LES HARMONIQUES DU REGARD
(Regard sur l’art)
Il y a beaucoup de regards, tellement de regards !
Je laisse aux spécialistes le soin de recenser tous les adjectifs dont
on qualifie le regard et tous les verbes qui le mettent en action.
Nous parlerons ici du regard regardant et non du regard regardé, ce qui
serait une toute autre approche.
Regarder, c’est d’abord voir, comme on pourrait dire, écouter c’est d’abord
entendre.
Et voir, c’est recevoir au fond de soi la vision venue du monde extérieur
et qui va plus ou moins nous mouvoir, nous émouvoir.
Quelque fois ce sera l’émotion première qui rendra notre regard
plus attentif, d’autres fois ce sera l’attention du regard qui conduira à
l’émotion. Encore faut-il que l’individu dont on parle soit sensible
à la vision comme d’autres le sont à l’audition.
Wu Shiqi, haut fonctionnaire de la fin des Ming, au cours d’une randonnée
dans la montagne jaune, à la vue d’une pierre étrange s’écriait,
les yeux écarquillés : " comment est-ce possible ! comment
est-ce possible ! " ; alors que ses compagnons parlaient d’autres choses,
cette pierre avait rencontré au fond de Shiqi une harmonique qui lui
avait fait vibrer le cur.
Nous en sommes tous là. Je trouvais Thomas d’Aquin excessif lorsque il
affirme : " Est beau ce qui me plait à première vue".
Si le " à première vue " est peut-être un peu
rapide, le " ce qui me plait " que j’aurais contesté naguère
est sans doute plus vrai et plus profond qu’une simple boutade. En revanche
Jean Fournier n’avait pas tort lorsqu’il disait : " J’aime le bleu. Ce
tableau est bleu. Ce n’est pas parce que j’aime le bleu que ce tableau est beau".
Il y a sans doute des critères objectifs pour le beau, encore faudrait-il
que la beauté soit l’objectif, ce qui est de moins en moins le cas dans
l’art d’aujourd’hui.
Mais au delà de la querelle des critères et de ce à quoi
doit tendre l’art, Claude Chabrol nous ramène à l’essentiel en
avouant : " Pour moi, un film c’est comme voir un tableau, c’est éprouver
une sensation".
Il faut bien reconnaître qu’avec notre il, en plus de son usage
courant, nous recherchons ces sensations qui nous font vibrer et vivre parce
qu’elles sont en harmonie avec notre for intérieur.
Evidemment, ce for intérieur est nourri de toute l’expérience
de notre vie, de toutes les visions enregistrées et comparées ;
c’est là que réside notre culture constamment enrichie mais toujours
façonnée par ce que j’appelle nos harmoniques originelles ; harmoniques
originelles et, en tout cas, si personnelles que si vous regardez une uvre
avec le même plaisir que votre voisin, ce plaisir ne sera pas le même.
On peut, à une époque donnée, s’entendre sur un chef-d’uvre
reconnu par le plus grand nombre, mais sa réception sera aussi diverse
qu’il y a de regardeurs. Cela est particulièrement vrai pour l’art non
figuratif mais il l’est tout autant pour l’art figuratif dont la résonance
intérieure est très loin de l’exactitude de la figure, loin sans
doute aussi, de la pensée de l’artiste ; quand ce dernier refuse de titrer
son uvre, cela signifie bien qu’il ne veut donner aucune indication au
regardeur et qu’il n’attend de lui qu’un relation harmonique, l’extrême
vérité de la communication ; s’il n’y a pas cette rencontre le
regard pourra facilement devenir critique et même condamnateur.
Ayant dit l’essentiel de ce que j’ai à dire, je n’irai pas plus loin
et conclurai :
- Est beau ce qui est en harmonie avec celui qui regarde.
- L’éducation artistique ou culturelle ne doit pas indiquer le beau (ou
le convenu) mais contribuer à enrichir les harmoniques personnelles en
laissant à chacun la liberté de son parcours et de ses choix.
C’est ainsi que se forment et se développent les vraies racines.
L’art sera alors un réel aliment pour la vie par les sensations qu’il
procure et non par la connaissance de sa propre histoire. Je pense que les historiens
de l’art comprendront le sens de ce dernier propos.
A bon regardeur, salut !
Denys Condé