Textes comptemporains
Les harmoniques du regard
Denys Condé
lundi 22 janvier 2007

LES HARMONIQUES DU REGARD
(Regard sur l’art)

Il y a beaucoup de regards, tellement de regards !
Je laisse aux spécialistes le soin de recenser tous les adjectifs dont on qualifie le regard et tous les verbes qui le mettent en action.
Nous parlerons ici du regard regardant et non du regard regardé, ce qui serait une toute autre approche.
Regarder, c’est d’abord voir, comme on pourrait dire, écouter c’est d’abord entendre.
Et voir, c’est recevoir au fond de soi la vision venue du monde extérieur et qui va plus ou moins nous mouvoir, nous émouvoir.
Quelque fois ce sera l’émotion première qui rendra notre regard plus attentif, d’autres fois ce sera l’attention du regard qui conduira à l’émotion. Encore faut-il que l’individu dont on parle soit sensible à la vision comme d’autres le sont à l’audition.
Wu Shiqi, haut fonctionnaire de la fin des Ming, au cours d’une randonnée dans la montagne jaune, à la vue d’une pierre étrange s’écriait, les yeux écarquillés : " comment est-ce possible ! comment est-ce possible ! " ; alors que ses compagnons parlaient d’autres choses, cette pierre avait rencontré au fond de Shiqi une harmonique qui lui avait fait vibrer le cœur.
Nous en sommes tous là. Je trouvais Thomas d’Aquin excessif lorsque il affirme : " Est beau ce qui me plait à première vue". Si le " à première vue " est peut-être un peu rapide, le " ce qui me plait " que j’aurais contesté naguère est sans doute plus vrai et plus profond qu’une simple boutade. En revanche Jean Fournier n’avait pas tort lorsqu’il disait : " J’aime le bleu. Ce tableau est bleu. Ce n’est pas parce que j’aime le bleu que ce tableau est beau".
Il y a sans doute des critères objectifs pour le beau, encore faudrait-il que la beauté soit l’objectif, ce qui est de moins en moins le cas dans l’art d’aujourd’hui.
Mais au delà de la querelle des critères et de ce à quoi doit tendre l’art, Claude Chabrol nous ramène à l’essentiel en avouant : " Pour moi, un film c’est comme voir un tableau, c’est éprouver une sensation".
Il faut bien reconnaître qu’avec notre œil, en plus de son usage courant, nous recherchons ces sensations qui nous font vibrer et vivre parce qu’elles sont en harmonie avec notre for intérieur.

Evidemment, ce for intérieur est nourri de toute l’expérience de notre vie, de toutes les visions enregistrées et comparées ; c’est là que réside notre culture constamment enrichie mais toujours façonnée par ce que j’appelle nos harmoniques originelles ; harmoniques originelles et, en tout cas, si personnelles que si vous regardez une œuvre avec le même plaisir que votre voisin, ce plaisir ne sera pas le même. On peut, à une époque donnée, s’entendre sur un chef-d’œuvre reconnu par le plus grand nombre, mais sa réception sera aussi diverse qu’il y a de regardeurs. Cela est particulièrement vrai pour l’art non figuratif mais il l’est tout autant pour l’art figuratif dont la résonance intérieure est très loin de l’exactitude de la figure, loin sans doute aussi, de la pensée de l’artiste ; quand ce dernier refuse de titrer son œuvre, cela signifie bien qu’il ne veut donner aucune indication au regardeur et qu’il n’attend de lui qu’un relation harmonique, l’extrême vérité de la communication ; s’il n’y a pas cette rencontre le regard pourra facilement devenir critique et même condamnateur.
Ayant dit l’essentiel de ce que j’ai à dire, je n’irai pas plus loin et conclurai :
- Est beau ce qui est en harmonie avec celui qui regarde.
- L’éducation artistique ou culturelle ne doit pas indiquer le beau (ou le convenu) mais contribuer à enrichir les harmoniques personnelles en laissant à chacun la liberté de son parcours et de ses choix. C’est ainsi que se forment et se développent les vraies racines.
L’art sera alors un réel aliment pour la vie par les sensations qu’il procure et non par la connaissance de sa propre histoire. Je pense que les historiens de l’art comprendront le sens de ce dernier propos.

A bon regardeur, salut !

Denys Condé