Textes Contemporains
Phillipe Pujas
lundi 15 janvier 2007
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C'était une de ces belles journées d'été comme on en connaît dans ces contrées maritimes restées miraculeusement à l'abri du tourisme, parce que situées loin des grandes routes. La mer était calme et sereine, on respirait une légère brise qui insinuait en vous une joyeuse euphorie, un bien--être total.
J'étais là, attablé à une terrasse de café, face à la mer, dégustant l'apéritif local accompagné de quelques spécialités. Mon air heureux fut remarqué par mon voisin, un homme d'âge moyen, aux cheveux bruns comme les ont la plupart des indigènes, avec quelque chose de légèrement triste dans le regard
-- Un vrai plaisir que des matinées pareilles, n'est--ce pas ? me dit--il. Et sans me laisser le temps de répondre, il enchaîna :
-- Vous savez, on les savoure d'autant plus que nous en avons été privés
-- Pourquoi, m'enquis--je, il a fait mauvais jusqu'à maintenant ?
-- Pas du tout, nous avons la chance d'avoir un climat égal, et également heureux. Il s'agit de bien autre chose.
Je sentis qu'il fallait que je l'encourage à poursuivre.
-- De quoi, alors ?
-- C'est une affaire assez incroyable, de ces histoires dont vous pensez qu'elles ne peuvent pas arriver. Et pourtant, poursuivit--il après un léger silence, elle nous est bel et bien arrivée. Si vous me laissez le temps de vous la raconter, elle servira peut--être à vous mettre en garde.
D'un geste, je lui fis signe de continuer.
-- Soit, mais je vous préviens que ce sera un peu long.
Cela a commencé simplement. Nous avions un gouvernement qui remplissait convenablement son office. Des impôts sans excès, une police efficace, avec une prison qui nous mettait à l'abri des voleurs de poules et de pommes, et une ou deux exécutions capitales tous les ans pour justifier les émoluments du bourreau.


Et puis un soir, lors d'une de ses traditionnelles "causeries au coin du feu" -- il avait pris l'habitude de ces rendez--vous mensuels avec le peuple, qui lui permettaient d'expliquer ce qu'il faisait, pourquoi il le faisait, et pourquoi nous avions raison de penser qu'il avait raison -- notre Président nous annonça que désormais, il nous faudrait payer l'eau.
Jusqu'alors, je dois vous le préciser, nous allions nous abreuver aux fontaines, et y remplir nos cruches et nos bassines. Pour des raisons que je n'ai pas bien comprises, notre Président nous expliqua que ce n'était plus possible. On allait donc amener l'eau jusque chez nous, par des canalisations, et installer à nos portes des compteurs pour mesurer notre consommation et la facturer.
Ce fut un coup rude, mais nous l'acceptâmes. Les raisons que nous donna notre Président -- et je ne sais plus, finalement, si je les ai mal comprises ou oubliées, mais le fait est que sur le moment je le trouvai convaincant, et peut--être n'a--je pas cherché à comprendre davantage -- nous parurent bonnes, et nous n'avions qu'à nous incliner.
Ainsi perdîmes--nous une de nos habitudes préférées. Le matin, nous allions, notre broc à la main, chercher l'eau dont nous avions besoin pour boire, cuisiner, et nous laver un brin. Nous rencontrions à la fontaine tout le village, échangions nos humeurs et nos états de santé, et discutions des quelques nouvelles que nous apportait le journal.
A partir du moment où l'eau arriva chez nous, nous sortîmes moins. Nous croisions de temps à autre un voisin, un ami, quand nous allions acheter notre pain, ou prendre l'air. Mais nous achetions moins de pain depuis qu'il fallait payer l'eau.


Les choses n'en restèrent pas là. Le journal nous rapporta des choses effrayantes. Nous apprîmes, entre autres, qu'à ne se laver qu'une fois ou deux par semaine -- et comme nous le faisions alors, en nous aspergeant vaguement de l'eau qui nous restait le soir -- on courait le risque d'attraper un nombre presque incalculable de maladies du cœur, du foie, des poumons et de bien d'autres organes encore. On nous conseillait au moins deux douches quotidiennes. Nous suivîmes le conseil. Dame, nous avions peur. Et puis, nous nous étions habitués, au fil des mois, à payer l'eau qui, au demeurant, n'était pas très chère ; la société d'exploitation, nous nous plaisions alors à le souligner, pratiquait des tarifs vraiment raisonnables.
Les choses se gâtèrent quand la Société, et notre Président lui--même -- dans une de ses causeries au coin du feu -- nous expliquèrent que l'eau devenait rare, et qu'il faudrait penser à l'économiser. Du reste, pour nous y encourager, les tarifs allaient augmenter fortement.
Nous avons bien compris notre Président, mais hélas les habitudes étaient prises, nous n'arrivions pas à réduire notre consommation d'eau. Notre budget s'en ressentit.
Quand je repense aujourd'hui à cette histoire, je me dis que nous avons été aveugles. Nous aurions dû, dès ce moment, protester, résister, refuser de payer plus cher. Mais on nous avait convaincus.
Je le dis maintenant, parce que je connais la suite, et la lamentable histoire de l'air


Mon interlocuteur marqua un temps d'arrêt, un trait de douleur marqua son visage. Puis il reprit :
-- Lamentable, c'est bien le mot. La Société, en dépit de l'augmentation des prix, ne faisait pas des profits suffisants. en tout cas, crûmes--nous comprendre, pas assez pour servir à ses actionnaires les dividendes que, très normalement, ils attendent ( il est juste, n'est--ce pas, que l'argent que vous mettez à la disposition d'une entreprise soit bien rémunéré). La Société demanda donc à notre Président qu'il lui concède d'autres services. Ils se mirent d'accord sur l'air.


Jusqu'alors, quand nous allions prendre l'air, c'était pour rien. Lui non plus, nous ne le payions pas. Quel gaspillage ! Notre Président nous apprit un soir, dans une de ses causeries au coin du feu, que c'en était désormais fini de la gratuité de l'air.


Il nous fallut acheter des compteurs, dont nous devions nous munir quand nous sortions dans la rue. Ces compteurs, reliés à notre œsophage, avaient pour fonction de mesurer la quantité d'air que nous respirions. Ils nous étaient loués -- un prix très raisonnable, au début, pour être juste. Il y avait un forfait mensuel, avec des réductions pour les familles nombreuses et les indigents. Au--delà de ce forfait, nous avions à payer un supplément modeste. Nous avons fini par oublier nos compteurs, en dépit de la petite gêne qu'il nous causait quand nous inspirions.


Et puis, on nous refit le coup de l'eau. Le Président, un soir au coin du feu, vint nous parler de pollution atmosphérique. Il fallait absolument lutter contre l'effet de serre, et le gaz carbonique que nous rejetions était particulièrement dangereux : il en allait de l'avenir de la planète que nous sachions retenir notre souffle. On nous laissait quelques semaines pour faire de nous--mêmes des économies, après quoi les tarifs au--delà du forfait augmenteraient fortement.
Nous prîmes alors l'habitude de rester le plus souvent chez nous, d'économiser nos pas, de calculer chaque sortie. Nous réapprîmes -- ce fut le bon côté des choses -- la solidarité. Entre voisins, nous organisâmes des tours de courses. Moi, c'était le mercredi. Tournée la plus rapide possible : le boucher, où l'on trouvait aussi, désormais, le journal, l'épicier, chez qui le boulanger déposait son pain tous les deux jours. Et pas question, bien sûr, de traîner en chemin : je n'en avais pas les moyens.
Le Président et la Société constatèrent que l'argent ne rentrait pas aussi bien qu'ils l'espéraient. Ils augmentèrent une nouvelle fois les tarifs, y compris le forfait.
Alors, le village devint quasiment désert. Mais dans les maisons, où chacun tournait en rond, des idées de révolte, enfin, se firent jour peu à peu. Le boucher joua dans la suite des événements un rôle capital. Il fut le centre discret d'un complot où chacun trouva, spontanément, les recettes de toute résistance. Les mots secrets circulèrent, des messages codés s'échangèrent et préparèrent ce que nous appelons désormais "le Grand Soulèvement", fêté tous les 14 juin dans le faste et l'allégresse.
Le jour dit, dans tous les villages, dans toutes les villes du pays, des foules se précipitèrent dans les rues et, au même moment, marteau en main, chacun écrasa son compteur d'air. Puis la foule envahit les mairies, les préfectures, et le Palais présidentiel.
Le soulèvement avait une telle force que le Pouvoir ne put opposer aucune résistance. Du reste, la police et l'armée fraternisèrent avec les insurgés. Une assemblée provisoire se mit en place. Elle installa un nouveau Président, qui dénonça le contrat avec la Société. Et nous pûmes de nouveau respirer sans contrainte.
Mon interlocuteur marqua un nouveau temps d'arrêt, et finit par me dire, songeur :
-- Voyez--vous, l'air qu'on respire, c'est comme la liberté. C'est quand on en est privé qu'on se rend compte qu'on ne peut pas s'en passer.


Nous levâmes nos verres, et bûmes de concert à l'été, et à sa légèreté.

[1] Photographie : Thierry Geffray