Textes Contemporains
Barbara Fournier
Le Pont de la Machine
mercredi 17 janvier 2007

BARBARA FOURNIER

A mon ami César

Le Pont de la Machine

(JPG)

 [1]

A la Rua Santa Cruz ? Juste au-dessus du Pont de la Machine ?

César était foudroyé. Ce que venait de lui annoncer l’amour secret de ses dix ans, sa voisine, il ne voulait tout simplement pas le croire.

Adriana allait déménager avec sa mère aux abords immédiats du quartier le plus dangereux de la ville, là où sévissait, en toute impunité depuis des années, la bande à Miguel. Parmi les infortunés qui se hasardaient encore dans cet enfer en miniature, on comptait un nombre impressionnant d’âmes suicidaires et quelques étrangers inconscients, attirés tels des aimants par la spectaculaire architecture métallique du Pont de la Machine. Il est vrai que certains jours, quand une brume presque aussi liquide qu’un jet de bile noyait d’un coup la ville basse, le Pont qui la dominait évoquait d’une manière saisissante la gueule d’un monstre. Les voitures aux portes verrouillées s’en échappaient par flots, comme un cri sans fin, fonçant tous phares allumés, même en plein midi.

Après le choc de l’annonce que lui avait faite Adriana, César resta seul et ferma les yeux. Il ne pria pas, mais appela à son secours les fresques de l’église de San Jorge qu’il admirait chaque dimanche jusqu’à la vénération. Elles baignèrent alors instantanément ses paupières closes de cette coloration pourpre qui sied si bien à l’héroïsme et à la grandeur morale. Mais le garçon ne parvenait pas à visualiser les prouesses du saint aux prises avec le dragon qu’il connaissait pourtant par cœur. Il rouvrit les yeux. Sa peur lui nouait la gorge jusqu’au sanglot, mais il s’était juré d’aimer Adriana à la vie, à la mort. Le Pont de la Machine, aussi effrayant qu’il fût, n’y pourrait rien.

Quand vint le moment pour lui de préparer son expédition aux portes de ce qui avait toutes les allures de l’autre monde, il dit au revoir solennellement à ses frères et à ses amis, puis il embrassa plusieurs fois sa mère qui parut étonnée de cet accès soudain de tendresse chez ce fils aîné d’ordinaire peu expansif. Pour réduire la durée de l’épreuve et parvenir, peut-être, à passer à travers les mailles du filet mortel tendu par Miguel et sa bande, César avait décidé de mettre à profit ses talents de marathonien. Il parcourrait l’intégralité du trajet au pas de course. Une fois franchi le maudit Pont de la Machine, tout danger serait écarté. Quant à savoir comment il opérerait au retour, il n’avait pour l’instant même pas la force d’y penser...

Déjà il était parti, d’une foulée puissante pour un garçon de son âge, le regard fixé sur le monstre qui se tenait au loin, dans une pause que la chaleur écrasante rendait vaguement léthargique. César courait si vite qu’il approcha bientôt du "territoire de la bande à Miguel" qui commençait à l’endroit où la route se resserrait brusquement. Cesar s’engouffra sans hésitation dans le goulet d’étranglement. De ses angles de vision, tantôt à droite, tantôt à gauche, semblaient surgir des ombres furtives que le battement de sang à ses tempes absorbait au fur et à mesure. Il était au comble de sa vitesse quand il entendit quelque chose débouler à toute force dans sa direction, une bouteille de verre peut-être. Instinctivement, César fit un saut pour éviter l’obstacle, mais en retombant, il perdit l’équilibre et fut projeté avec violence contre un mur de terre. Il s’écroula.

Lorsqu’il souleva légèrement la tête, César vit en contre-plongée un colosse sans âge qui se tenait devant lui. Brillait à sa ceinture un objet indéfinissable que Cesar prit pour une lame de couteau. Le colosse donna un léger coup de pied dans le ventre du garçon qui se recroquevilla. Puis César sentit que le type promenait sa botte tout près de son visage. Elle puait la crotte et le sang.
— Lève-toi, andouille, et fous le camp. Si tu repasses par là, tu es mort, dit le colosse d’une voix détachée, en reculant d’un pas. César se releva, les mains à la gorge pour ne pas vomir et, sans demander son reste, détala comme un lièvre suivi par le viseur du chasseur. Comment il arriva finalement chez Adriana, il ne parvint jamais par la suite à s’en souvenir.

Pour retourner chez lui, il prit carrément le risque extrême de courir en plein milieu du trafic, zigzaguant comme un papillon de nuit entre les lumières des voitures qui surgissaient du Pont à tombeau ouvert. Ce n’est qu’une fois qu’il avait regagné l’abri de sa chambre que César se demanda avec angoisse où il allait trouver le courage de répéter cette épreuve. Une semaine passa. La nuit, il faisait des cauchemars. Le visage d’Adriana lui apparaissait avec une large blessure ouverte en dessous de la bouche qui métamorphosait son sourire en rictus effrayant. C’est alors que par une après-midi suffocante apparut, surgie de nulle part, la figure la plus invraisemblable qu’il fut donner à César de rencontrer. Le garçon jouait aux billes quand il aperçut un jeune homme en complet de toile blanche qui venait à sa rencontre. Il portait, défi suprême à la température, une amaryllis rouge flamboyant à la boutonnière. L’inconnu demanda son nom au garçon.
— Enchanté, César, moi c’est Jorge. Est-ce que tu pourrais me dire quel chemin prendre pour rejoindre le Pont de la Machine ?
— Le Pont de la Machine ? répéta César, interloqué. Mais qu’est-ce que vous voulez aller faire là-bas ?
— Je vais voir ma fiancée. Elle habite rua Santa Cruz. Mais pourquoi tu me regardes comme ça, César ? Tu n’as jamais eu de fiancée ? Le garçon raconta son histoire d’une traite. Un doux sourire éclaira le visage de Jorge.
— Le hasard fait bien les choses. Allons-y donc ensemble ! Quelle heure est-il ? Il tira de son gilet une superbe montre gousset en or.
— Il nous faudra courir très vite, est-ce que vous pourrez ? s’enquit César, la voix tremblante.
— Courir ? Mais pourquoi courir ? Quelle idée ! Viens, donne-moi la main. La chaleur alourdissait les épaules et serrait au cou. Une odeur de benzine, mêlée à celle des hibiscus, montait aux narines comme une douleur lancinante. César se dit que s’il fallait mourir, la mort serait plus douce si elle le trouvait en compagnie d’un homme tel que Jorge. Ils arrivèrent en silence sur la Place des Martyrs. César n’osait plus regarder la gueule du Pont de la Machine qui se tordait, plus béante que jamais. Jorge serra un peu plus fort la main de César. Ils approchaient maintenant du quartier tenu par la bande à Miguel. La blancheur presque phosphorescente du costume de l’inconnu glissait comme un velours contre la moiteur de la nuit qui descendait. Et l’amaryllis flambait toujours, juste au-dessus du cœur.

Ils étaient à peine entrés dans le goulet que César perçut quelques cliquetis de chaînes. Des silhouettes plus grises que les entrailles de la terre se laissaient deviner, frôlant déjà les murs avec des mouvements de loup. A quoi pouvait penser Jorge à cet instant ? Le long du poignet du garçon, des filets de sueur suintaient de sa paume serrée contre celle de l’homme en blanc. Jorge était fou. Il ne se contentait pas d’avancer d’un pas mesuré, presque lent. Il regardait tout autour de lui, plongeant son regard droit dans les yeux jaunes de la terreur. César comprenait qu’à chaque minute, l’ennemi devenait plus nombreux, qu’il se rapprochait toujours davantage, dans un processus d’encerclement qui, d’une seconde à l’autre, serait total. Le garçon se sentait sombrer sous la charge d’oppression que représentaient tous ces corps sur le point de meurtrir, de tuer. Un souffle sale s’exhalait par à-coups du Pont de la Machine. Les mâchoires de métal allaient se refermer. C’est alors que Jorge s’arrêta net.

De sa main restée libre, d’un geste quasi théâtral, il sortit sa superbe montre en or et vérifia l’heure. Se penchant vers César, il déclara d’une voix haute et forte :
— Mon ami, il nous faut presser un peu le pas. Sinon nous serons en retard à notre rendez-vous. C’est à ces mots, dans l’air surchargé, que quelque chose d’inexplicable éclata. Quelque chose de violent comme la détonation d’un canon ou le craquement du Pont, mais de plus silencieux que l’explosion d’une bulle de savon. L’ennemi venait d’être saisi d’un mouvement de recul. L’étau se desserrait. César et Jorge allongèrent le pas.

Le regard du garçon s’attarda sur les maisons basses dans lesquelles s’étaient sans doute repliés, comme un seul homme, les assassins de la bande à Miguel. Etait-ce une illusion d’optique, mais les murs poreux faisaient mine de s’écarter à leur tour ? Encore quelques enjambées, et on passerait sans se retourner sur le corps alangui du Pont de la Machine qui ne ressemblait plus à rien. Après cette nuit mémorable, César ne revit jamais Jorge. Mais nombre de légendes se mirent à courir sur l’homme au complet blanc et à l’amaryllis rouge. Elles provenaient principalement du quartier du Pont. On répétait avec insistance que Jorge était le caïd le plus puissant du pays. César, lui, n’en avait cure. Jorge lui avait offert un cadeau inestimable, plus précieux que toutes les fresques de l’église qui portait le nom de son saint patron. L’enfant pouvait maintenant aller rendre visite à son amour en toute quiétude. Un mois après cette rencontre qui changerait plus de choses dans la vie de Cesar qu’il n’aurait pu l’imaginer, il se présenta chez Adriana. Mais à sa surprise, c’est sa mère qui vint lui répondre.
— Bonjour César. Que fais-tu là ?
— Je viens voir Adriana, dit César.
— Mais elle est partie, mon petit.
— Comment cela, partie ?
— Elle ne te l’a pas dit ? Elle a oublié alors. Elle s’est mariée. César devint plus pâle que la marguerite qu’il avait mise à la deuxième boutonnière de sa chemise.
— Ne fais pas cette tête-là, César. C’est normal pour une fille de 20 ans de se marier ! Mais elle m’a donné un souvenir pour toi. Tiens. Regarde cette belle montre en or. Elle te plaît, n’est-ce pas ? Cache-la au fond de ta poche et rentre vite chez toi. Ce n’est pas prudent de traîner dans ce quartier pour un petit bonhomme de ton âge.

Barbara Fournier 2006

[1] Photographie : Thierry Geffray