Textes comptemporains
LA FELURE
Philippe Pujas
lundi 22 janvier 2007

LA FELURE

Comment dire les choses ? Il s’était replié sur lui-même. Oui, c’est ça, il s’était replié sur lui-même. Les choses s’étaient faites brutalement. Il était un homme en vue, parmi les plus en vue de sa génération : il était animateur de télé. Pas la peine d’aller plus loin pour comprendre. On ne voyait que lui, sur les écrans, dans les dîners en ville, dans les colloques. Il avait tout fait : lancé une étape du Tour de France, inauguré le salon de l’agriculture, été ambassadeur de l’ONU pour l’enfance malheureuse Il avait aussi fait la "une" de tous les magazines spécialisés dans les confidences sur la vie des vedettes ; il n’y a avait pas plus pipeul que lui. Personne ne pouvait ignorer ses amours tumultueuses, son goût immodéré pour l’alcool de poire et les rhums anciens, sa haine du roman et de la mer. Il avait vécu comme ça des années, avec plaisir, on peut même dire avec bonheur. Et puis un matin, à l’heure de se raser, se regardant dans le miroir de sa salle de bains, il avait aperçu au coin de l’œil comme une fêlure. Non pas une ride, qui ne l’aurait pas inquiété : quand on a une position comme la sienne, on ne prête aucune attention au temps qui passe. Mais bien une fêlure : un sillon léger, creusant à peine la surface de la tempe, qui lui donnait la sensation épouvantable que quelque chose en lui était en train de se casser, qu’il devenait fragile. La journée fut morose. Il semblait ailleurs, il agissait comme un automate, il sentit la fièvre le gagner. Il annula successivement son déjeuner avec un journaliste, puis sa présence, pourtant promise, au lancement du livre d’un ami... Et il rentra chez lui. Il s’ y précipita sur le premier miroir venu, celui qui avait pour fonction ordinaire d’agrandir son vestibule, mais les visiteurs avaient coutume de s’ajuster en arrivant ou avant de partir. En dépit d’une lumière chiche, il vit sans doute possible cette léger sillon qui l’avait troublé le matin. Il se coucha. Au lit, il se mit à réfléchir. Pourquoi, se demanda-t-il. Oui, pourquoi est-ce que cela m’arrive ? Pourquoi le malheur fait-il soudain irruption dans ma vie ? Il retourna cent fois la question dans sa tête, se tourna et se retourna dans son lit, mit des heures à trouver le sommeil mais, vers trois heures et demi du matin, s’effondra et dormit profondément. Quand il se réveilla, il était tard. Il le comprit à voir le soleil remplir abondamment sa chambre par la fenêtre que, la veille, il n’avait pas pris le soin de fermer. Il eut un moment d’abandon au bonheur, un moment purement physique, qui ne dura pas. L’angoisse le reprit avec une force envahissante. Il ne put supporter de rester seul, et appela au secours. Au téléphone, c’est Anne qui répondit la première. Une chance. Anne était une véritable amie, c’est-à-dire qu’elle était capable d’écouter et de comprendre. Elle avait senti dans la voix de Bertrand que quelque chose était cassé. Elle laissa tout ce qu’elle avait en chantier et se précipita chez Bertrand.
-  Tu vois, lui dit-il ? Tu vois cette horrible chose, là, au coin de l’œil ? Anne ne voyait rien.
-  Tu es fatigué, lui dit-elle. Tu as une mine de papier mâché. Tu devrais te reposer quelques jours. Elle resta cependant une bonne partie de la journée avec lui, tentant de le distraire, c’est-à-dire de détourner son attention. Mais il revenait sans cesse à la charge.
-  Si nous partions quelques jours loin du monde ? finit-elle par lui proposer. Il accepta. Loin du monde, c’était, pour elle, la campagne. Une campagne pas très lointaine, mais que les politiques agricoles avaient réussi à vider de presque tous ses habitants. Là, ils louèrent un "gîte rural", à l’abri de tout regard extérieur. Ils trouvèrent un équilibre. Anne courait les chemins à cueillir les fleurs du printemps commençant, Bertrand faisait silence, écoutait aussi le silence alentour, et se mettait à l’écoute de lui-même.

Peu à peu, son existence passée s’estompait dans un brouillard qu’il trouvait assez plaisant. Quand il regardait son visage dans la glace, la fêlure était toujours là, mais elle lui paraissait moins inquiétante, plus amicale. Il cherchait à la comprendre. Ainsi s’enfonça-t-il en lui. Il refit un long parcours, jusqu’ à son enfance, aux jours de printemps où il courait les sentiers, à ses instituteurs porteurs de morale laïque, à ses premières lectures, à ses émois amoureux d’adolescent. Ses souvenirs faisaient remonter à lui une vibration qu’il avait oubliée, et qui devait bien être comme une manière de se laisser saisir par la vie, et d’y trouver la musique légère du bonheur, quand les choses avaient-elles basculé ? Quand s’était-il fourvoyé, quand avait-il fait les mauvais choix, pris les mauvais chemins ? Ces questions tournaient dans sa tête. Ce qu’il sentait : sa vie était devenue absurde, avait perdu tout sel parce que lui-même s’était étourdi la surface des choses, et qu’à la surface la vanité empêche toute sensation, qui demande attention et lenteur. Depuis quand, se demanda-t-il, ne s’était-il pas arrêté pour respirer une rose. Ainsi fit-il la route vers lui-même, et apprit-il à se reconnaître. Il constatait que, parallèlement, la fêlure semblait se réparer, devenant chaque jour moins visible

Mais le monde ne l’entendait pas de cette oreille. Il était un personnage public. Sa brusque disparition finit par faire naître des rumeurs. Certes, sa chaîne de télé avait bien commencé par dire qu’il avait pris quelques jours de vacances. Mais avec le temps vinrent les questions des journaux pipeul. Qui, selon leur habitude, inventèrent. On le dit aux antipodes, sur une île grecque, cachant de nouvelles amours en Mongolie. Les plus sérieux échafaudèrent des hypothèses, et partirent à sa recherche. Évidemment, ils finirent par le trouver. Banalement. A se souvenir des moments heureux où il battait la campagne, l’envie vint à Bertrand d’accompagner Anne dans ses promenades. D’autant qu’il commençait à avoir des fourmis dans les jambes. Or , la campagne n’est pas toujours déserte, même de nos jours. Un passant le croisa, et le reconnut. Il flaira la bonne affaire, et passa un coup de fil opportun à la rédaction de "Eux", l’un des plus gros tirages de la presse spécialisée. Il n’en fallut pas plus pour qu’un reporter du journal se précipite vers le refuge trahi. Ce fut le début d’une escalade. Épié, photographié, Bertrand ne trouva son salut que dans une nouvelle fuite, après qu’il eut constaté que sa maison était scrutée par une multitude d’yeux photographiques, prêts à capter le moindre de ses gestes si, par malheur, il se mettait un peu à découvert.. Certains, même, avaient l’audace de pointer leurs téléobjectifs vers l’intérieur de la maison, à travers les fenêtres.

Mais, bien sûr, à partir de ce commencement de preuve, sans doute inconsistant, les analyses de son comportement et de ses motivations se multiplièrent. Bertrand lut, laissa dire, laissa faire. Les vagues de la surface ne l’atteignaient plus aux profondeurs intérieures qu’il avait gagnées. Il laissa le monde à son inconsistance, et vécut en paix avec lui-même, attendant qu’avec l’âge viennent les rides de la sérénité. Maintenant, il était à la fois plus léger et plus grave. Philippe Pujas - 2006