Exploration des philosophes artistes
Méditation sur le neutre
Michel Cassé
dimanche 19 novembre 2006
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Peinture Tiphaine Stepffer - 2006

Les scalpels s’affinent : les micro-projectiles lancés par les accélérateurs géants frôlent la vitesse de la lumière. L’énergie des micromissiles se compte en dizaines de milliards d’électron-volts. A de telles énergies, des paires particule-antiparticule ne peuvent manquer de se créer, qui ne font que brouiller les collisions, que l’on voudrait révélatrices, des projectiles élémentaires et de leurs cibles.

Imaginez un horloger, d’un genre peu subtil et même un peu fruste, pour les besoins de la démonstration. Une méthode simple et efficace lui vient à l’esprit pour révéler le mécanisme intérieur des montres et pendulettes qui encombrent son échoppe, et qui s’applique à tous les cas de figure. Il se saisit d’une montre et, d’un coup de marteau bien ajusté, fait voler en éclats l’enchevêtrement délicat de rouages et de petits ressorts et les répertorie avec autant de soin qu’il a mis de violence à assener son coup. C’est exactement le principe qu’utilisent les physiciens nucléaires pour sonder le cœur de l’atome et les physiciens des particules pour tenter de faire exploser les structures plus intimes encore qui le constituent. Ils bombardent les protons avec d’autres protons en espérant que deux protons se heurtent avec assez de violence pour se briser (expérience que personne n’est arrivé à réaliser). Imaginez encore que les gerbes d’étincelles qui naissent des coups de marteau de notre horloger un peu indélicat se concrétisent en myriades de petites roues et menus ressorts, comme par un coup de baguette magique. Comment faire la part des rouages originels et de ceux qui sont apparus sous la violence du choc ? Comment reconnaître les particules constitutives du proton, ou réputées telles, au milieu de la pléthore de particules créées au cours du choc ? Les physiciens des particules y parviennent, certes, mais au prix de grands efforts. La morale de l’histoire est qu’à trop vouloir détruire on finit par créer. L’horloger perdu dans ses paradoxes, délaissant aiguilles et cadrans, clepsydres et sabliers, appelle à grands cris un philosophe qui passait par là. Laissons- lui la parole : Platon raconte dans Le Banquet qu’à l’origine des temps les êtres naissaient doubles, à la fois mâle et femelle. Ces êtres étaient si harmonieux que Zeus lui-même en prit ombrage et résolut de les couper en deux. Apollon exécuta le plan, tranchant et tranchant sans relâche, mais en vain... « Chaque moitié, soupirant après sa moitié, la rejoignait : s’empoignant à bras-le-corps, l’une et l’autre enlacées, convoitant de ne faire qu’un seul être, elles finissaient par succomber à l’inaction et, d’une manière générale, à l’incapacité d’agir, parce qu’elles ne voulaient rien faire l’une sans l’autre. » Comment ne pas rapprocher de ce récit mythique ce que nous symbolisons par

N’est-il pas admirable que la dualité opposé-complémentaire de la matière et de l’antimatière rejoigne le mythe de l’androgyne primitif et la théorie platonicienne de l’amour ? « Qui a dit qu’il n’y avait pas de poésie dans la science moderne, précise et compliquée ? Que pensez- vous de cette naissance jumelle des électrons des deux signes, vifs et rapides, quand un photon de lumière suraiguë vient frôler de trop près un atome de matière ? Et de leur mort jumelle aussi lorsque, ralentis, ils se rencontrent à nouveau, et se fusionnent l’un dans l’autre, émettant dans l’espace comme leur dernier soupir deux grains de lumière identiques qui s’enfuient en emportant leur âme d’énergie ? » Qui le dira mieux que Pierre Auger, qui découvrit les grandes gerbes de particules que le rayonnement cosmique fait proliférer dans l’atmosphère ? Qui nous dira aussi où sont les mondes perdus de l’antimatière, s’ils ont jamais existé ? L’anti-moi même n’est-il pas ? Jamais monde d’antimatière ne fut observé et ce n’est pas faute d’avoir cherché avec nos yeux gamma, nos satellites. Mais l’absence d’évidence n’est pas l’évidence de l’absence. Que nous reste-t-il de cette fable moderne, par science accréditée ? Avec l’idée d’antimatière le caractère incréé, immuable, intangible et définitif de la matière est nié. Il nous revient de nous souvenir que le « concret » est poussé â l’existence par la conversion en matière de l’énergie pure, qu’elle soit lumière ou mouvement. Lumière et matière ont cessé de se haïr et de représenter deux catégories philosophiquement opposées. Les particules sont pourvues de masse au repos non nulle et de charge définie, quantités globalement invariantes, qui les amènent â être perçues comme les objets réels du champ physique elles assument la matérialité du monde. La lumière, en revanche, est dépourvue de charge, voilà tout. La lumière est « une forme matérielle neutre », pour reprendre l’expression de Jean-Marc Lévy-Leblond, il est bon de se le répéter. Mais cet intermède lumineux nous laisse un arrière- goût d’étrangeté mêlé d’insatisfaction. Il est temps de reprendre la marche vers l’étoile, mère de la lumière. L’étoile est le lieu où la matière se dématérialise.