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Et puis un soir, lors d'une de ses traditionnelles "causeries au coin du
feu" -- il avait pris l'habitude de ces rendez--vous mensuels avec le peuple,
qui lui permettaient d'expliquer ce qu'il faisait, pourquoi il le faisait, et
pourquoi nous avions raison de penser qu'il avait raison -- notre Président
nous annonça que désormais, il nous faudrait payer l'eau.
Jusqu'alors, je dois vous le préciser, nous allions nous abreuver aux
fontaines, et y remplir nos cruches et nos bassines. Pour des raisons que je
n'ai pas bien comprises, notre Président nous expliqua que ce n'était
plus possible. On allait donc amener l'eau jusque chez nous, par des canalisations,
et installer à nos portes des compteurs pour mesurer notre consommation
et la facturer.
Ce fut un coup rude, mais nous l'acceptâmes. Les raisons que nous donna
notre Président -- et je ne sais plus, finalement, si je les ai mal comprises
ou oubliées, mais le fait est que sur le moment je le trouvai convaincant,
et peut--être n'a--je pas cherché à comprendre davantage --
nous parurent bonnes, et nous n'avions qu'à nous incliner.
Ainsi perdîmes--nous une de nos habitudes préférées.
Le matin, nous allions, notre broc à la main, chercher l'eau dont nous
avions besoin pour boire, cuisiner, et nous laver un brin. Nous rencontrions
à la fontaine tout le village, échangions nos humeurs et nos états
de santé, et discutions des quelques nouvelles que nous apportait le
journal.
A partir du moment où l'eau arriva chez nous, nous sortîmes moins.
Nous croisions de temps à autre un voisin, un ami, quand nous allions
acheter notre pain, ou prendre l'air. Mais nous achetions moins de pain depuis
qu'il fallait payer l'eau.
Les choses n'en restèrent pas là. Le journal nous rapporta des
choses effrayantes. Nous apprîmes, entre autres, qu'à ne se laver
qu'une fois ou deux par semaine -- et comme nous le faisions alors, en nous aspergeant
vaguement de l'eau qui nous restait le soir -- on courait le risque d'attraper
un nombre presque incalculable de maladies du cœur, du foie, des poumons
et de bien d'autres organes encore. On nous conseillait au moins deux douches
quotidiennes. Nous suivîmes le conseil. Dame, nous avions peur. Et puis,
nous nous étions habitués, au fil des mois, à payer l'eau
qui, au demeurant, n'était pas très chère ; la société
d'exploitation, nous nous plaisions alors à le souligner, pratiquait
des tarifs vraiment raisonnables.
Les choses se gâtèrent quand la Société, et notre
Président lui--même -- dans une de ses causeries au coin du feu --
nous expliquèrent que l'eau devenait rare, et qu'il faudrait penser à
l'économiser. Du reste, pour nous y encourager, les tarifs allaient augmenter
fortement.
Nous avons bien compris notre Président, mais hélas les habitudes
étaient prises, nous n'arrivions pas à réduire notre consommation
d'eau. Notre budget s'en ressentit.
Quand je repense aujourd'hui à cette histoire, je me dis que nous avons
été aveugles. Nous aurions dû, dès ce moment, protester,
résister, refuser de payer plus cher. Mais on nous avait convaincus.
Je le dis maintenant, parce que je connais la suite, et la lamentable histoire
de l'air
Mon interlocuteur marqua un temps d'arrêt, un trait de douleur marqua
son visage. Puis il reprit :
-- Lamentable, c'est bien le mot. La Société, en dépit de
l'augmentation des prix, ne faisait pas des profits suffisants. en tout cas,
crûmes--nous comprendre, pas assez pour servir à ses actionnaires
les dividendes que, très normalement, ils attendent ( il est juste, n'est--ce
pas, que l'argent que vous mettez à la disposition d'une entreprise soit
bien rémunéré). La Société demanda donc à
notre Président qu'il lui concède d'autres services. Ils se mirent
d'accord sur l'air.
Jusqu'alors, quand nous allions prendre l'air, c'était pour rien. Lui
non plus, nous ne le payions pas. Quel gaspillage ! Notre Président nous
apprit un soir, dans une de ses causeries au coin du feu, que c'en était
désormais fini de la gratuité de l'air.
Il nous fallut acheter des compteurs, dont nous devions nous munir quand nous
sortions dans la rue. Ces compteurs, reliés à notre œsophage,
avaient pour fonction de mesurer la quantité d'air que nous respirions.
Ils nous étaient loués -- un prix très raisonnable, au début,
pour être juste. Il y avait un forfait mensuel, avec des réductions
pour les familles nombreuses et les indigents. Au--delà de ce forfait,
nous avions à payer un supplément modeste. Nous avons fini par
oublier nos compteurs, en dépit de la petite gêne qu'il nous causait
quand nous inspirions.
Et puis, on nous refit le coup de l'eau. Le Président, un soir au coin
du feu, vint nous parler de pollution atmosphérique. Il fallait absolument
lutter contre l'effet de serre, et le gaz carbonique que nous rejetions était
particulièrement dangereux : il en allait de l'avenir de la planète
que nous sachions retenir notre souffle. On nous laissait quelques semaines
pour faire de nous--mêmes des économies, après quoi les tarifs
au--delà du forfait augmenteraient fortement.
Nous prîmes alors l'habitude de rester le plus souvent chez nous, d'économiser
nos pas, de calculer chaque sortie. Nous réapprîmes -- ce fut le
bon côté des choses -- la solidarité. Entre voisins, nous
organisâmes des tours de courses. Moi, c'était le mercredi. Tournée
la plus rapide possible : le boucher, où l'on trouvait aussi, désormais,
le journal, l'épicier, chez qui le boulanger déposait son pain
tous les deux jours. Et pas question, bien sûr, de traîner en chemin
: je n'en avais pas les moyens.
Le Président et la Société constatèrent que l'argent
ne rentrait pas aussi bien qu'ils l'espéraient. Ils augmentèrent
une nouvelle fois les tarifs, y compris le forfait.
Alors, le village devint quasiment désert. Mais dans les maisons, où
chacun tournait en rond, des idées de révolte, enfin, se firent
jour peu à peu. Le boucher joua dans la suite des événements
un rôle capital. Il fut le centre discret d'un complot où chacun
trouva, spontanément, les recettes de toute résistance. Les mots
secrets circulèrent, des messages codés s'échangèrent
et préparèrent ce que nous appelons désormais "le
Grand Soulèvement", fêté tous les 14 juin dans le faste
et l'allégresse.
Le jour dit, dans tous les villages, dans toutes les villes du pays, des foules
se précipitèrent dans les rues et, au même moment, marteau
en main, chacun écrasa son compteur d'air. Puis la foule envahit les
mairies, les préfectures, et le Palais présidentiel.
Le soulèvement avait une telle force que le Pouvoir ne put opposer aucune
résistance. Du reste, la police et l'armée fraternisèrent
avec les insurgés. Une assemblée provisoire se mit en place. Elle
installa un nouveau Président, qui dénonça le contrat avec
la Société. Et nous pûmes de nouveau respirer sans contrainte.
Mon interlocuteur marqua un nouveau temps d'arrêt, et finit par me dire,
songeur :
-- Voyez--vous, l'air qu'on respire, c'est comme la liberté. C'est quand
on en est privé qu'on se rend compte qu'on ne peut pas s'en passer.
Nous levâmes nos verres, et bûmes de concert à l'été,
et à sa légèreté.
[1] Photographie : Thierry Geffray