Culture
Hans Ulrich Jost : interview de François Othenin-Girard
Qu’est devenu l’ange du progrès ?
vendredi 3 février 2006
par Administrateur- tiphaine
Quelle est la meilleure illustration de la crise du progrès ? Sans hésiter, un tableau de Paul Klee, qui l’illustre à merveille, Angélus Novus. L’ange du progrès est repoussé par une tempête. En s’éloignant du passé à reculons, il tourne le dos à l’avenir. Son corps est dirigé vers l’arrière, son visage contemple le cataclysme.

Interview de Hans Ulrich Jost par François Othenin-Girard

François Othenin-Girard : Qu’est devenu l’ange du progrès ?

Quelle est la meilleure illustration de la crise du progrès ? Sans hésiter, un tableau de Paul Klee, qui l’illustre à merveille, Angélus Novus. L’ange du progrès est repoussé par une tempête. En s’éloignant du passé à reculons, il tourne le dos à !’avenir. Son corps est dirigé vers l’arrière, son visage contemple le cataclysme. L’ange du progrès ne peut que voir le passé en vrac. Il voudrait réveiller les morts, mais le temps passe et l’emporte inexorablement. C’est le philosophe Walter Benjamin qui nous a donné cette interprétation subtile et poétique de l’Angélus Novus. François Othenin-Girard : Qu’est devenu l’ange du progrès ?

La notion de progrès est-elle importante pour l’historien que vous êtes ? Elle est fondamentale pour comprendre comment l’humanité appréhende sa propre histoire. N’oublions pas que le concept moderne même d’histoire n’a que 500 ans, c’est très peu pour un historien. Pour comprendre ce que nous avons fait du progrès, il faut remonter à une période qui se situe vers la fin du XVe siècle, au paroxysme de la Renaissance.

Pourquoi pas avant ? Les Grecs et les Romains avaient une idée de l’histoire, mais elle se présentait sans finalité. Ils se contentaient de mettre en évidence des situations qui se répètent. Le plus souvent, ils décrivaient des configurations politiques et sociales. Ils avaient bien le concept de "telos", de but ou de fin, mais il n’était pas compris dans le sens moderne que nous entendons. Chez les Anciens, il y a plutôt un rapport de lutte entre l’homme et les dieux. Ce qui a changé, c’est que la notion d’histoire moderne se fonde sur une conception d’un monde qui évolue vers le transcendantal.

Pourquoi les modernes ont-ils fait le grand saut ? Pour arriver à cette transcendance dans l’histoire, il faut attendre qu’apparaisse la notion de délivrance, fondamentale dans le monde judéo-chrétien. Cette dimension est cruciale : l’homme a un destin qui est d’entrer au paradis. Mais c’est la religion et l’église qui monopolisent et gèrent ce destin. Tout a basculé vers le XIIe siècle. Désormais, les hommes appréhendent bien plus leur passé comme obéissant à une logique du lignage. Cette nouvelle conception est une réponse philosophique de la noblesse contre la domination de l’Eglise. L’enjeu de la lutte, c’est le monopole de l’héritage. Désormais, le pouvoir résulte de l’histoire d’une famille. La légitimité de ce pouvoir, c’est celle du père fondateur, un ancêtre qui par un acte de volonté fonde une histoire familiale.

Qu’est-ce qui a changé depuis le XIIe siècle ? Pour l’essentiel, la modernité se contente de laïciser l’idée d’évolution. Par la suite, les hommes créent une conscience historique, qui porte sur l’amélioration permanente des sociétés humaines. A cela s’ajoutent divers paramètres, dont l’extension de l’économie du monde, qui est rendue possible par l’application de techniques de navigation fiables entre le XIVe et le XVe, comme les cartes précises, les montres de marine et l’optique au XVIIe. Une rationalité se construit en relation avec ces découvertes et le mécanisme cartésien. A la conquête suit l’appropriation du Nouveau-Monde par les scientifiques, les politiques, le clergé et les intellectuels. C’est à ce moment qu’apparaît la notion moderne de progrès. Au XVIe siècle, la notion de progrès n’est que la version sécularisée de la perspective judéo-chrétienne du XIIe. On constate que l’humanité s’auto-affirme. Elle était un sujet autonome et elle devient un sujet vivant. Elle était collective et elle devient projet commun. Le développement des Etats modernes ne fait que renforcer cette évolution.

Que devient le progrès dans toute cette histoire ? Au XVIIIe, une rupture brutale se produit avec la création définitive de la version complètement séculaire de l’idée de l’avancement. C’est ce que fait Condorcet, en 1793, lorsqu’il rédige une "Esquisse des tableaux des progrès de l’esprit humain. Or c’est précisément dans le cadre de cet accomplissement séculaire qu’apparaît la notion contemporaine d’histoire. Du coup, la notion-de progrès passe du plan matériel au plan politique, puis philosophique. Elle prend peu à peu la forme d’un discours dialectique qui accentue une crise intellectuelle. François Othenin-Girard : Qu’est devenu l’ange du progrès ?

Le XIXe, c’est le début de la fin pour la notion de progrès ? Effectivement, avec la fin du positivisme, la menace se précise d’abord sur le plan scientifique. La remise en cause s’étend jusqu’au XXe. La foi dans le progrès s’effrite encore avec la relativité d’Einstein et la sociologie de Max Weber. Avant eux, les romantiques, en rejettent l’idée en s’opposant à la nation industrielle et capitaliste. Pour eux, l’essentiel réside dans la valeur du progrès - la dimension d’un accomplissement spirituel - et pas dans la plus ou moins-value matérielle. La notion de progrès encaisse un deuxième soubresaut au début du XXe siècle en philosophie politique. Le progrès est en crise, estiment les avant-gardes réactionnaires. Mais la crise du progrès n’est que le signe d’une crise plus profonde, celle de la démocratie. Pour les avant-gardiste réactionnaires, le bilan est lourd : en plus de la vénération des acquis matériels, la perte de culture crée une ambiance plate de consommation. D’où l’incapacité de créer de grandes œuvres. La philosophie politiqué de ce monde matériel - un homme, un vote quantifie les volontés au lieu de les qualifier. La crise du progrès provoque une remise en cause de la notion d’histoire, conçue comme la lecture d’une évolution poursuivie du destin de l’humanité. C’est la fin de l’histoire de Hegel, reprise sous une forme différente par Marx, qui pousse les historiens à interroger la véracité de leur concept. Qu’est devenu le progrès depuis ? Cela s’est joué à deux niveaux. L’idée du progrès a été progressivement sabotée par les concepts économiques modernes. Au XIXe, l’entrepreneur basait encore sa stratégie sur deux ou trois générations. Son but était de transmettre un héritage à ses enfants. Malgré le scepticisme des scientifiques, le progrès est encore vécu au quotidien dans l’entre-deux-guerres. Il faut attendre les années 70 pour que la crise touche l’ensemble de la société. La notion de progrès a connu un dernier sursaut avec l’arrivée de mouvements écologistes et en particulier grâce à la notion de développement durable. Mais aujourd’hui, la perspective s’est tellement réduite qu’une décision prise il y a trois ans est inutilisable. Cette absence de vision est devenue plus flagrante encore avec l’accélération de la vitesse de communication et l’émergence du phénomène dit des startup. Du coup, la notion de progrès s’est rétrécie comme peau de chagrin. L’idée de téléologie ne sert plus à rien, si tout peut être renversé en quelques années. Sur un second plan, la société a perdu une bonne partie de sa confiance en la technologie et l’économie, qui ne sont désormais plus pour elle porteuses de progrès. La peur de la génétique et du nucléaire montre que la crise est profonde. Dans le monde académique, c’est tout aussi grave : tout devient caduc si rapidement. Et la presse, en Suisse romande, nous livre un discours sans réflexion. Tous les pôles du savoir souffrent d’émiettement et de compartimentage. La phase de régression que nous connaissons est camouflée, les leaders politiques sont parfaitement cyniques et la désillusion profonde dans la population. La notion de progrès a été dissoute, il ne faut pas se le cacher. Dans l’actualité, on observe l’avènement de fantasmes politiques suggérant l’afflux de peuples barbares et celle d’une croisade contre le terrorisme international. La lutte pour le progrès n’est plus de mise à l’échelle collective. De nos jours, les élites politiques sont plutôt en prise avec l’angoisse, collective, de la fin de toute civilisation.

Il n’y a vraiment plus de progrès en vue ? Ma petite utopie de progrès, je la cultive dans de petits cercles de personnes. Nous sommes une toute petite poignée, en Europe et dans le monde, à essayer de réfléchir de manière lucide et d’utiliser cette réflexion pour avancer une critique argumentée de l’évolution de notre société. Mais je ne pense pas qu’en état actuel, l’humanité ait une culture générale suffisante pour comprendre ces enjeux et reconstruire une vision portant sur une idée de progrès. C’est particulièrement le cas pour la Suisse, où l’argent - c’est-à-dire la place financière - a paralysé toute réflexion critique. Ce qu’est devenu l’ange du progrès ? II voit le monde bouger, mais il n’arrive plus à le saisir.