Textes comptemporains
L’ETOILE FILANTE
Martial Jalabert
mardi 23 janvier 2007

L’ETOILE FILANTE

Je connaissais la Mère, elle n’aurait pas voulu ajouter l’effroi à la peine. Mais elle a été trahie par son visage boursouflé, méconnaissable, et ce teint bleu inoubliable qui sont les conséquences de la rupture d’anévrisme.

L’hiver avait mis son costume de cadavre et il faisait nuit depuis longtemps quand on a eu fini, quand le Père a dit : " Ça suffit ! " Le foyer encore rougissant près du muret grésillait sous la neige qui tombait depuis midi et recouvrait la campagne. A la lueur de la lampe à pétrole, le Père a ramassé la pelle et la pioche puis les a mises dans la brouette. Ses gants étaient déchirés par l’effort et la neige à ses pieds, sur le sol gelé, était imbibée de sang.

Comme nous remontions vers la maison, sans dire un mot, et que nous arrivions au niveau des pêchers après la parcelle de vigne, le ciel se déchira soudain en deux, puis en quatre, exhibant fièrement ses belles cicatrices. Les étoiles, ces fées ingénues, en profitèrent pour se faufiler l’une après l’autre dans les échancrures, formant petit à petit leurs constellations à la manière des danseuses de Matisse car la beauté du ciel est sans pitié. Sur terre, le silence glacial n’était rompu que par le crissement léger de la neige sous nos chaussures. La lampe que je tenais à bout de bras faisait tanguer l’océan cotonneux qui devenait mer. Soudain, levant le doigt au ciel, le Père cria : " Là ! Tu as vu ?" Je l’avais vue fugacement tomber et disparaître. La campagne devenait jardin, le jardin cinéma. J’ai fait un vœu, en même temps que j’avais conscience d’abandonner sans combattre. La Mère était dans chaque cavité du sol, dans chaque pied de vigne, dans chaque recoin soudain surgi de l’ombre. Fermant les yeux pour échapper à ces mirages, étourdi par la fatigue, je trébuchai sur les pierres entourant le gourd et le Père, derrière moi, s’affala sur les genoux. Il se mit à hurler comme il l’avait déjà fait dans l’après-midi et les chiens alentour répondirent, suivis par ceux des montagnes. J’ai alors pensé qu’il n’y avait plus que nous et les chiens du pays à vivre ici. J’ai relevé le Père qui raidissait sur place. Nous avons rejoint difficilement la maison et je l’ai installé dans un fauteuil près du feu. Malgré mes soins, il perdait d’heure en heure sa pelure d’homme civilisé et retournait à la terre, près de la Mère, pour y recevoir lui aussi ses quelques grammes de poussière d’étoile.La lune qui pénétrait maintenant comme une curieuse par la fenêtre faisait partie du complot.

La Mère est morte comme une princesse dans son lit en bois de rose. Morte en pleine santé, sans faire d’histoires, sans déranger personne, comme elle avait toujours vécu. Elle est morte à Noël -petite excentricité bien involontaire de sa part- pendant que le village fêtait la naissance de l’Enfant Jésus et que les cloches de l’église résonnaient. Mais la Mère n’allait pas beaucoup à l’église et elle n’est pas ressuscitée, si bien que le Père a voulu l’enterrer au fond du jardin, comme on fait là-bas, à cause des chats de la maison qui commençaient à miauler. Il a d’abord fait brûler ses vêtements, ses sacs en plastique et ses accessoires de toilette et il les a mis avec elle dans le trou. Ensuite, il a ramassé des pierres et j’ai fait comme lui. Nous n’avons rien dit à personne. Un cairn s’élève aujourd’hui au fond du jardin, au-dessus du corps blanc de Maman.


Martial Jalabert - 2006