-vous démêlé les raisons qui l'ont
produite, qui devaient la produire? Si vous aviez fait cela, vous ne seriez
pas si prompts dans vos jugements.
-Tu conviendras, dit Albert, que certains actions sont et restent criminelles,
quels qu'en soient les motifs. " Je haussai les épaules, et je lui
accordai ce point.
Cependant, mon cher, continuai-je, il se trouve encore ici quelques exceptions.
Sans aucun doute le vol est un crime; mais l'homme qui, pour s'empêcher
de mourir de faim, lui et sa famille, se laisse entraîner au vol, mérite-t-il
la pitié ou le châtiment? Qui jettera la première pierre
à l'époux outragé qui, dans sa juste fureur, immole une
femme infidèle et son vil séducteur? à cette jeune fille
qui, dans un moment de délire, s'abandonne aux charmes entraînants
de l'amour? Nos lois mêmes, ces froides pédantes, se laissent toucher,
et retiennent leurs coups.
- Ceci est autre chose, reprit Albert car un homme emporté par une passion
trop forte perd la faculté de réfléchir, et doit être
regardé comme un homme ivre ou comme un insensé.
- Voilà bien mes gens raisonnables! m'écriai-je en souriant. Passion!
ivresse! folie I Hommes moraux I vous êtes d'une impassibilité
merveilleuse. Vous injuriez l'ivrogne; vous vous détournez de l'insensé;
vous passez outre comme le prêtre, et remerciez Dieu, comme le pharisien,
de ce qu'il ne vous a pas faits semblables à l'un d'eux. J'ai été
plus d'une fois pris de vin, et souvent mes passions ont approché de
la démence, et je ne me repens ni de l'un ni de l'autre.(...)
RENE GIRARD
(...) L'esprit moderne dans ce qu'il a d'efficace, c'est la science. Chaque
fois que la science triomphe de façon incontestable, le même processus
se répète. On prend un très vieux mystère, redoutable,
obscur, et on le transforme en énigme.
Il n'y a pas d'énigme, si compliquée soit-elle, qui ne soit finalement
résolue. Depuis des siècles, le religieux se retire du monde occidental
d'abord puis de l'humanité entière. A mesure qu'il s'éloigne
et qu'on prend sur lui du recul, la métamorphose que je viens de signaler
s'effectue d'elle-même. Le mystère insondable de jadis, celui que
les tabous les plus formidables protégeaient, apparaît de plus
en plus comme un problème à résoudre.
Pourquoi la croyance au sacré? Pourquoi partout des rites et des interdits,
pourquoi n'y a-t-il jamais eu d'ordre social, avant le nôtre, qui ne passe
pour dominé par une entité surnaturelle?
En favorisant les rapprochements et les comparaisons, la recherche ethnologique,
l'accumulation formidable des témoignages sur d'innombrables religions
toutes mourantes ou déjà mortes, a accéléré
la transformation du religieux en une question scientifique, toujours offerte
à la sagacité des ethnologues.
Et c'est dans l'espoir de répondre à cette question que la spéculation
ethnologique, pendant longtemps, a puisé son énergie. A une certaine
époque, de 1860 à 1920 environ, le but paraissait si proche que
les chercheurs faisaient preuve de fébrilité. On les devine tous
soucieux d'être les premiers à écrire l'équivalent
ethnologique de l'Origine des espèces, cette " Origine des religions
" qui jouerait dans les sciences de l'homme et de la société
le même rôle décisif que le grand livre de Darwin dans les
sciences de la vie.
Les années passèrent et aucun livre ne s'imposa. L'une après
l'autre, les " théories du religieux " firent long feu, et
peu à peu l'idée s'est répandue que la conception problématique
du religieux doit être fausse.
Certains disent qu'il n'est pas scientifique de s'attaquer aux questions trop
vastes, celles qui couvrent le champ entier de la recherche. Où en serait
de nos jours une biologie qui aurait prêté l'oreille à de
pareils arguments?
LE MÉCANISME VICTIMAIRE:
FONDEMENT DU RELIGIEUX
NIETZSCHE
Toute joie veut l'éternité de toutes choses, veut du miel, du
levain, veut un minuit enivré, veut des tombes, veut la consolation des
larmes versées su les tombes, veut un couchant rouge et or.
--que ne veut-elle pas, la joie! elle est plus assoiffée, plus cordiale,
plus affamée, plus effrayant plus secrète que toute douleur, elle
se veut elle même, elle se mord elle-même, la volonté de
l'anneau lutte en elle,
- elle veut de l'amour, elle veut de la haine, elle est dans l'abondance, elle
donne, elle jette loin d'elle, elle mendie pour que quelqu'un I' accueille,
elle remercie celui qui la prend. Elle aimerait à être haïe,
-
- la joie est si riche qu'elle a soif -de douleur, d'enfer, de haine, de honte,
d'estropiement, soif du monde, - car ce monde, oh! vous le connaissez
O hommes supérieurs, c'est après vous qu'elle languit, la joie,
l'effrénée, la bienheureuse, - elle languit, après votre
douleur, vous qui étés manqués Toute joie éternelle
languit après les choses manquées.
Car toute joie se veut elle-même, c'est pourquoi elle veut la peine! O
bonheur! ô douleur! Oh! Brise toi, cœur! Hommes supérieurs,
"apprenez-le donc, la joie veut l'éternité .
- La joie veut l'éternité de toutes choses, veut la profonde,
profonde éternité !
AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA
KRISNAMURTI
L'amour pourrait bien être l'ultime solution à toutes les difficultés
des hommes entre eux, à leurs problèmes, à leurs peines,
mais comment nous y prendre pour savoir ce que c'est ? En le définissant
? L'Eglise le définit d'une façon, la société d'une
autre, et il y a, en outre, toutes sortes de déviations et de perversions
; adorer quelqu'un, coucher avec quelqu'un, échanger des émotions,
vivre en compagnie, est-ce cela que nous appelons l'amour ? Mais oui, c'est
bien cela, et ces notions sont, malheureusement, si personnelles, si sensuelles,
si limitées, que les religions se croient tenues de proclamer l'existence
d'un amour transcendantal. En ce qu'elles appellent l'amour humain, elles constatent
du plaisir, de la jalousie, un désir de s'affirmer, de posséder,
de capter, de dominer, d'intervenir, dans la pensée d'autrui, et voyant
toute cette complexité, elles affirment qu'existe un autre amour, divin,
sublime, infrangible, impollué. Des hommes saints, partout dans le monde,
soutiennent que regarder une femme est mal ; qu'il est impossible de se rapprocher
de Dieu si l'on prend plaisir à des rapports sexuels ; et, ce faisant,
ils refoulent leurs désirs qui les dévorent, en niant la sexualité,
ils se bouchent les yeux et s'arrachent la langue, car ils nient toute la beauté
de la terre. Ils ont affamés leur cœur et leur esprit. Ce sont des
être déshydratés, ils ont banni la beauté, parce
que la beauté est associée à la femme.
Peut-on diviser l'amour en sacré et profane, divin et humain, ou est-il
indivisible ? Se rapporte-t-il à une personne et pas au nombre ? Lorsqu'on
dit : " je t'aime ", cela exclut-il l'amour pour d'autres ? L'amour
est-il personnel ou impersonnel ? Moral ou immoral ? Est-il réservé
à la famille ? Et si l'on aime l'humanité, peut-on aimer une personne
? Est-ce un sentiment ? Une émotion ? Un plaisir ? Un désir ?
Toutes ces questions indiquent, n'est-ce pas, que nous avons des idées
au sujet de l'amour, des idées sur ce qu'il devrait être ou ne
pas être, en somme un critérium ou un code élaboré
par la culture à laquelle nous appartenons. Pour voir clair en cette
question, il nous faut donc, au préalable, nous liberér des incrustations
des siècles, mettre à l'écart tous les idéaux et
idéologies au sujet de ce qu'il faut ou de ce qu'il ne faut pas que soit
l'amour. Créer une séparation entre ce qui est et ce qui devrait
être est la façon la plus illusoire de considérer la vie.