REFLEXIONS d’ARTISTE : RUBRIQUE dirigée par RODOLPHE STADLER
KAZUO SHIRAGA : le GROUPE GUTAI/
mercredi 24 janvier 2007

Réflexions d’artiste


KAZUO SHIRAGA

PERFORMANCE 1955

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Kazuo Shiraga

KAZUO SHIRAGA

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Kazuo Shiraga

Tenshosei botsoosen 1960
182x275 h/t

GÉRALD THUPINIER
FRA KAZUO

au ras de la lumière du siècle, là où la vie manque de tout, là où la vie
n’est plus rien que vie brute, merveille élémentaire, miracle pauvre.
Christian Bobin, Le Très-bas
En 1956, Jirô Yoshihara, pour définir Gutaï, déclarait qu’ " élever l’esprit consiste à introduire la matière dans les hauteurs de la spiritualité ", insistant sur la réconciliation entre la matière et l’esprit Longtemps j pensé que ce propos allait comme un gant à Shiraga, mais aujourd’hui je n’en suis plus sûr. Cette formule de Yoshihara me semble pertinente pour toute la peinture, elle pourrait être revendiquée par tous les grands peintres de Giotto à nos jours. Par contre elle me paraît ne plus convenir à Shiraga, comme trop étroite et réductrice. Shiraga serait-il plus qu’un grand peintre ? Difficile d’affirmer une telle chose.
Alors quoi ? Peut-être qu’un homme qui se roule dans la boue n’a que faire d’une réconciliation entre la matière et l’esprit, puisque apparemment il s’engouffre dans un temps où, ces deux éléments n’étant pas distincts, la question de leur synthèse ne se pose pas.
Se rouler dans la boue...

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Kazuo Shiraga


kakkueki 1986
131x162 h/t

Une idée me vient : Shiraga ne peint pas de tableaux et, par conséquent, n’est pas peintre. Enoncée de la sorte, cette idée est absurde, pire, coquette dans l’art de cultiver le paradoxe. Il est immédiatement visible que Shiraga ne conteste pas la peinture, ne la nie pas. Alors pourquoi -dire qu’il n’est pas peintre ? L’est-il plus ou moins ? Est-il autre chose ou ailleurs ? je le devine " avant " comme un toujours- futur, jamais incarné, à un rien de la présence jamais atteinte. Voilà, confondues, l’image et l’idée qui s’imposent à moi lorsque je pense à Shiraga mêlé à des " couches d’obscurité ", un homme dérobé à lui-même, constamment au bord de la naissance dans tout ce qui naît.
Devant une surface traversée par Shiraga, je ne vois pas une peinture abstraite, ni concrète (gutai), ni gestuelle... Il y a plus qu’un geste, moins qu’une forme ; dès matières qui évoluent dans le temps, qui se rident comme presque tout ce qui vit.. Non, décidément, je ne regarde pas une peinture. je ne sais pas ce que je vois. Je suis touché par une "chose " qui n’a pas de nom mais qui rend la peinture possible, donc réelle. Peut-on la qualifier " d’action " ? (comme le dit Shiraga lui-même : " "le désir changé en acte "). C’est mon désir, maintenant éveillé, qui ne s’y retrouve pas, je me sens impressionné, imprégné par un événement, l’événement pur de la peinture qu’on ne peut nommer selon aucune espèce, mais qui laisse une trace profonde, une résonance ininterrompue qui, elle, porte un nom (tout ce qui vient après peut avoir un nom) la joie.
Je ne pense pas seulement à la tradition zen, à l’événement comme illumination, au réveil devant le fait etc... Shiraga a trop remonté le temps, nous donnant plus qu’un tableau, plus qu’une exposition, plus qu’une oeuvre, pour lui rendre un simple regard exotique. Le plus étrange, c’est qu’un événement de Shiraga (je ne peux pas me résigner à dire un "tableau’), porte la marque de tout événement dans lequel une culture advient. N’y voyez-vous pas aussi les traces du combat de Jacob avec l’Ange ? Jacob fit cette demande : "Révèle-moi ton nom, je te prie’ mais il répondit : "Et pourquoi me demandes-tu mon nom ?" et, là même, il le bénit.

GERMAIN VIATTE

Aujourd’hui, lorsqu’elle se manifeste en public, comme ce fut le cas à Marseille en 1987, cette action, qui frappe le spectateur par son intensité réfléchie et déterminée, est précédée d’une méditation qui en accuse le caractère rituel - ce qui est souligné aussi par la présence d’un assistant, la femme de l’artiste. On pense davantage au Pol chamanique de The Moon-Woman cuts the circ (1943, Musée, National d’Art Moderne, Paris) qu’à celui des drippings.
Dans ses titres même, Shiraga associe l’évocation des pulsions instinctives à ses tableaux. Cette véhémence se confond maintenant en lui avec la maîtrise du zen. En 1970, il est devenu moine au temple Euryaku qui est depuis sa fondation à la fin du 8ème siècle par le moine Saicho, le sanctuaire principal de la secte bouddhiste Tendaï sur le Mont Hiei.(...)
Sa peinture renvoie à cette fusion de l’homme avec la nature, partout recherchée et affirmée au Japon grâce au syncrétisme shinto-bouddhiste, perceptible jusque dans les Onsen (sources chaudes) du nord du Japon ou le bain collectif dans une eau surgie du magma terrestre possède des vertus fertilisantes (signifiées par un phallus de bois), comme dans tous les cultes vendus aux éléments naturels, tels qu’arbres ou rochers, grottes ou rivages. Elle évoque cette "colère" des Mandalas dont parle Taro Okamoto "Le Mandala représente l’indignation, le ressentiment absolu. Cette rage va se répandre comme des ondes lumineuses par tout l’Univers avec une intensité centrifuge assurant à la fois le repos et le dynamisme. Sans cette "fureur", on ne peut imaginer d’expression ferme capable de comprendre ’Univers. Elle a le caractère ardent d’une lutte infernale comme celles qui frappent tant l’imagination dans le chef-d’oeuvre des rouleaux peints dû Tai-mitsu (ésotérisme tendai), de la période Heian, Fudo-MyoIo (Xl ième siècle, Shoren-In, Kyoto) ou qui réapparaissent aujourd’hui dans l’art, kitsch d’inspiration traditionnelle de Madami Teraoka (Le poupe et la pêcheuse de perles, 1986). Mais elle refuse toute anecdote, nouant et dénouant ses violences sacrées en lacis entremêlés dans une boue de couleurs originelle.(...) .
Car ce qui frappe dans l’art de Shiraga, à tout moment, c’est sa force de conjuration, la maîtrise somptueuse d’une danse qui organise et discipline le chaos en le foulant, et qui refuse cet anéantissement halluciné qui traverse l’art japonais depuis la dernière guerre mondiale et dont le théâtre Butoh nous a donné l’image la plus spectaculaire..
A partir de la seconde moitié des années soixante, on assiste à une mutation de l’oeuvre de Shiraga qui accentue soit l’effet de blason des signes puissants qui s’y entrelacent, soit leur impact coloré, par le recours fréquent, depuis les années 20 à la monochromie du rouge, du blanc et surtout du noir
Dans ces toiles s’impose un sentiment extrême de concentration et de grave jubilation qui dépasse d’autres tentatives d’atteindre l’unité cosmique, vers 1965, puis vers 1975, alors qu’il réalisait à l’aide d’une longue spatule de grands cercles dynamiques où se fondait dans le mouvement la diversité chromatique des pigments. Cette nouvelle fureur monochrome a l’ampleur et l’autorité grave des chants psalmodiés des rituels japonais.

G.V.

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Kazuo Shiraga


A 21 1962
195x130 h/t
KAZUO SHIRAGA

Alors que Paris, après l’Espagne, regarde vers le Japon des avant-gardes, lui _ accordant l’attention et l’importance qui lui reviennent, il serait parfaitement injuste de voir en l’exposition des oeuvres récentes de Kazuo Shiraga chez Rodolphe Stadler le fruit du hasard ou celui des circonstances.
Pour ceux dont la formation et le goût doivent beaucoup à l’aventure de cette galerie, il agit moins de lui rendre ce qui lui revient (et il n ’est certes pas honteux d’avoir eu raison,), que de constater une fois encore, et c’est banal, l’extrême lenteur avec laquelle se vérifient les plus belles intuitions.
Ceux-là, en tout cas, savent que Kazuo Shiraga exposa chez Stadler dès 1962, l’année même où il montrait pour la première fois individuellement son travail au Japon. Trois ans plus tard (et bien que ce soit aujourd’hui son premier voyage en Europe), ses toiles étaient à nouveau présentes chez Stadler parmi celles du groupe Gutaï presque en son entier. Shiraga avait été précédé rue de Seine par Imaï et Domoto en 1957, par Teshigahara en 1959 et suivi de peu par le maître Insho.ipjuç S’il y eut bien alors, à Paris, un très v intérêt pour l’effervescence japonaise, ce ne fut qu’une flambée et les toiles, lentement, se couvrirent de poussière dans les réserves. Personne, en tout cas, ne songea sérieusement qu’un pays qui s’app rêtait à nous étonner dans bien d’au tres domaines, nous donnait la plus belle preuve de sa créativité et de son renouveau culturel, nous révélant, presque en avant- première, ses plus authentiques talents.
Le paradoxe est bien là aujourd’hui : quand Paris, avec un intérêt plus durable, redécouvre le Japon, collectionneurs et musées japonais regardent rétrospectivement vers Paris pour tout à fait comprendre ce qui, dans les années soixante, et même un peu avant, se tramait de leur propre histoire picturale. Et c’est souvent ici, la poussière à peine balayée, qu ’ils retrouvent les tableaux qui en sont devenus les chaînons manquants. Nous n’avons aucune raison d’en être fiers l’anecdote montre autant notre persistant aveuglement et notre paresse d’esprit, pendant trente ans, que notre flair d’alors.
Cette première rencontre avec le japon, à la fin des années cinquante, devait pourtant si peu à l’exotisme que nous sommes inexcusables de n’avoir pas su discerner les profondes et troublantes convergences dont elle témoignait. Lorsque Michel Tapié, si étroitement associé alors à la galerie Stadler, se rendit pour la première fois au japon en 1957, en compagnie de Mathieu, ce pays n’avait vu, depuis la guerre, que deux grandes expositions d’art occidental Pollock en 1951, puis Fautrier, Fontana, Sam Francis, Dubuffet, Appel, Mathieu et Capogrossi en 1956. La rencontre de Tapié et du groupe Gutaï tint du miracle. Alors que Tapié, comme il l’expliqua lui-même, croyait apporter l’Art informel, il découvrait, fasciné, que ses propres idées étaient dejà à l’oeuvre, L’aventure Tapié-Gutaï fut fulgurante. Tout montre bien aujourd’hui qu’elle ne fut pas un feu de paille, mais laboura en profondeur, faisant surgir, tant ce qui sommeillait du génie japonais sous les pures conventions de la tradition, que ce qui se cherchait avec violence une voie dans l’art occidental.
Kazuo Shiraga en est le plus frappant exemple, puisant autant dans la vieille mystique bouddhique de la secte Tendai, importée de Chine par Dengio Daishi au VII siècle, et qui allait faire miracle à Kyoto ( il n y eut pareille abondance de génie, et peut-être à aucun moment dans le monde n y eut-il plus de finesse subtile et d’exquise délicatesse", écrit le grand Fenellosa), que découvrant d’instinct la lame de fond et la force qui s’appellerait Happening et Action painting.

MARCEL COHEN

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Kazuo Shiraga

Rôén 1991
227x182cm h/t
KAZUO SHIRAGA

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Kazuo Shiraga


Geten 1990
218x291 h/t
KAZUO SHIRAGA

Antonio Saura

Après quelques minutes de réflexion face à un petit autel, et après avoir déposé séparément différentes couleurs à l’huile sur la toile blanche posée sur le sol, le peintre japonais Shiraga, pieds nus, accroché à une corde suspendue au plafond, commence, sur la matière huileuse, une danse aux mouvements rapides rythmés et précis. La toile ressemble déjà à un champ de bataille et très vite, conséquence de cette activité, agitée, qui fait alterner pauses et brusques décisions, surgissent de l’abondante matière visqueuse de larges traits, des sillons entremêlés, des croisements vertigineux aux densité et interférences contradictoires. La matière conserve la trace de cette technique inédite et son territoire labouré nous montre les coups de griffe d’une gestuelle à la fois féroce et sèche. Des zones de la toile restent nues à d’autres endroits perdurent les restes d’une première action - de projection liquide -, violence aveugle censée conjurer la crainte face au blanc immaculé, tout cela est le fruit d’un travail, réalisé dans l’éclair d’un instant et confrontant à la perfection des trajectoires, nous supposons l’existence d’un projet, à première vue—inconciliable avec l’opération vertigineuse du processus créatif. Une réalité, inexistante il y a encore quelques instants, se dévoile peu à peu sur la surface violentée, sur cette surface torturée qui commence à devenir peinture. (...)

La fatalité recherchée, conséquence de l’emploi d’une technique inhabituelle, exige une résolution alla prima qui suppose elle-même une capacité de décision instantanée, une accélération de l’enchaînement gestuel, une maîtrise infaillible du territoire et une connaissance des phénomènes déclenchés dans la matière. D’une certaine façon, cette immersion inéluctable dans le travail pictural, cette lutte pour donner corps à l’image d’un gigantesque maelström, tient autant de la cérémonie précise que de la pratique contradictoire -construction et destruction à la fois - consubstantielle à l’esthétique expressionniste abstraite, et l’on vient à se demander si, au- delà de cette action, ne subsiste pas une ritualisation qui appartient pleinement à. une culture spécifique. C’est pourquoi on peut affirmer que la peinture de Shiraga participe en même temps de deux univers esthétiques très différents : I’ expressivité existentielle de l’art occidental et la transcendance panthéiste de l’art oriental. (...)

Les mécanismes physiques aussi bien que psychiques propres à l’écriture et à la peinture sont remplacés, chez Shiraga, par la rythmique du corps tout entier. Lorsqu’il emploie ses pieds nus comme instrument pictural, il opère d’une certaine façon, à la manière d’une spatule, une spatule extrêmement particulière, gigantesque, charnelle qui permet de grands sillons et une empreinte organique impossible à obtenir avec tout autre instrument manuel. Il est indubitable que cette altération des usages picturaux traditionnels produit des résultats très différents car, même si elle signifie "moins de délicatesse, d’habileté et d’intelligence", elle autorise en contrepartie, "plus de force de franchise et d’impact"(...)
Le résultat du travail de Shiraga. malgré son indubitable présence baroque, flamboyante, élémentaire et torturée, est paradoxalement d’une extrême élégance, ce qui prouve, une fois de plus, que l’on peut trouver, sous des formes esthétiques abruptes, ou d’une très grande franchise, un grande beauté, une beauté beaucoup plus liée au concept d’intensité qu’à celui de beauté conventionne !le. Un paradoxe de plus bien que l’œuvre de Shiraga puisse être située - cela saute aux yeux - à l’intérieur d’une zone créative dans laquelle la "beauté convulsive" se substitue à des conceptions caduques en rapport avec le goût esthétique, l’action du peintre japonais peut parfaitement être définie comme ascétique, son élévation dynamique étant, comme chez certains mystiques orientaux ou occidentaux, le fruit de cette attitude, ou tout au moins d’une extrême concentration préliminaire et d’un exercice sec et précis. En tout cas, l’énergie qui se dégage de ses oeuvres achevées dépasse largement celle qui, s’est manifestée pendant leur exécution, comme si l’acte rituel et la connaissance du moyen employé le conduisaient à la sublimation de la matière déposée à l’état brut sur le support.

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Kazuo Shiraga

Kazuo Shiraga dans l’atelier
1983
KAZUO SHIRAGA


Rodolphe Stadler, Mme Shiraga, Matsumoto et Maître Kazuo Shiraga

Remerciements à Rodolphe Stadler et à la Galerie Stadler pour les prêts des documents et photographies que nous avons utilisé pour cet article sur Kazuo Shiraga, ainsi qu’aux photographes Augustin Dumage et Marc Domage
Ainsi aux chers : Gérald Thupinier, Marcel Cohen, Germain Viatte ,et au lumineux Antonio Saura.