KAZUO SHIRAGA
PERFORMANCE 1955
KAZUO SHIRAGA
Tenshosei botsoosen 1960
182x275 h/t
GÉRALD THUPINIER
FRA KAZUO
au ras de la lumière du siècle, là où la vie manque
de tout, là où la vie
n’est plus rien que vie brute, merveille élémentaire, miracle
pauvre.
Christian Bobin, Le Très-bas
En 1956, Jirô Yoshihara, pour définir Gutaï, déclarait
qu’ " élever l’esprit consiste à introduire la matière
dans les hauteurs de la spiritualité ", insistant sur la réconciliation
entre la matière et l’esprit Longtemps j pensé que ce propos allait
comme un gant à Shiraga, mais aujourd’hui je n’en suis plus sûr.
Cette formule de Yoshihara me semble pertinente pour toute la peinture, elle
pourrait être revendiquée par tous les grands peintres de Giotto
à nos jours. Par contre elle me paraît ne plus convenir à
Shiraga, comme trop étroite et réductrice. Shiraga serait-il plus
qu’un grand peintre ? Difficile d’affirmer une telle chose.
Alors quoi ? Peut-être qu’un homme qui se roule dans la boue n’a que faire
d’une réconciliation entre la matière et l’esprit, puisque apparemment
il s’engouffre dans un temps où, ces deux éléments n’étant
pas distincts, la question de leur synthèse ne se pose pas.
Se rouler dans la boue...
kakkueki 1986
131x162 h/t
Une idée me vient : Shiraga ne peint pas de tableaux et, par conséquent,
n’est pas peintre. Enoncée de la sorte, cette idée est absurde,
pire, coquette dans l’art de cultiver le paradoxe. Il est immédiatement
visible que Shiraga ne conteste pas la peinture, ne la nie pas. Alors pourquoi
-dire qu’il n’est pas peintre ? L’est-il plus ou moins ? Est-il autre chose
ou ailleurs ? je le devine " avant " comme un toujours- futur, jamais
incarné, à un rien de la présence jamais atteinte. Voilà,
confondues, l’image et l’idée qui s’imposent à moi lorsque je
pense à Shiraga mêlé à des " couches d’obscurité
", un homme dérobé à lui-même, constamment au
bord de la naissance dans tout ce qui naît.
Devant une surface traversée par Shiraga, je ne vois pas une peinture
abstraite, ni concrète (gutai), ni gestuelle... Il y a plus qu’un geste,
moins qu’une forme ; dès matières qui évoluent dans le
temps, qui se rident comme presque tout ce qui vit.. Non, décidément,
je ne regarde pas une peinture. je ne sais pas ce que je vois. Je suis touché
par une "chose " qui n’a pas de nom mais qui rend la peinture possible,
donc réelle. Peut-on la qualifier " d’action " ? (comme le
dit Shiraga lui-même : " "le désir changé en acte
"). C’est mon désir, maintenant éveillé, qui ne s’y
retrouve pas, je me sens impressionné, imprégné par un
événement, l’événement pur de la peinture qu’on
ne peut nommer selon aucune espèce, mais qui laisse une trace profonde,
une résonance ininterrompue qui, elle, porte un nom (tout ce qui vient
après peut avoir un nom) la joie.
Je ne pense pas seulement à la tradition zen, à l’événement
comme illumination, au réveil devant le fait etc... Shiraga a trop remonté
le temps, nous donnant plus qu’un tableau, plus qu’une exposition, plus qu’une
oeuvre, pour lui rendre un simple regard exotique. Le plus étrange, c’est
qu’un événement de Shiraga (je ne peux pas me résigner
à dire un "tableau’), porte la marque de tout événement
dans lequel une culture advient. N’y voyez-vous pas aussi les traces du combat
de Jacob avec l’Ange ? Jacob fit cette demande : "Révèle-moi
ton nom, je te prie’ mais il répondit : "Et pourquoi me demandes-tu
mon nom ?" et, là même, il le bénit.
GERMAIN VIATTE
Aujourd’hui, lorsqu’elle se manifeste en public, comme ce fut le cas à
Marseille en 1987, cette action, qui frappe le spectateur par son intensité
réfléchie et déterminée, est précédée
d’une méditation qui en accuse le caractère rituel - ce qui est
souligné aussi par la présence d’un assistant, la femme de l’artiste.
On pense davantage au Pol chamanique de The Moon-Woman cuts the circ (1943,
Musée, National d’Art Moderne, Paris) qu’à celui des drippings.
Dans ses titres même, Shiraga associe l’évocation des pulsions
instinctives à ses tableaux. Cette véhémence se confond
maintenant en lui avec la maîtrise du zen. En 1970, il est devenu moine
au temple Euryaku qui est depuis sa fondation à la fin du 8ème
siècle par le moine Saicho, le sanctuaire principal de la secte bouddhiste
Tendaï sur le Mont Hiei.(...)
Sa peinture renvoie à cette fusion de l’homme avec la nature, partout
recherchée et affirmée au Japon grâce au syncrétisme
shinto-bouddhiste, perceptible jusque dans les Onsen (sources chaudes) du nord
du Japon ou le bain collectif dans une eau surgie du magma terrestre possède
des vertus fertilisantes (signifiées par un phallus de bois), comme dans
tous les cultes vendus aux éléments naturels, tels qu’arbres ou
rochers, grottes ou rivages. Elle évoque cette "colère"
des Mandalas dont parle Taro Okamoto "Le Mandala représente l’indignation,
le ressentiment absolu. Cette rage va se répandre comme des ondes lumineuses
par tout l’Univers avec une intensité centrifuge assurant à la
fois le repos et le dynamisme. Sans cette "fureur", on ne peut imaginer
d’expression ferme capable de comprendre ’Univers. Elle a le caractère
ardent d’une lutte infernale comme celles qui frappent tant l’imagination dans
le chef-d’oeuvre des rouleaux peints dû Tai-mitsu (ésotérisme
tendai), de la période Heian, Fudo-MyoIo (Xl ième siècle,
Shoren-In, Kyoto) ou qui réapparaissent aujourd’hui dans l’art, kitsch
d’inspiration traditionnelle de Madami Teraoka (Le poupe et la pêcheuse
de perles, 1986). Mais elle refuse toute anecdote, nouant et dénouant
ses violences sacrées en lacis entremêlés dans une boue
de couleurs originelle.(...) .
Car ce qui frappe dans l’art de Shiraga, à tout moment, c’est sa force
de conjuration, la maîtrise somptueuse d’une danse qui organise et discipline
le chaos en le foulant, et qui refuse cet anéantissement halluciné
qui traverse l’art japonais depuis la dernière guerre mondiale et dont
le théâtre Butoh nous a donné l’image la plus spectaculaire..
A partir de la seconde moitié des années soixante, on assiste
à une mutation de l’oeuvre de Shiraga qui accentue soit l’effet de blason
des signes puissants qui s’y entrelacent, soit leur impact coloré, par
le recours fréquent, depuis les années 20 à la monochromie
du rouge, du blanc et surtout du noir
Dans ces toiles s’impose un sentiment extrême de concentration et de grave
jubilation qui dépasse d’autres tentatives d’atteindre l’unité
cosmique, vers 1965, puis vers 1975, alors qu’il réalisait à l’aide
d’une longue spatule de grands cercles dynamiques où se fondait dans
le mouvement la diversité chromatique des pigments. Cette nouvelle fureur
monochrome a l’ampleur et l’autorité grave des chants psalmodiés
des rituels japonais.
G.V.
A 21 1962
195x130 h/t
KAZUO SHIRAGA
Alors que Paris, après l’Espagne, regarde vers le Japon des avant-gardes,
lui _ accordant l’attention et l’importance qui lui reviennent, il serait parfaitement
injuste de voir en l’exposition des oeuvres récentes de Kazuo Shiraga
chez Rodolphe Stadler le fruit du hasard ou celui des circonstances.
Pour ceux dont la formation et le goût doivent beaucoup à l’aventure
de cette galerie, il agit moins de lui rendre ce qui lui revient (et il n ’est
certes pas honteux d’avoir eu raison,), que de constater une fois encore, et
c’est banal, l’extrême lenteur avec laquelle se vérifient les plus
belles intuitions.
Ceux-là, en tout cas, savent que Kazuo Shiraga exposa chez Stadler dès
1962, l’année même où il montrait pour la première
fois individuellement son travail au Japon. Trois ans plus tard (et bien que
ce soit aujourd’hui son premier voyage en Europe), ses toiles étaient
à nouveau présentes chez Stadler parmi celles du groupe Gutaï
presque en son entier. Shiraga avait été précédé
rue de Seine par Imaï et Domoto en 1957, par Teshigahara en 1959 et suivi
de peu par le maître Insho.ipjuç S’il y eut bien alors, à
Paris, un très v intérêt pour l’effervescence japonaise,
ce ne fut qu’une flambée et les toiles, lentement, se couvrirent de poussière
dans les réserves. Personne, en tout cas, ne songea sérieusement
qu’un pays qui s’app rêtait à nous étonner dans bien d’au
tres domaines, nous donnait la plus belle preuve de sa créativité
et de son renouveau culturel, nous révélant, presque en avant-
première, ses plus authentiques talents.
Le paradoxe est bien là aujourd’hui : quand Paris, avec un intérêt
plus durable, redécouvre le Japon, collectionneurs et musées japonais
regardent rétrospectivement vers Paris pour tout à fait comprendre
ce qui, dans les années soixante, et même un peu avant, se tramait
de leur propre histoire picturale. Et c’est souvent ici, la poussière
à peine balayée, qu ’ils retrouvent les tableaux qui en sont devenus
les chaînons manquants. Nous n’avons aucune raison d’en être fiers
l’anecdote montre autant notre persistant aveuglement et notre paresse d’esprit,
pendant trente ans, que notre flair d’alors.
Cette première rencontre avec le japon, à la fin des années
cinquante, devait pourtant si peu à l’exotisme que nous sommes inexcusables
de n’avoir pas su discerner les profondes et troublantes convergences dont elle
témoignait. Lorsque Michel Tapié, si étroitement associé
alors à la galerie Stadler, se rendit pour la première fois au
japon en 1957, en compagnie de Mathieu, ce pays n’avait vu, depuis la guerre,
que deux grandes expositions d’art occidental Pollock en 1951, puis Fautrier,
Fontana, Sam Francis, Dubuffet, Appel, Mathieu et Capogrossi en 1956. La rencontre
de Tapié et du groupe Gutaï tint du miracle. Alors que Tapié,
comme il l’expliqua lui-même, croyait apporter l’Art informel, il découvrait,
fasciné, que ses propres idées étaient dejà à
l’oeuvre, L’aventure Tapié-Gutaï fut fulgurante. Tout montre bien
aujourd’hui qu’elle ne fut pas un feu de paille, mais laboura en profondeur,
faisant surgir, tant ce qui sommeillait du génie japonais sous les pures
conventions de la tradition, que ce qui se cherchait avec violence une voie
dans l’art occidental.
Kazuo Shiraga en est le plus frappant exemple, puisant autant dans la vieille
mystique bouddhique de la secte Tendai, importée de Chine par Dengio
Daishi au VII siècle, et qui allait faire miracle à Kyoto ( il
n y eut pareille abondance de génie, et peut-être à aucun
moment dans le monde n y eut-il plus de finesse subtile et d’exquise délicatesse",
écrit le grand Fenellosa), que découvrant d’instinct la lame de
fond et la force qui s’appellerait Happening et Action painting.
MARCEL COHEN
Rôén 1991
227x182cm h/t
KAZUO SHIRAGA
Geten 1990
218x291 h/t
KAZUO SHIRAGA
Antonio Saura
Après quelques minutes de réflexion face à un petit autel, et après avoir déposé séparément différentes couleurs à l’huile sur la toile blanche posée sur le sol, le peintre japonais Shiraga, pieds nus, accroché à une corde suspendue au plafond, commence, sur la matière huileuse, une danse aux mouvements rapides rythmés et précis. La toile ressemble déjà à un champ de bataille et très vite, conséquence de cette activité, agitée, qui fait alterner pauses et brusques décisions, surgissent de l’abondante matière visqueuse de larges traits, des sillons entremêlés, des croisements vertigineux aux densité et interférences contradictoires. La matière conserve la trace de cette technique inédite et son territoire labouré nous montre les coups de griffe d’une gestuelle à la fois féroce et sèche. Des zones de la toile restent nues à d’autres endroits perdurent les restes d’une première action - de projection liquide -, violence aveugle censée conjurer la crainte face au blanc immaculé, tout cela est le fruit d’un travail, réalisé dans l’éclair d’un instant et confrontant à la perfection des trajectoires, nous supposons l’existence d’un projet, à première vue—inconciliable avec l’opération vertigineuse du processus créatif. Une réalité, inexistante il y a encore quelques instants, se dévoile peu à peu sur la surface violentée, sur cette surface torturée qui commence à devenir peinture. (...)
La fatalité recherchée, conséquence de l’emploi d’une technique inhabituelle, exige une résolution alla prima qui suppose elle-même une capacité de décision instantanée, une accélération de l’enchaînement gestuel, une maîtrise infaillible du territoire et une connaissance des phénomènes déclenchés dans la matière. D’une certaine façon, cette immersion inéluctable dans le travail pictural, cette lutte pour donner corps à l’image d’un gigantesque maelström, tient autant de la cérémonie précise que de la pratique contradictoire -construction et destruction à la fois - consubstantielle à l’esthétique expressionniste abstraite, et l’on vient à se demander si, au- delà de cette action, ne subsiste pas une ritualisation qui appartient pleinement à. une culture spécifique. C’est pourquoi on peut affirmer que la peinture de Shiraga participe en même temps de deux univers esthétiques très différents : I’ expressivité existentielle de l’art occidental et la transcendance panthéiste de l’art oriental. (...)
Les mécanismes physiques
aussi bien que psychiques propres à l’écriture et à la
peinture sont remplacés, chez Shiraga, par la rythmique du corps tout
entier. Lorsqu’il emploie ses pieds nus comme instrument pictural, il opère
d’une certaine façon, à la manière d’une spatule, une spatule
extrêmement particulière, gigantesque, charnelle qui permet de
grands sillons et une empreinte organique impossible à obtenir avec tout
autre instrument manuel. Il est indubitable que cette altération des
usages picturaux traditionnels produit des résultats très différents
car, même si elle signifie "moins de délicatesse, d’habileté
et d’intelligence", elle autorise en contrepartie, "plus de force
de franchise et d’impact"(...)
Le résultat du travail de Shiraga. malgré son indubitable présence
baroque, flamboyante, élémentaire et torturée, est paradoxalement
d’une extrême élégance, ce qui prouve, une fois de plus,
que l’on peut trouver, sous des formes esthétiques abruptes, ou d’une
très grande franchise, un grande beauté, une beauté beaucoup
plus liée au concept d’intensité qu’à celui de beauté
conventionne !le. Un paradoxe de plus bien que l’œuvre de Shiraga puisse
être située - cela saute aux yeux - à l’intérieur
d’une zone créative dans laquelle la "beauté convulsive"
se substitue à des conceptions caduques en rapport avec le goût
esthétique, l’action du peintre japonais peut parfaitement être
définie comme ascétique, son élévation dynamique
étant, comme chez certains mystiques orientaux ou occidentaux, le fruit
de cette attitude, ou tout au moins d’une extrême concentration préliminaire
et d’un exercice sec et précis. En tout cas, l’énergie qui se
dégage de ses oeuvres achevées dépasse largement celle
qui, s’est manifestée pendant leur exécution, comme si l’acte
rituel et la connaissance du moyen employé le conduisaient à la
sublimation de la matière déposée à l’état
brut sur le support.
Kazuo Shiraga dans l’atelier
1983
KAZUO SHIRAGA
Rodolphe Stadler, Mme Shiraga, Matsumoto et Maître Kazuo Shiraga
Remerciements à Rodolphe Stadler et à la Galerie
Stadler pour les prêts des documents et photographies que nous avons utilisé
pour cet article sur Kazuo Shiraga, ainsi qu’aux photographes Augustin Dumage
et Marc Domage
Ainsi aux chers : Gérald Thupinier, Marcel Cohen, Germain Viatte ,et
au lumineux Antonio Saura.